Partout admis que le péché et la mort viennent d’Adam ; mais différence entre l’Orient et l’Occident sur l’état moral de l’homme. Augustin, Pélage, Semi-pélagianisme. (Dispute entre les Franciscains et les Dominicains sur l’Immaculée Conception de Marie). — Décrets de Trente : (manque de précision dans la doctrine catholique). — Eglises protestantes : (corruption totale) ; Zwingle, Mélanchton. — Opinions « Arminienne », « Socinienne », « Rationaliste. » — La controverse de l’Augustinisme et du Pélagianisme a tout compromis.
Nous trouvons déjà dans Tertullien les mots de vitium originis, tradux peccati. Ce Père affirme que toute la race humaine a été infectée en Adam. Des expressions et des idées semblables se rencontrent plus ou moins chez la plupart des anciens docteurs, qui s’accordent à considérer le premier homme comme ayant introduit dans le monde le péché et la mort, conformément à l’assertion si expresse de Romains 5.12. Mais, malgré l’universalité de cette croyance, on distingue une diversité assez marquée d’opinion ou de tendance entre les différents représentants de cette époque, de même qu’entre l’Eglise d’Occident et celle d’Orient. Dans l’Eglise occidentale, en particulier dans l’école italo-africaine (celle de Carthage), représentée par Tertullien, Cyprien, Optat, Augustin, on est plus positif sur l’étendue de la corruption ainsi que sur sa descendance d’Adam. Le traducianisme y fournissait une base logique au péché originel. Dans l’Eglise orientale et grecque, certains docteurs admirent à quelque degré les opinions des Platoniciens, des Encratites, des gnostiques, des Manichéens qui faisaient de la matière le siège et le principe de la corruption, ou celles qui rattachaient le mal, comme Pythagore, à une existence et à une chute antérieures des âmes. Mais, ce ne sont là que des vues isolées. Ce qui est plus général, c’est que, dans leur lutte contre les erreurs du gnosticisme, dont les catégories naturelles (hommes υλικοι, ψυχικοι, πνευματικοι) portaient atteinte à la responsabilité morale et remplaçaient le dynamisme spirituel par une sorte de dynamisme physique, la plupart des docteurs de l’Orient relevèrent davantage les forces du libre arbitre. Sans nier l’histoire de la Genèse ni la doctrine de saint Paul, ils semblent avoir craint de trop insister sur le résultat capital de la chute, la corruption de notre nature, pour ne pas fournir des armes aux fausses doctrines qu’ils combattaient. Tandis qu’en Occident on admet pleinement le vitium originis, le tradux peccati, et qu’on pose en principe une dégénération morale devenue une seconde nature, en Orient, on fait surtout consister les effets moraux de la première désobéissance dans l’accroissement de la convoitise et l’affaiblissement de la volonté. C’est un semi-pélagianisme inconscienta.
a – Il en est des deux parts de la grâce comme de la corruption. Et là déjà se constate l’intime rapport des deux doctrines, que reflète ensuite toute l’histoire de la dogmatique. La première étant plus accentuée en Occident qu’en Orient, la seconde l’est aussi.
Les Grecs n’ont pas attaché au dogme du péché originel la même importance que les Latins. Jean Damascène ne le place pas parmi les articles de foi. Du reste, ce dogme demeura longtemps indéterminé dans les deux Eglises ; il ne reçut sa forme théologique que par la controverse pélagienne.
Pélage soutint que la désobéissance d’Adam ne nuisit qu’à Adam lui-même, qu’elle n’a changé ni la condition morale ni la condition physique de l’homme, que la mort n’en vient pas plus que le péché, que notre nature est à tous égards la même qu’elle était dès le principe, que le mal a son origine dans l’abus du libre arbitre, qu’Adam n’y contribue que par l’exemple qu’il a laissé, et que, comme nous naissons sans vertu, nous naissons aussi sans viceb.
b – Il vaut la peine de noter que Pélage était Breton, et que la Bretagne ayant reçu d’abord l’Evangile de l’Eglise orientale, en garda naturellement la tendance théologique, qu’elle exagéra peut-être.
Augustin enseigna, au contraire, que tous les hommes participent à la faute et à la peine de leur premier père, que dans le péché d’Adam se trouve la cause pour laquelle tous les hommes sont mortels, dépravés et incapables d’aucun bien, parce que ce péché est le leur à tous. Son grand principe est que nous étions en Adam, et que nous sommes tombés avec lui. « Dieu, en effet, auteur des natures et non des vices, a créé l’homme pur ; mais l’homme corrompu par sa volonté propre et justement condamné, a engendré des enfants corrompus et condamnés comme lui. Nous étions véritablement tous en lui, alors que nous étions tous cet homme qui tomba dans le péché par la femme tirée de lui avant le péché. Nous n’avions pas encore reçu à la vérité notre essence individuelle, mais le germe d’où nous devions sortir était déjà, et comme il était corrompu par le péché, chargé des liens de la mort et frappé d’une juste condamnation, l’homme ne pouvait pas, naissant de l’homme, naître d’une autre condition que luic. » (εφ’ ω παντες ημαρτον, Romains 5.12).
c – La cité de Dieu, livre xiii, chapitre 14. (Jalaguier le cite en latin, ThéoTEX)
La doctrine d’Augustin, sanctionnée par les Conciles — Carthage, 412, 416, 418 ; Milet, 3me œcuménique ; Ephèse, 431. (Ces Conciles y relevèrent cependant une tendance à restreindre outre mesure la liberté de l’homme. Pélage avait été absous dans le Concile de Dioscopolis, 415) — confirmée par les Papes (Innocent 1, Zosime, Célestin) — soutenue par les empereurs (Honorius, Théodose), céda pourtant bientôt au semi-pélagianisme, qui domina en Orient et même en Occident jusqu’à la Réformation. Les semi-pélagiens, parmi lesquels figurent Cassien, Vitalis, Fauste, Gennade de Marseille, Vincent de Lérins, Hilaire d’Arles, reconnaissaient le péché originel dérivé d’Adam, mais ils le faisaient consister dans la perte du don surnaturel de la grâce, dans l’assujettissement à la mort et dans une certaine débilitation morale, plutôt que dans la corruption proprement dite de la nature humained.
d – Cette Ecole gauloise prit un moyen terme, non seulement entre Pélage et Augustin, mais en général entre l’Ecole orientale et l’Ecole latino-africaine, tout en penchant vers la première, qui avait toujours professé à peu près ses principes. Origène, en particulier, considérait la grâce comme une suite et, en quelque manière, comme une récompense des dispositions morales ou du bon usage de la liberté, il enchaînait sous bien des rapports le don de Dieu à l’initiative de l’homme ; doctrine qui constitue l’élément fondamental du semi-pélagianisme.
Cette première période se clôt ainsi par deux opinions extrêmes et une opinion intermédiaire, qu’on a vues constamment reparaître sous des formes diverses, toutes les fois que la discussion s’est sérieusement engagée et librement soutenue.
Elles se maintinrent pendant le moyen âge ; l’Augustinisme n’était que nominalement le dogme officiel de l’Eglise, le semi-pélagianisme constituait la croyance réelle et pratique, et le Pélagianisme eut aussi ses représentants. Les scolastiques disputèrent sur le péché originel comme sur tout ; ils essayèrent d’en déterminer la nature. Ils le considérèrent, en général, comme une simple privation du don surnaturel de la grâce et de la justice, qui avait laissé les naturalia (facultés, forces, dispositions que Dieu mit dans l’homme en le créant) dans leur intégrité première.
A la question du péché originel se joignit alors celle de la conception immaculée de Marie, née de l’opinion toujours plus élevée qu’on se faisait de la Vierge, et liée à la doctrine de la pureté parfaite du Sauveur. Cette croyance, émise déjà par Paschase Radbert (ixe siècle), consacrée par une fête (1140), combattue par saint Bernard (op. 174), par d’autres docteurs et par les Dominicains en particulier, défendue par les Franciscains et par l’Université de Paris (xiie siècle), autorisée par le Concile de Bile (1439), légitimée par plusieurs papes — (Sixte IV (1483), interdit d’appeler « hérétiques » ceux qui enseignaient que la glorieuse Mère de Dieu a été exempte de la tache du péché originel), — ne fut que partiellement sanctionnée par les Pères de Trente (1543-63), qui se bornèrent à recommander les constitutions de Sixte IV, en déclarant que leur intention n’était pas de comprendre la glorieuse et immaculée Mère de Dieu dans leur décret relatif au péché originel. Aussi, la dispute entre les Franciscains et les Dominicains continua-t-elle. Bellarmin (m. 1621) place cette croyance ecclésiastique, non parmi les articles de foi, mais seulement parmi les « opinions probables ».
Cette doctrine, où l’excroissance traditionnelle se suit comme à la trace, est aujourd’hui érigée en dogme. L’avenir dira si ce triomphe apparent du catholicisme ultramontain ne recèle pas un péril réel.
A la Réformation, l’Eglise romaine consacra définitivement, du moins dans la pratique, une sorte de semi-pélagianisme ; la grâce resta dépendante, aux yeux des peuples, des œuvres cérémonielles ou morales. Sur ce point comme sur bien d’autres, les décrets de Trente manquent de précision, et il est difficile d’en déduire la doctrine catholique commune, qu’ils paraissent dépasser dans plusieurs de leurs expressions. Le Concile prononce anathème : 1° Contre ceux qui ne confessent pas qu’Adam, par sa transgression, est déchu de son état primitif de sainteté, a encouru la peine de mort, est tombé sous l’esclavage du Démon et est devenu de pire condition, selon le corps et selon l’âme ; 2° Contre ceux qui disent qu’Adam n’a nui qu’à lui seul et n’a transmis à sa postérité que la mort du corps et non pas le péché qui est la mort de l’âme ; 3° Contre ceux qui nient que les enfants contractent par la génération une souillure morale, dont ils ont besoin d’être purifiés par le baptême de régénération.
Ne semble-t-il pas que le Concile de Trente voit dans le péché originel une corruption inhérente, une dépravation positive, et non pas seulement une simple privation ? Cependant les théologiens catholiques, considérés comme les représentants et les interprètes de la doctrine de leur église, enseignent qu’Adam ne perdit que le don surnaturel de la justice, don gratuit, surajouté à ceux de la création. L’état de l’homme après la chute, d’après Bellarmin, ne diffère de son état antérieur, quant aux pura naturalia, qu’autant qu’un homme dépouillé diffère d’un homme nu. La nature humaine, si vous faites abstraction de la coulpe originelle, n’est pas pire qu’elle n’aurait été si elle était restée telle qu’elle fut créée, elle n’est pas assujettie à plus d’ignorance et de faiblesse. Sa corruption vient non de la privation d’aucun don naturel, ni de l’adjonction d’aucune qualité mauvaise, mais uniquement de la perte du don surnaturel qu’Adam avait reçu. La concupiscence elle-même (fomes peccati) n’est pas péché en soi, « car, dit le Catéchisme romain, elle fait partie de la nature que nous tenons de Dieue ».
e – Winer, Catéch. rom.
Ainsi, à part la perte d’un privilège qui lui était en quelque sorte étranger, puisqu’il avait été superposé à son être, l’homme est resté ce qu’il était ; il s’est retrouvé dans la chute ce que l’avait fait la création : dépouillé de l’armure céleste, du vêtement de justice dont l’avait gratiné la miséricorde de son Dieu, il est nu comme auparavant, selon l’image significative de Bellarmin.
Aussi définit-on le péché originel par une privation, et non par une dépravation, tout en retenant l’expression consacrée de souillure ou de coulpe originelle, qui semble peu légitimée, car on ne veut pas que la disposition anormale elle-même, la concupiscence, selon la terminologie catholique, soit un effet de la chute. La concupiscence appartenait, dit-on, primitivement à la nature humaine, elle existait déjà dans l’état d’innocence, seulement elle y était sous la direction suprême du principe divin qu’avait communiqué à l’homme le don surnaturel de la justice. Et quand ce principe supérieur s’est perdu par le péché, elle a pu devenir et est devenue dominante, de dominée qu’elle était auparavant… L’homme peut et doit la combattre ; sa conscience, ses forces morales, tout affaiblies qu’elles sont, n’ont pas été détruites ; le baptême le replace dans son état primitif, en lui rendant le don de la grâce et de la justice et en lui appliquant le mérite de Jésus-Christ.
Si cette doctrine paraît rester, sous beaucoup de rapports, au-dessous des décrets cités, elle est implicitement dans d’autres décrets du Concile, tels que ceux qui concernent le libre arbitre, les actes préparatoires à la justification, la perte de l’image divine réduite à celle des dona supernaturalia, etc. Du reste, pour bien juger des décisions de Trente et de l’interprétation qu’elles reçurent (Catéch. rom. ; — Bellarmin), il faut se placer au point de vue du Concile, qui avait à ménager d’un côté les opinions diverses des Docteurs catholiques ; de l’autre les idées des protestants, qu’on voulait satisfaire ou désarmer le plus possible, et qui s’appuyaient d’ailleurs sur les enseignements de plusieurs Pères, d’Augustin en particulier, qu’on ne pouvait contredire ouvertement. Les termes des décrets furent calculés sous l’empire de cette double exigence. Aussi doit-on distinguer souvent entre la lettre et l’esprit, dans les formules de Trente, si l’on veut les bien comprendre. Il en est un grand nombre auxquelles les réformés n’avaient pas grand’chose à redire quand on les leur présentait isolément… Les Confessions de foi protestantes n’ont peut-être rien de plus explicite et de plus fort que l’article premier qui montre Adam tombé, par sa transgression, sous l’esclavage du Prince des ténèbres et perverti tout entier (totum) dans son âme et dans son corps. Il en est de même de l’article suivant où l’on oblige à croire, sous peine d’anathème, que le péché transmis par Adam à sa postérité est la mort de l’âme. Mais le vrai sens de ces expressions qui, prises à la lettre et considérées en elles-mêmes, se concilieraient très bien avec la pensée protestante, doit s’établir d’après la dogmatique catholique et les principes que le Concile a eu soin de jeter çà et làf…
f – Voy. Chemnitz : Exam. Concilii Tridentini.
En résumé, la doctrine catholique est que, à part les dons surnaturels, (ceux de la grâce surajoutés à ceux de la création), l’homme est dans le même état où Adam avait été placé dès le commencement ; tous les dons naturels lui sont restés quoique affaiblis (à un degré qu’on ne détermine point) parce que la concupiscence n’est plus contenue et réglée en lui par la justice originelle ; mais le baptême lui rend le don supérieur, ce don superposé en quelque manière à son être primitif, et perdu par la chute.
Les Eglises protestantes s’accordèrent à considérer le péché originel non seulement comme privatif, mais aussi comme positif. Elles tinrent la convoitise (concupiscence) pour criminelle en soi et antérieurement à l’acquiescement de la raison et de la volonté. Elles enseignèrent que nous avons contracté en Adam une telle corruption qu’il ne nous reste plus de capacité pour le bien, si ce n’est in rébus civilibus, que cette disposition vicieuse, qui a infecté tout notre être, est universelle et naturelle, sans être pourtant essentielle ou substantielle, et qu’elle assujettit par elle-même tout le genre humain à la condamnation et à la mort. Les principes communs à tous les Symboles du xvie siècle sont : 1° L’imputation du péché d’Adam quant à la coulpe aussi bien que quant à la peine ; 2° La perte absolue de la justice originelle ou de l’image de Dieu, prérogatives conférées à l’homme dès sa création ; 3° La corruption totale de notre nature ; 4° La privation de toute liberté ou de toute force pour les bonnes œuvres ; 5° La damnation, indépendamment de tout péché actuel ou propre. Mélanchton appela d’abord cette dernière croyance une opinion impie (impia opinio), mais il finit par l’adopter ; et la pensée de Zwingle, qui tenait la corruption, résultat de la chute, pour une maladie plutôt que pour un péché (sic ergo dicimus originalem contagionem morbum esse, non peccatum) se perdit dans les idées générales et dominantes de cette époque.
A côté de cette doctrine, et en opposition avec elle, s’élevèrent ensuite l’opinion Arminienne, l’opinion Socinienne et plus tard les opinions rationalistes.
Les Arminiens ou Remontrants croyaient que le péché d’Adam a assujetti tous les hommes à la mort (l’immortalité eût été pour eux un privilège de grâce quoiqu’elle ne fût pas un don de nature), qu’il les a privés de la justice et de la sainteté originelles, qu’il a dominé en eux la lumière de l’entendement, la pureté du cœur, la rectitude de la volonté, et accru les inclinations charnelles ; mais ils considéraient la concupiscence ou convoitise comme une disposition physique plutôt que morale, qui, loin d’être péché par elle-même, est au contraire l’occasion et la matière de la vertu (idée catholique et rationaliste).
Certains d’entre eux ont expliqué de cette manière-ci la chute et ses suites : Quoique le premier homme fût naturellement mortel, il aurait toujours vécu, par la bonté de Dieu, s’il fût resté obéissant ; l’arbre de vie l’aurait préservé de la mort. Il en fut éloigné après sa transgression, et tous ses enfants ont hérité de sa fragilité. C’est dans la perte de l’immortalité terrestre que ces théologiens placent essentiellement les conséquences immédiates de la chute ; mais ils croient aussi qu’il en est résulté de très fâcheux effets pour la moralité. Suivant eux, la crainte de la mort affaiblit et trouble l’âme ; la recherche des choses nécessaires à la conservation d’un corps périssable abaisse et absorbe la pensée ; le goût des jouissances sensibles devient plus ardent à cause de leur brièveté et de leur inconstance ; de là les envies et les querelles dans la lutte des intérêts, la révolte et le murmure dans la privation, l’oubli des choses de Dieu et du Ciel, etc. Dans cette opinion (exposée avec habileté par Whitby), les maux sortis pour l’homme du premier péché tiendraient au changement de ses circonstances extérieures, bien plus qu’à un changement de ses dispositions intérieures ; il y aurait déchéance sans corruption positive.
(Il ne faut pas oublier que ces opinions sont loin de représenter ce qu’on nomme aujourd’hui l’Arminianisme. On applique cette dénomination théologique aux doctrines qui, tout en admettant le double fait de la corruption et de la grâce, ne le formulent pas d’une manière aussi absolue que le Calvinisme. Ainsi les Wesleyens sont appelés Arminiens, par opposition aux disciples de Whitefield, parce qu’ils rejettent les dogmes de la corruption totale et de la grâce irrésistible, quoiqu’ils s’écartent à bien des égards du système théologique des anciens Remontrants.)
L’opinion Socinienne sur le péché originel, comme sur presque tout le reste de la doctrine chrétienne, est à peu près la même que celle de Pélage. L’homme avait été créé mortel, capable de bien et de mal, assujetti à l’épreuve ; il est resté ce qu’il était dès le commencement. Le penchant anormal qui se manifeste en lui vient de l’habitude du péché, habitude née, non seulement de la première transgression, mais de toutes celles qui l’ont suivie.
L’opinion rationaliste n’est pour le fond que l’opinion Socinienne ; l’ancien rationalisme n’était lui-même qu’une évolution du théisme socinien. Nos premiers parents péchèrent comme nous péchons aujourd’hui, en préférant la voix du penchant à celle du devoir, car ils étaient ce que nous sommes. Cependant les rationalistes ont généralement accordé un point que niaient les Sociniens, savoir : la prédominance naturelle de la sensualité sur la raison pratique et la conscience morale, cette disposition vicieuse que l’école de Kant a quelquefois nommée le mal radical. Mais en accordant ainsi le point capital du dogme protestant, les rationalistes lui ont enlevé sa signification et sa portée primitives. D’abord ils ne considèrent pas ces tendances anormales comme nées du péché d’Adam, qu’à leur sens elles ont au contraire produit ; et ensuite ils en font la matière et la condition du bien, la vertu ne pouvant se former et se développer que dans la lutte. D’après eux, la convoitise tient à notre nature et au plan de Dieu à notre égard ; elle n’est imputable que lorsque l’âme, au lieu de travailler à la vaincre, y acquiesce et s’y abandonne volontairement. Ils se rapprochent par là de l’opinion catholique, qu’adoptent aussi sur ce point les Arminiens, les Memnonites et les Quakers. Nous avons vu que le rationalisme en développant son idée a été jusqu’à faire de la chute un événement heureux et nécessaire, qui tira l’homme de son inconscience morale et le fit passer à l’état de vraie liberté.
Le nouveau rationalisme n’a guère fait que rajeunir les théories de l’ancien, en y versant cet esprit panthéistique qui semble pénétrer plus avant au cœur des choses, et qui a envahi si rapidement les hautes régions de la science, où il vit toujours s’il n’y règne plus.
Dans les opinions philosophiques qui reconnaissent l’état anormal de l’homme, il importe de distinguer celles qui y voient une déviation, de celles qui en font un élément essentiel de la nature et de la destinée humaine, la condition du développement moral. Les premières admettent la chute ; les secondes la nient.
Même partage dans le rationalisme théologique, qui n’est que l’interprétation du christianisme par une philosophie. Selon la philosophie qui lui sert de principe explicatif, il tient le penchant au mal ou comme primitif et constitutif, ou comme le résultat d’un désordre moral qui a vicié le fond même de notre être.
C’est ainsi que la première transgression, après avoir été universellement considérée comme la source de tous les désordres et de tous les maux, après avoir été représentée fréquemment comme ayant vicié notre nature primitive au point de la changer en une autre, finit, à force d’interprétations et d’adoucissements, par être érigée en principe du développement et du perfectionnement moral de l’humanité. Les écoles protestantes, après avoir commencé par l’Augustinisme le plus sévère sur le péché originel, mitigèrent si bien leur dogme primitif, qu’elles s’en trouvèrent à la fin plus éloignées que Rome elle-même, dont elles avaient d’abord si vivement combattu le relâchement à cet égard : tant il y a d’inconstance dans les jugements de la raison et les spéculations de la science, tant il y aurait de péril par conséquent à en rendre le christianisme solidaire…
J’insisterai, en terminantg, sur l’erreur capitale dans laquelle tombèrent Augustin et Pélage, erreur qui s’est perpétuée au grand détriment de la pure doctrine évangélique et de la paix de l’Eglise. Ni l’un ni l’autre de ces docteurs ne distinguèrent entre les résultats de la spéculation et les faits ou les enseignements positifs de l’Ecriture ; ils les amalgamèrent et les tissèrent ensemble. Leur théologie venait en partie de la philosophie, en partie de l’Evangile, et chacun réclama pour son système entier l’autorité de la Bible et celle de la raison ; le tout devint solidaire des éléments divers qui s’y trouvaient incorporés.
g – La fin de ce rapide exposé historique est tirée d’une étude du professeur Jalaguier sur l’Histoire de l’Augustinisme et du Pélagianisme de Wiggers, parue dans la Revue théologique de Montauban (Janv.-févr. 1842). Bien qu’il déclare avoir emprunté les éléments de son article au Biblical Repository, de New-York (avril 1841), nous avons pensé que ce fragment, dans lequel se retrouvent ses idées les plus personnelles, sous son style le meilleur, était ici tout à fait à sa place, (Edit.)
Or, comme les résultats de la spéculation philosophique sont souvent très différents ou même opposés, il s’ensuit que les théologies, formées d’après cette méthode et sur cette base, doivent nécessairement être hostiles. Ce fut le cas de l’Augustinisme et du Pélagianisme. Et qu’en arriva-t-il ? Le système sanctionné par les conciles vit ses erreurs philosophiques élevées au rang de la pure vérité chrétienne, et transmises aux générations futures comme des éléments essentiels et indubitables de l’orthodoxie ; et le système condamné par les conciles, malgré la portion d’Evangile et les vérités philosophiques qu’il pouvait contenir, fut marqué tout entier du sceau de l’hérésie, son nom et ses doctrines passèrent à la postérité anathématisés et maudits.
L’esprit de cette controverse a reparu dans les âges suivants… L’Eglise a été déchirée par des logomachies. Ses conducteurs allaient discutant sans fin, attaquant et défendant des systèmes, tandis que des multitudes de pauvres âmes étaient abandonnées à l’ignorance et au péché. Des Bibles lourdes et rares, passant de main en main, servaient d’arsenal à la polémique, au lieu d’être multipliées pour donner au monde la lumière et la vie. Il semblait qu’on dût travailler à rendre la vérité plus parfaite avant de pouvoir consentir à la répandre, quoique Jésus-Christ eût dit : Prêchez cet Evangile que je vous ai donné et prêchez-le à toute créature.
Il appartient à notre époque de séparer l’or pur du christianisme, de l’alliage qu’il a contracté dans les siècles de ténèbres. Une large expérience a été faite ; toutes les vieilles philosophies, toutes les vieilles religions, sont là devant nous ; toutes les branches de la science se développent au grand jour ; les anciennes contrées s’ouvrent avec leurs traditions et leurs monuments séculaires. Nous ne sommes plus dans l’enceinte d’une doctrine arrêtée et imposée, dans ces citadelles orgueilleusement élevées par les papes ou les rois, et gardées par l’Inquisition ; nous ne sommes plus retenus dans la servitude par des prêtres ou des évêques. Nul homme ne prétend être au-dessus de l’homme, et ne s’arroge le droit de nous dicter ce que nous devons croire. La vérité est lumière, vie et félicité ; elle est aussi autorité et puissance. Elle veut se charger elle-même de sa cause, et c’est aux mains les plus humbles qu’elle confie son sceptre. Les hommes sont prompts à se faire de leurs dogmes un petit monde, et h se figurer que c’est le monde universel et éternel de la vérité. Dans ces étroites limites, ils ont pour eux l’autorité de leurs docteurs et de leurs sages, sur laquelle ils s’appuient avec assurance, en attendant que tout vienne à eux, selon leur désir et leur espoir. Mais en dernière analyse, leur monde n’est qu’une tour où ils s’enferment. Il y a ailleurs d’autres mondes semblables qui ont aussi leurs vieilles autorités, leurs sages et leurs docteurs. Tout cela n’est que vaines prétentions. Un des caractères du christianisme est l’universalité ; on ne saurait donc le confiner dans une secte ou dans un parti, ni l’enchaîner au char triomphal d’aucune philosophie exclusive. Il faut que ses grands principes soient retenus dans leur harmonieux ensemble. Tout système qui en néglige une partie, est nécessairement éphémère ; et c’est ce qui a généralement eu lieu jusqu’ici. Nous devons désirer que la vraie science théologique fasse pour la Bible ce qu’une patiente investigation a fait pour la nature — qu’elle en mette en lumière les simples faits.
Le ministre de la Parole peut être obligé d’entrer dans des discussions philosophiques ou polémiques ; mais comme prédicateur, il a simplement à annoncer l’Evangile, et rien que l’Evangile, non avec l’excellence de la parole ou de la sagesse humaine, de peur que la croix de Christ ne soit anéantie, mais avec une méthode si opposée à la méthode philosophique qu’elle paraît une folie aux esprits spéculatifs, qui n’ont compris ni la puissance ni le but de la vérité sainte. Ce but, c’est de convaincre les hommes de péché, de justice et de jugement, et de les amener à Christ pour avoir la vie ; cette puissance, c’est celle de la Parole divine toujours vivante dans le monde, et du Saint-Esprit toujours agissant dans l’Eglise.
O Seigneur, hâte le jour où la mitre de la hiérarchie et le manteau du philosophe seront mis de côté pour le simple vêtement du salut ; où tes ministres porteront humblement et fidèlement, sans contestations et sans disputes, le flambeau de ton Evangile, afin de remplir le monde de sa pure lumière ; où, zélés messagers de ta grâce, ils s’uniront dans la foi et la charité, sans autre but que d’appeler tous leurs frères à la salle des noces éternelles !