1° Rapport de la rédemption et de la justification. — 2° Marche du raisonnement de saint Paul. (Rom. ch. 1 à 8). — Sa distinction entre la justification et la sanctification. — Elle est au cœur de l’Évangile : a) La première est instantanée et complète, la seconde progressive ; b) Expérience des chrétiens ; c) La justification cause de la sanctification ; — 3° Jésus-Christ a effacé l’obligation qui existait contre nous ; — 4° Cri général de la conscience ; — 5° Opposés de Δικαιοσυνη ; — 6° La dispensation de grâce, seule ressource de l’homme ; — 7° Saint Paul prend le mot « justifier » dans le sens qu’y attachaient les Juifs. — Le sens « forensique » ressort de partout. — La doctrine de « l’imputation » ne repose sur aucun texte positif. — Combattue dès le xvi° siècle. — Elle anéantirait la gratuité du salut.
Nous croyons l’interprétation protestante des termes qui nous occupent pleinement légitimée par l’étude que nous venons d’en faire. Ce résultat, une fois admis, décide tout au fond, car ici déterminer le sens des termes c’est constater le dogme et par suite l’ordre réel du salut. Mais il est bien des considérations dogmatiques et morales qui mènent à la même conclusion. Nous en indiquerons quelques-unes. Sur un sujet si capital et si vivement controversé aujourd’hui au sein du Protestantisme lui-même, il ne faut pas craindre les longueurs.
1° — Ainsi que nous avons eu occasion de le dire et que tout le monde en convient, la doctrine de la justification est la résultante de celle de la rédemption ; la justification est la rédemption subjective, suivant une expression consacrée. Or, nous l’avons vu, l’objet direct de la rédemption est l’expiation et son effet immédiat la rémission des péchés. Cette simple observation fournirait une contre-épreuve décisive, par conséquent une démonstration formelle de notre recherche et de notre conclusion exégétique. Le pardon étant l’élément constitutif du salut qui procède de la croix de Christ, et la justification étant la concession ou l’obtention de ce salut, elle doit avoir aussi le pardon pour élément primordial et fondamental, ce qui conduit à la doctrine protestante. Au fait, les écoles actuelles ne tiennent tant à effacer ou à quintessencier le caractère expiatoire de la rédemption que comme moyen de rejeter le caractère forensique de la justification, les deux doctrines tombant ou se maintenant ensemble.
Si l’on nous objectait que cette considération ne saurait avoir la valeur que nous y attachons, puisque des églises entières (Grecs, Catholiques) admettent l’expiation sans admettre la justification par la foi, et que bien des écoles théologiques professent la justification par la foi en laissant tomber l’expiation, nous répondrions que dans le premier cas le dogme de l’expiation n’est pas saisi dans sa signification et sa portée évangélique, et que, dans le second, le dogme de la justification qui paraît retenu, ne l’est que nominalement. Dès qu’il a fallu que le Christ souffrît pour que les Cieux s’ouvrissent à nous, il faut, pour y entrer, reconnaître et confesser que nous n’y sommes reçus qu’en vertu de cette haute intervention, et que tout le reste (conversion, sanctification) aurait été absolument insuffisant. C’est ce qu’implique manifestement la doctrine de la rédemption par le sang de Christ ; et c’est aussi ce qui fonde la doctrine de la justification, au sens protestant. Car il suit de là que le salut est pour toute âme d’homme un don de pure miséricorde, que le plus juste doit l’implorer et l’accepter à ce titre comme le plus grand pécheur, le juste lui-même n’étant qu’un pécheur devant Dieu et devant la loi. Autrement, Christ serait mort en vain. Si sa mort seule a pu rouvrir les demeures de la lumière et de la gloire à des êtres tombés dans le mal, mais rappelés au bien, c’est sur cette dispensation de grâce que ces êtres doivent placer leur confiance et leur espoir. Leur renouvellement moral, quelque nécessaire qu’il soit, quelque avancé qu’il puisse être, ne saurait devenir leur appui réel sans atteinte à l’ordre et au plan divin : regarder, non à ce que Christ a fait pour nous, mais à ce qu’il fait en nous, c’est-à-dire à nos dispositions et à nos œuvres, ce serait ramener la loi et rendre la Croix inutile.
2° — Nous voyons par la marche de saint Paul dans son Épître aux Romains que la justification et la sanctification étaient pour lui deux faits distincts, quoique émanant de la même source et n’existant pas l’un sans l’autre. Tout le montre dans le fond de ses idées, comme dans son mode d’exposition. Après avoir consacré les cinq premiers chapitres à la justification (dont il constate la nécessité (Romains 1.18-3.20), la nature (Romains 3.2-4.25), les fruits (ch. 5), il traite de la sanctification dans les trois suivants (ch. 6 à 8) ; et il le fait en repoussant une objection contre la première de ces doctrines, accusée de compromettre la seconde et d’endormir dans une sorte d’indolence morale. Il avait dit que nous sommes justifiés par la foi sans les œuvres (Romains 3.27), que la loi a fait abonder le péché, mais qu’où le péché avait abondé la grâce a surabondé (Romains 5.20-21). Là-dessus on lui demande : Demeurerons-nous dans le péché, afin que la grâce abonde ? (Romains 6.1-14). Cette objection, qu’il rencontre si souvent et qui devait être tenue pour grave, serait, certes, plus qu’étrange s’il eût identifié la justification et la sanctification, comme les systèmes que nous avons devant nous prétendent qu’il l’a fait et comme ils le font eux-mêmes. L’aurait-on accusé d’annuler l’un par l’autre, s’il eût enseigné qu’elles sont une seule et même chose ? Aurait-il répondu comme il répond, s’il n’avait eu qu’une méprise à dissiper ? Et pourtant c’est un des reproches les plus constants et les plus sérieux qu’on lui adresse, un de ceux qu’il a le plus à cœur de faire tomber : donnée aussi positive que décisive, à laquelle nous devrons revenir.
La distinction qui est à la base de la doctrine de saint Paul existe au fond même de l’Évangile. Le Nouveau Testament, quoique étranger à nos catégories métaphysiques, sépare à bien des égards les deux grandes grâces chrétiennes (grâce qui pardonne, grâce qui régénère), tout en les rattachant l’une et l’autre à la médiation de Jésus-Christ, comme à leur source, et à la foi comme à leur canal. La justification et la sanctification y sont décrites sous des traits, des caractères, des attributs différents. Notons-en quelques-uns :
a) La première est représentée comme complète, lorsque la seconde commence et n’a fait que jeter ses racines dans le cœur. L’une est instantanée, l’autre est progressive. La justification se produit dès qu’a lieu l’acte de foi qui place entre les mains de la miséricorde. Elle apparaît tout aussitôt pleine et parfaite. Cela est manifeste dans la parabole du Publicain qui s’en retourne justifié (Luc ch. 18), dans la déclaration du Seigneur à la pécheresse (Luc 7.48-50) et dans tous les textes qui montrent les croyants délivrés de la colère à venir, participants de la paix de Christ, dès qu’ils se sont tournés sincèrement vers lui. Ainsi Actes 8.39 (officier éthiopien) et Actes 16.34 (geôlier de Philippes), de même Romains 5.1. La justification est donc accomplie à ce premier moment, tandis que la sanctification n’existe encore qu’en germe et qu’elle doit se développer sans fin (2 Corinthiens 7.1 ; 1 Thessaloniciens 5.23 ; etc.)
On demandera peut-être comment il peut se faire que la justification ait son plein accomplissement, lorsque la sanctification, à laquelle elle est si étroitement unie, et la foi, où elle a sa source, sont progressives de leur nature. Nous pourrions répondre que nous n’avons pas à expliquer le comment des choses divines, et qu’il faut admettre les faits, alors même qu’on est hors d’état de les systématiser. Mais la solution demandée se trouve dans la doctrine à laquelle le Nouveau Testament conduit par bien des voies, — et que nous aurons à préciser et à légitimer, — savoir que quoique la foi soit en même temps moyen de justification et principalement de régénération, elle n’agit pourtant pas de la même manière à ces deux égards. Dans le premier cas, elle ne fait qu’embrasser le don de Dieu, qu’accepter le salut qui lui est offert ; c’est pour cela qu’elle donne instantanément tout ce qu’elle est ou tout ce qu’elle obtient du Ciel sous ce rapport. Le pardon n’admet pas de degrés ; il est ou il n’est pas. Dans le deuxième cas, la foi opère comme mobile ; elle est la racine d’où doivent sortir les fruits de la piété ou de la charité par la transformation successive de notre être. Dans le premier cas, elle est la main qui saisit la grâce ; dans le second cas, elle est la semence ou la source d’où la vie spirituelle émane graduellement. A cette différence d’action de la foi, correspond celle de la justification et de la sanctification.
b) — Les effets moraux de la justification sont immédiats comme la justification elle-même. On goûte, dès qu’on a cru, et peut-être alors plus que jamais, cette paix de Dieu, cette joie de l’espérance, cette glorieuse liberté de l’adoption qui sont les privilèges des âmes justifiées (Romains 5.1-5). Les premiers moments de l’Église respirent et reflètent cette bienheureuse disposition d’esprit et de cœur (Cf. Actes 2.41-47 et Actes 2.38). A ce témoignage des Écritures, se joint d’ailleurs l’expérience dus fidèles de tous les temps. Les douces impressions attachées au sentiment de la réconciliation avec Dieu en Jésus-Christ, les joies du salut, ont toute leur intensité aussitôt qu’on s’est soumis avec une pleine confiance à la dispensation de grâce ; et pourtant on n’a fait encore, si je puis ainsi dire, que retirer le pied de la voie large pour le poser dans le sentier de la régénération, où il faut se maintenir fermement et avancer incessamment. Plus tard, aux époques de trouble ou d’alanguissement spirituel, quand l’âme vient à douter d’elle-même et des dons du Seigneur, elle ne renaît à la ferveur et à la paix, à la confiance et à l’activité chrétienne, qu’en allant, comme aux premiers jours, déposer ses infidélités au pied de la Croix ; elle ne reprend librement et allègrement l’œuvre de la sanctification qu’en retrouvant l’assurance de sa justification. Ainsi toujours et au fond des choses, les deux grâces qui résument l’Évangile se distinguent par des caractères plus ou moins prononcés, malgré l’indissoluble lien qui les unit.
c) — Le Nouveau Testament se sert du don de la justice et de la grâce, ou de la justification, pour presser auprès des croyants le devoir de la sanctification. Il les pousse à des efforts et à des progrès continuels au nom du salut qu’ils ont trouvé en Jésus-Christ (1 Corinthiens 6.20). Or, le mobile est nécessairement distinct de l’acte qu’il produit ; il l’est comme la cause de l’effet, comme le principe de la conséquence. Ce sont donc deux faits qui s’allient et se différencient tout ensemble dans la vie spirituelle.
Cette distinction, sur laquelle il peut sembler que nous insistons trop, est capitale ici. Autant elle légitime la dogmatique de la Réformation, autant elle sape les systèmes opposés ; car elle n’est, en définitive, que la distinction du point de vue judiciaire et du point de vue moral de l’œuvre rédemptrice. Elle implique et, par là même, elle atteste l’exactitude de notre résultat exégétique, avec lequel notre résultat dogmatique ne fait qu’un. Bien prononcée dans saint Paul, si le reste du Nouveau Testament ne la pose pas en toutes lettres, il la pose en fait ; s’il n’en donne pas la formule, il en donne le principe, et c’est tout ce qu’on a droit d’exiger.
Ainsi le fond constitutif de la justification ressort et des caractères par lesquels elle se sépare de la sanctification et de l’objet direct de la rédemption qui est l’expiation ou la rémission des péchés.
3°) — Une autre considération nous est fournie par la doctrine générale de l’Écriture sur notre état moral et notre avenir éternel. Elle nous dit qu’il y a un jugement qui nous attend, un tribunal devant lequel nous devons comparaître, des témoins qui nous accusent et nous forcent à nous accuser avec eux (conscience : Romains 2.15 ; loi : Galates 3.12 etc) ; mais qu’il y a aussi un Avocat, un Intercesseur qui a fait propitiation pour nous et qui prend en main notre cause (1 Jean 1.1- 2 ; Romains 8.34). Evidemment ce n’est pas notre justice ou notre droit qu’il plaide, puisqu’une des premières déclarations de sa Parole est que le monde est plongé dans le mal, et qu’un des premiers actes de son Esprit est de nous en convaincre (Jean 21.8) ; c’est donc notre pardon. Sans doute, Jésus-Christ donne à son peuple la conversion du cœur avec la rémission des péchés (Actes 5.31) ; mais la rémission des péchés est à la base de la rédemption et, par là même, de la justification qu’il nous a acquise (Romains 5.9).
4°) — A cette grande donnée de l’Écriture, correspond une des données les plus intimes et les plus vives de la conscience religieuse. Ce que la Terre a constamment imploré du Ciel, c’est le pardon. Dans le monde païen, les actes les plus solennels du culte ont pour but de conjurer le courroux de la Divinité : à cela se rapportent essentiellement les prières et les sacrifices. Dans l’Ancien Testament, où les cérémonies propitiatoires tiennent aussi une large place, nous voyons les hommes les plus pieux saisis de crainte en la présence du Seigneur, à cause de leurs souillures. Ce qu’ils éprouvent devant lui, c’est un désir de clémence égal au sentiment de leur indignité (Ésaïe 6.5 ; Job 42.4, 6) ; ils le supplient de ne point entrer en jugement avec eux (Psaumes 143.2 ; 130.2-4 ; etc.) ; ils s’appuient, dans leurs requêtes, non sur leur propre justice, mais sur sa seule miséricorde (Psaumes 25.7, 11 ; 6.4 ; 51.17 ; etc.) Et le Nouveau Testament, — il faut le rappeler, — nous montre d’un bout à l’autre l’homme coupable devant Dieu, hors d’état de se soustraire à la condamnation de la loi par rien qui soit en lui, marchant vers la mort, derrière laquelle se dresse le tribunal de la justice. Ainsi partout le péché, et la misère qu’il entraîne, et la peine qui le menace ; par conséquent, partout, en première ligne, le besoin de pardon. C’est à ces terreurs et à ces aspirations de l’âme humaine, qui croissent avec le sentiment du devoir, que répond la rédemption, c’est à ce vœu universel de la crainte et de l’espérance qu’elle vient satisfaire : et la justification n’est, pour le redire, que la rédemption réalisée. Dès lors, le don de la miséricorde, l’acquittement de grâce en est bien l’élément prédominant et le fond substantiel.
5°) — On arrive au même résultat en étudiant les opposés de δικαιοω, δικαιωσις, δικαιοσυνη : δικαιοω est opposé à εγκαλειν, κατακρινειν (Romains 8.33-34), δικαιωμα et δικαιωσις à κατακριμα (Romains 5.16, 18), δικαιοσυνη à κατακρισις (2 Corinthiens 3.9), δικαιοσυνη Θεου à οργη Θεου, (Romains 1.17, 18). D’où, toujours la même induction ou la même attestation.
6°) — Le principe sur lequel tout porte chez saint Paul est que la justification de l’homme devant Dieu consisterait naturellement et régulièrement dans l’accomplissement de la lei, mais que nul des fils d’Adam n’y saurait prétendre, tous étant coupables et corrompus, de sorte que cette voie, loin de conduire à la vie, aboutit maintenant à la mort ; que, d’un autre côté, les expiations lévitiques n’ôtent pas réellement les péchés et ne sont que l’ombre de l’expiation véritable ; que, par conséquent, il ne reste de ressource et d’espérance certaine que dans la dispensation de grâce établie en Jésus-Christ qui a été traité, à cause de nous, comme un pécheur, afin que nous parussions justes devant Dieu par lui (2 Corinthiens 5.21).
Au fait, le principe de saint Paul est celui de la conscience comme de l’Écriture, annonçant la vie aux fidèles observateurs de la loi morale, dénonçant la mort à ses infracteurs. Or, de là encore le caractère essentiellement propitiatoire de la rédemption, et, par suite, le caractère forensique de la justification.
7°) — A ces considérations internes, ajoutons-en une tirée du dehors. Saint Paul, discutant avec les Juifs ou avec les Judaïsants, a dû prendre le mot justifier dans le sens qu’ils y attachaient eux-mêmes. Or, quand ils disaient qu’ils étaient justifiés par la loi (Galates 5.4), voulaient-ils dire qu’ils lui rendaient l’obéissance absolue qu’elle réclame ? Si un certain nombre pouvait se faire cette illusion, la masse ne le pouvait pas ; ils sentaient trop bien qu’ils étaient loin de l’accomplir, et ils se reposaient sur les privilèges qu’elle confère, ou sur l’observation de ses ordonnances rituelles. C’est par là qu’ils espéraient échapper à ses menaces, ou, en d’autres termes, être justifiés. C’était donc, en fait, un acquittement de grâce fondé sur l’alliance des promesses. El il est naturel que saint Paul se soit conformé à leur terminologie, en opposant la justification évangélique à la justification légale.
En dernier résultat, l’interprétation dite forensique, à laquelle conduit l’étude directe des textes, ressort encore du fond doctrinal des Écritures. Tout le démontre : le caractère ou l’objet prédominant de la rédemption, la distinction formelle de la justification et de la sanctification, la définition de la justification par la rémission des péchés, le cri universel de la Terre pour faire descendre du Ciel le pardon, le principe sur lequel porte la doctrine de saint Paul et l’incrimination qu’elle rencontrait de la part, des Judaïsants, la même que le Catholicisme adresse au Protestantisme.
En admettant cette interprétation du dogme central de l’Évangile, on a élevé une question dont nous devons dire un mot : Justifier, est-ce déclarer juste celui qui est réputé l’être, ou acquitter celui qui ne l’est pas ?
Déclarer juste celui qui l’est ou qui le paraît, c’est le sens primitif du mot ; et il se rencontre naturellement dans tous les cas d’une fausse accusation. Mais peut-il exister quand il s’agit de pécheurs qui se reconnaissent eux-mêmes condamnés par la loi et absous seulement par grâce ? On a répondu « oui », parce que si les croyants sont dépourvus de la justice personnelle qu’exige la loi, ils paraissent devant Dieu revêtus d’une justice étrangère, celle de Jésus-Christ, qui devient la leur par imputation, de même que leur péché est devenu le sien.
Nous ferions peu d’objections à cette opinion, longtemps dominante dans nos églises et encore fort répandue, si elle ne se produisait que comme simple conception théologique ; mais elle se donne comme partie intégrante de la doctrine scripturaire, et, sous cette forme, elle provoque la critique, par cela même qu’elle s’impose à la Révélation en l’outrepassant.
Une opinion si extraordinaire au jugement de la conscience et de la raison aurait besoin, on en conviendra, d’être appuyée sur des textes positifs. Or, il n’en est pas un seul qui l’énonce d’une manière tant soit peu expresse. Il est bien dit qu’il convenait que le Rédempteur fût sans péché. Il fallait des victimes pures, même pour les sacrifices qui n’étaient que l’ombre du sien. Mais il n’est dit nulle part que sa sainteté soit mise au compte de ses disciples, comme si elle était la leur propre. Cette doctrine n’est pas dans les passages dont on l’infère. Parcourons-les rapidement : — Matthieu 3.15 : Il s’agit là de l’observation d’une ordonnance divine, non de l’accomplissement de la loi morale ; et puis, ce qu’on attribuerait à Jésus-Christ devrait aussi être attribué à Jean-Baptiste. — Matthieu 5.17 : Que l’on entende par accomplir la loi l’observer, au lieu de la développer dans sa profonde et pleine spiritualité selon l’interprétation commune, rien n’indique, même de loin, dans ce texte, le υπερ υμων qu’il y faudrait. — Romains 5.10 : Cette vie de Christ n’est pas sa vie sur la Terre, c’est sa vie dans le Ciel. (Même pensée que Romains 8.34 ; Hébreux 7.25). — Romains 5.19 : Là, l’obéissance de Christ est son obéissance jusqu’à la mort (Philippiens 2.8 ; Hébreux 10.7-10). (Comparez Romains 5.18, qui est parallèle, et où le εν δικαιωμα de Christ est mis en opposition avec le εν παραπτωμα d’Adam). — 1 Corinthiens 1.30 : Ce passage est peut-être le plus formel. Et pourtant, dit-il le moins du monde que Christ est notre sanctification en tant que sa justice personnelle devient la nôtre ? Le mot de sanctification a-t-il jamais ce sens-là dans l’Écriture ? Evidemment Jésus-Christ est notre sanctification comme il est notre justification, notre paix, notre vie, c’est-à-dire parce qu’il en est l’auteur. — 2 Corinthiens 5.21 : La doctrine de ce texte est celle de l’expiation et non celle qu’on y cherche. Jésus-Christ a été traité comme un pécheur à cause de nous, afin que nous fussions traités comme justes à cause de lui. — 1 Pierre 1.2 : Il s’agit de notre obéissance à Jésus-Christ, non de notre participation à son obéissance. — J’oubliais Jean 18.19 qui est important, car il a le υπερ αυτων que nous n’avons trouvé nulle autre part : Je me sanctifie pour eux. Mais αγιαζω, à cette place, doit manifestement s’entendre de se consacrer, se dévouer. Les commentateurs en conviennent généralement. C’est, d’ailleurs, la seule interprétation qu’autorise l’emploi du présent et qui en rende compte ; celle que nous discutons exigerait le passé.
On voit que la formule, objet de notre examen, va fort au-delà de l’expression biblique et, par suite, au-delà de l’idée biblique. Elle ne paraît point dans les premiers symboles de la Réformation ; elle fut combattue dès le xvie siècle par plusieurs théologiens ; elle l’a toujours été, même aux époques où elle faisait partie du dogme officiel. Elle l’est par Claude, dans ses Œuvres posthumesa. Il fait observer que l’obéissance de Jésus-Christ étant obligatoire, elle n’a pu ni satisfaire, ni mériter. Il distingue dans la mort du Sauveur la souffrance, par laquelle il a expié le péché, et l’acte volontaire, non réclamé par la loi, et qui nous est imputé à justice. « La mort de Jésus-Christ, dit-il, est une passion et une action tout ensemble ; son effet formel en tant qu’elle est une passion, c’est de satisfaire, et en tant qu’elle est une action, de mériter. » Qu’on remarque l’opposition de ce point de vue avec celui des écoles actuelles : dans l’un, on donne tout à la mort de Christ, dans l’autre, on fait tout résulter de sa vie. Et cela parce que, d’après les idées générales des deux époques, on a cru mieux comprendre tantôt l’effet de la vie du Sauveur, tantôt l’effet de sa mort. Ainsi la dogmatique est dominée et influencée, même à son insu, par l’esprit des temps. Nous l’avons constaté à mille égards.
a – T. II, p. 438.
La doctrine dont nous avions à nous rendre compte n’est que le développement d’un système théologique. Elle remplace les attestations bibliques qui lui font défaut, par des raisonnements tels que celui-ci : Le salut évangélique comprend et la délivrance de la mort éternelle et le don de la vie éternelle ; il y a donc, dans la rédemption, deux actes auxquels ces deux grâces correspondent. La justice passive de Jésus-Christ nous sauve de la condamnation, sa justice active nous ouvre le Ciel ; et, de l’imputation de l’une et de l’autre, se forme notre justification complète. A cela nous n’aurions rien à redire, si c’était fondé sur l’Écriture. Mais quelle est la valeur du raisonnement en un pareil sujet ? Prenons garde de nous servir d’idées préconçues pour ajouter aux faits de révélation, si nous ne voulons pas qu’on s’en serve pour retrancher.
Dans les textes relatifs à la grande doctrine évangélique, le mot « justifier » signifie, nous l’avons vu, amnistier, gracier, par opposition à condamner. Nulle part il ne signifie faire juste, ni d’une justice personnelle, ni d’une justice étrangère. Or, cette opinion extrême finirait par compromettre le grand principe de la gratuité du salut qu’elle veut et croit assurer ; car si la sainteté parfaite de Christ devient le fait des croyants, leur acquittement n’est plus en lui-même grâce, mais justice ; ils sont ou ils ont tout ce que la loi requiert, elle n’a plus d’action contre eux.
Le texte qu’on cite avec le plus de confiance, Romains 4.5-6, renverse, à vrai dire, la doctrine qui y cherche sa base et sa preuve, car il parle uniquement de la justification de miséricorde qu’il définit par la rémission des péchés (Romains 4.7-8). Il vaut la peine de noter que l’expression consacrée de saint Paul sur cet article est celle de δικαιοσυνη Θεου et non celle de δικαιοσυνη Χριστου dont la doctrine que nous discutons fait un si fréquent usage, parce qu’elle s’y concentre on s’y résume.
Observons de plus que, d’après le Nouveau Testament, quoique le Ciel soit rouvert par la rédemption, il faut, pour y être admis, la conversion et la sanctification, c’est-à-dire une justice propre sur laquelle porte le jugement. Chacun recueille selon ce qu’il a semé. Parmi les innombrables passages qui se rapportent à ce sujet, il n’en est pas un qui représente la justice ou l’obéissance de Christ comme fait la théologie dont nous nous occupons, pas un qui indique, même de loin, cette substitution morale qu’on pose pour fondement de la justification et de la rétribution, pas un qui montre la sainteté du Sauveur transférée sur les croyants et les couvrant devant Dieu, au dernier jour. Les croyants sont jugés selon leurs œuvres aussi bien que les non-croyants, et le degré de leur sanctification détermine le degré de leur félicité.
En dépassant les termes évangéliques, cette doctrine va toucher aux opinions aujourd’hui si communes qui, ramenant l’œuvre de Christ tout entière aux influences rénovatrices de sa vie, écartent explicitement ou implicitement les vertus mystiques de sa mort. Ce sont, sans doute, deux conceptions bien différentes du dogme chrétien, si on les envisage dans leur ensemble et dans leur fond réel ; mais il y a entre elles cette analogie formelle qu’elles font également reposer le salut sur la justice du croyant, en la disant, l’une externe ou imputée, l’autre interne ou inhérente. Sachons respecter les limites scripturaires et résister aux entraînements de droite et de gauche.