« Malheur à moi si je n’évangélise ! »
(1 Corinthiens 9.16)
Né en 1703, mort en 1791, l’Anglais John Wesley fut le contemporain de Paul Rabaut, qui lui survécut seulement de trois ans.
Au début du XVIIIe siècle, l’Angleterre glissait vers un athéisme matérialiste. La religion officielle était représentée par l’Eglise anglicane, due à l’initiative du triste Henri VIII ; ce roi n’avait rompu avec le Saint-Siège que sur la question de la suprématie, qu’il se réservait à lui-même ; « ce prétendu réformateur brûlait comme hérétiques les partisans des doctrines de Luther, et faisait pendre comme traîtres les catholiques fidèles à l’autorité du pape. » Le clergé d’une pareille église était formé, trop souvent, par des créatures de l’Etat, sans vertu spirituelle. D’autre part, en face de ces pasteurs mondains, le protestantisme des Réformés, indépendant et puritain, gagné à l’idéal de Cromwell, semblait avoir perdu sa sève religieuse dans les luttes politique ».
Les mœurs publiques et privées étaient descendues à un niveau de grossièreté incroyable. Pendant un séjour en Grande-Bretagne, le sceptique Montesquieu disait : « Si quelqu’un parle de religion, ici, tout le monde se met à rire. Je passe, en France, pour avoir peu de religion ; en Angleterre, pour en avoir trop. » La Cour était corrompue ; la gent politicienne, à vendre ; la littérature, dévergondée. La nuit, les rues de Londres étaient livrées à des jeunes gens, excités par la boisson et armés d’épées ; les enseignes des innombrables cabarets invitaient les passants à s’enivrer pour deux sous. Les campagnes stagnaient dans la barbarie ; sous les yeux d’un clergé incapable, ou indifférent, le pays roulait vers le paganisme. Dans leurs églises vides, les prédicateurs lisaient des dissertations de morale ; un des « clergymen » de l’époque était le « Révérend Swift », auteur des Voyages de Gulliver.
Sans doute, l’Evangile ne restait pas sans témoignage. Par exemple, Samuel Wesley, le père de John, était un pasteur convaincu ; il essaya de rétablir la discipline des mœurs dans sa paroisse ; il s’attira ainsi, à plus d’une reprise, la colère de ses ouailles, qui se vengeaient sur les animaux domestiques du Mentor.
Ce pasteur était secondé en son ministère par une femme très intelligente, une haute personnalité. Dans le pauvre presbytère, elle éleva une douzaine d’enfants, avec une application admirable. Craignant pour eux le surmenage, elle interdisait tout essai prématuré pour apprendre à lire ; mais le lendemain de l’anniversaire de ses cinq ans, chacun des petits restait, six heures d’horloge, avec sa mère ; et quand il quittait la chambre, il possédait l’alphabet. Dès la deuxième leçon, il épelait les premiers versets de la Genèse. Samuel Wesley disait à l’intrépide institutrice : « Je m’émerveille de votre patience. Vous ayez répété vingt fois la même chose à cet enfant.
Eh bien ! j’aurais perdu ma peine, si je ne l’avais répétée que dix-neuf fois, puisqu’il n’a compris qu’à la vingtième. »
Bien que surmenée, elle consacrait une heure ou deux par semaine à chacun de ses enfants, pour un entretien particulier ; John, vingt ans plus tard, lui écrivait, pour l’en remercier, et pour lui demander de lui réserver, comme autrefois, la soirée du jeudi. Notez bien ces détails. Derrière les hommes illustres, on ne sait pas toujours discerner leur mère, une humble femme qui, dans l’ombre, a pétri leur cœur et leur a insufflé son âme.
L’épouse de Samuel Wesley était une chrétienne ; elle intercédait pour les siens ; elle les enveloppait d’une atmosphère ; là gît le secret d’une éducation véritable. Le petit John hérita de sa mère et l’esprit de ferveur, et l’esprit de discipline, deux qualités qui, lorsqu’elles sont unies, font les individualités complètes. Le dimanche après-midi, la sainte femme présidait un culte familier dans la cuisine.
Le futur évangélisateur de l’Angleterre n’avait pas six ans, quand il risqua d’être brûlé vif ; au cours d’un incendie, allumé par malveillance, le pauvre enfant, affolé, fut sauvé par une fenêtre, au moment où la toiture s’effondrait. Hanté par un tel souvenir, il fit graver plus tard, sous l’un de ses portraits, une maison en flammes, avec ces mots : « N’est-ce pas, ici, un tison arraché du feu ? »
L’enfant semble avoir manifesté une maturité précoce, puisqu’on l’admit à la sainte Cène, vers huit ou neuf ans. Pouvait-il comprendre, vraiment, l’acte qu’il accomplissait ? Jésus lui-même, quand il monta, pour la première fois, au temple de Jérusalem, comptait déjà douze années. Reconnaissons, toutefois, que le petit John fut exceptionnellement développé ; durant une grave maladie, il mérita ce témoignage de sa mère : « Il a supporté son mal sans une plainte, comme un homme et un vrai chrétien. » On lui demandait, un jour, ce qu’il désirait manger ; il répondît : « Merci, j’y réfléchirai. » – « John, déclarait sa mère, ne fera jamais rien dont il ne puisse donner raison. »
A dix ans et demi. il fut reçu comme interne dans une excellente école ; quelques années plus tard, il entrait à l’Université d’Oxford. Enfin, un an après sa maturité, il se décida pour la carrière du ministère évangélique, sans abandonner ses études générales : grec, latin, hébreu, arabe, français, mathématiques, philosophie, – et autres matières. A vingt-trois ans, il fut chargé d’enseigner la littérature grecque, expliquant le texte original du Nouveau Testament.
Ces brillants succès, dans le domaine intellectuel, ne l’empêchèrent pas de travailler moralement sur lui-même. Avec une quinzaine de compagnons, dont son frère Charles, il tenait des réunions régulières pour le développement de la vie religieuse ; ces jeunes gens, très ritualistes, s’abstenaient de nourriture, le mercredi et le vendredi, jusqu’à trois heures de l’après-midi. Tout ce formalisme amusait les camarades, intrigués ; ceux-ci plaisantaient le « club des saints », le cénacle des « méthodistes », entichés de règle et de discipline.
De fait, John paraissait remonté comme une horloge. Ses dépenses personnelles n’excédaient jamais 750 francs par an, et il donnait le surplus. Levé à quatre heures du matin, il conserva toute sa vie cette habitude. Il écrivait un journal intime, qu’il continua jusqu’à ce que la plume tombât de ses mains défaillantes.
Comment expliquai, alors, sa brusque décision d’accepter un poste de missionnaire, en Amérique, dans l’Etat de Géorgie ? Nous voilà penchés, une fois de plus, sur l’ineffable mystère, – la sourde angoisse de l’âme qui cherche Dieu, parce que Dieu l’appelle. Tout comme le moine romain, Martin Luther, le pasteur anglican, John Wesley, bramait après la paix intérieure. Ecoutez-le expliquer son exil volontaire : « J’ai pour principal motif d’espoir de sauver mon âme. J’espère apprendre la signification de l’Evangile, en le prêchant aux païens. »
Eh quoi ! direz-vous, cet homme si pieux parle de sauver son âme ? – Certainement. Car il avait fait l’expérience qu’il ne suffit point de pratiquer la religion chrétienne, pour posséder l’esprit chrétien. Or, l’esprit chrétien, c’est l’esprit du Christ en nous, le Saint-Esprit qui rend « Dieu sensible au cœur », et qui s’écrie en nous : « Abba ! Père ! »
L’assurance du salut individuel est liée à la certitude personnelle de la communion avec Dieu. Voilà, précisément, la conviction suprême qui manquait encore à Wesley. Pendant qu’il voguait vers l’Amérique, il s’aperçut, au cours d’une tempête, qu’il avait peur de la mort, lui, professeur de théologie, tandis que d’humbles passagers, quelques « Frères moraves », héritiers spirituels de Jean Hus, restaient calmes dans l’ouragan. Ce contraste lui donna beaucoup à réfléchir.
Remarquez ici, une fois de plus, la vraie « Succession apostolique », au sein de l’Eglise. Elle est de nature morale et spirituelle. Qu’il est passionnant de voir le bohémien Jean Hus, brûlé à Constance comme hérétique, influencer le missionnaire anglican John Wesley, à travers les représentants d’une communauté religieuse de l’Allemagne évangélique !
A l’arrivée du nouvel apôtre, en Amérique, un pasteur morave lui posa des questions qui le troublèrent. Il lui demanda : « L’Esprit de Dieu rend-il témoignage à votre esprit que vous êtes enfant de Dieu ? » (C’est l’expression même employée par saint Paul dans l’épître aux Romains.) Et encore : « Connaissez-vous Jésus-Christ ? » Réponse du théologien : « Je sais qu’il est le Sauveur du monde. » – « Mais savez-vous qu’il vous a sauvé ? » – « J’espère qu’il est mort pour moi. » Alors tomba une dernière interrogation, qui fut le coup de grâce : « Vous-même, vous connaissez-vous ? » …A ce moment-là, les diplômes du savant professeur pesèrent autant qu’une goutte de rosée, pompée par le soleil.
Cependant, il persévéra dans la voie de l’apostolat. Infatigable, il s’occupa des Peaux-Rouges, mais surtout des colons. Il présida des cultes en anglais, en français, en allemand, en italien ; il étudia, l’espagnol, pour converser avec les Juifs. Il donnait un cours d’instruction religieuse dans une école ; ayant découvert que les enfants, nantis de souliers, traitaient avec mépris les camarades non chaussés, le professeur apparut en classe, pieds nus : leçon nouvelle ajoutée au programme.
Et pourtant, durant ces deux années de campagne missionnaire, il éprouva douloureusement l’impuissance du rite pour changer les âmes. Son rigorisme sacramentaire, soit pour le Baptême, soit pour la Cène, l’entraîna même dans de tels conflits avec ses paroissiens, qu’il crut sage de s’embarquer pour l’Angleterre. Il y reparaissait mécontent de soi, et soupirant plus que jamais après « le nom de Dieu ».
Les Moraves avaient, malgré tout, ébranlé sa confiance dans les dogmes ecclésiastiques de la haute Eglise ; il entra en relations avec leurs simples communautés, à Londres, et se plaça humblement sous la direction spirituelle du ministre Boehler, avec lequel il conversait en latin. Ce chrétien appela son attention sur le caractère de la véritable foi ; elle est moins l’adhésion à un credo, ou l’obéissance à une forme cultuelle, qu’un acte de confiance en Dieu, produisant la paix de l’âme, et l’affranchissant du péché par l’infusion d’une vie nouvelle au centre de la personnalité. Aux objections du théologien anglican, le Morave répondait : « Mi frater, mi frater, excoquenda est ista tua philosophia ! – Mon frère, mon frère, il faut remettre sur le feu cette philosophie-là ! » Et il renvoyait le professeur au Nouveau Testament grec, l’obligeant à méditer ces affirmations créatrices de certitude : « Celui qui croit à le témoignage en soi-même. » « Celui qui est né de Dieu ne pêche point. » Mais l’anglo-catholique n’admettait guère que la conversion du cœur puisse être subite... Brusquement, une expérience mémorable balaya ses hésitations et dissipa ses doutes. Ecoutez le récit du miracle.
« Le mercredi 24 mai 1738, vers cinq heures du matin, j’ouvris mon Nouveau Testament à ces paroles : « Nous avons reçu les grandes et précieuses promesses afin que, par leur moyen, nous devenions participants de la nature divine. » ... Dans la soirée, je me rendis, à contre-cœur, dans une petite réunion, où j’entendis lire l’Introduction de Luther à l’épître aux Romains. Vers neuf heures moins le quart, je sentis que mon cœur se réchauffait étrangement (1). Je sentis que je me confiais sn Christ seul pour mon salut, et je reçus l’assurance qu’il avait ôté mes péchés, et qu’il me sauvait de « la loi du péché et de la mort »... Je me mis alors à prier, de toutes mes forces, pour ceux qui m’avaient le plus outragé et persécuté. Puis je rendis témoignage, devant les personnes présentes, de ce que j’éprouvais en mon cœur pour la première fois. »
(1) Que de fois les chrétiens ont connu le moment précis de leur illumination décisive ! Pascal nota, lui aussi, le réchauffement de son cœur : « Depuis environ dix heures et demie du soir jusque environ minuit et demi, Feu. »
Notez le signe infaillible de la nouvelle naissance : il prie pour ses ennemis. « Nous savons, dit saint Jean, que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons les frères. Celui qui n’aime pas, demeure dans la mort. »
Encore la succession apostolique, la chaîne des âmes ! Wesley converti par Luther, et celui-ci par Paul, et celui-ci par le Sauveur : « Venez à moi vous tous, les fatigués et les chargés, – c’est moi qui vous soulagerai ! »
Quelques jours plus tard, Wesley atteignait l’âge de trente-cinq ans, et il entrait dans la période héroïque de sa destinée. Avec l’élan, la fraîcheur et l’enthousiasme d’un néophyte, il prêcha comme une découverte la vieille doctrine biblique de la « justification par la foi », – empruntée à saint Paul qui l’avait reçue des Prophètes. Et cette prédication fît scandale dans l’église anglicane, comme celle de Calvin avait fait scandale dans l’église romaine ; tant le cœur humain, en tous les milieux, est par lui-même pharisien, bouffi d’orgueil, confiant dans ses « mérites », incapable de vibrer devant la poésie tragique et miséricordieuse de l’Evangile, devant l’extraordinaire de la Révélation, devant la beauté du pur Amour et du libre Sacrifice.
On interdit à Wesley de parler dans les chaires officielles. Un pasteur l’avait invité à prêcher, mais il retira son offre, apprenant, disait-il, que le prédicateur était fou. On passe facilement pour insensé, ici-bas, quand on possède le « sixième sens », qui permet de découvrir l’univers spirituel. Il paraît qu’un médecin aliéniste aurait porté, sentencieusement, ce diagnostic sur un homme qu’il prétendait lunatique : « Il lit la Bible, et se fait du souci pour son âme ! »
Wesley avait un ami, éloquent et pieux, qui venait de traverser les mêmes expériences religieuses ; il s’appelait Whitefield ; comme on lui refusait la parole dans les sanctuaires de l’Eglise établie, il décida de prêcher en plein air. Le 17 février 1739 (date mémorable dans l’histoire du Réveil anglais), il annonça l’Evangile à deux cents ouvriers mineurs, du haut d’un monticule ; c’était, d’ailleurs, dans une localité dépourvue d’école et d’église. Puis, il prêcha dans un jardin public, à Bristol. Constatant le succès de sa parole, il demanda le concours de Wesley.
Celui-ci hésita. « Je ne pouvais m’habituer, dit-il, à l’idée de prêcher hors des églises, tant j’étais attaché au décorum. » Pourtant, sa vocation domina le préjugé. Le 2 avril, il prêcha devant trois mille personnes, dans une prairie. Puis il évangélisa les mineurs avec tant de succès, qu’ils se portèrent en foule dans les églises de Bristol, vers la table sainte ; mais les pasteurs officiels, débordés par un tel surcroît de travail, et inquiets de cette irruption imprévue, écartèrent les communiants, en alléguant que ces recrues n’appartenaient pas à leur paroisse. Les nouveaux convertis ne risquèrent pas de confondre pareils pasteurs avec le bon Berger, celui qui disait : « Je ne mettrai pas dehors celui qui viendra vers moi. »
Wesley profita des circonstances pour étendre son activité ; il lui arrivait de prononcer trois prédications par jour, en des localités diverses. Il prêcha cinq cents fois dans les neuf derniers mois de 1739 ; et c’est à peine si une dizaine de ces discours furent prononcés dans des églises. Son influence était si profonde, qu’il put réunir, sous la pluie, des auditoires de sept mille, douze mille, vingt mille personnes.
Ces foules rappelaient celles que le message de Jean-Baptiste avait groupées ; c’est bien l’appel obstiné à la repentance qui troublait ces multitudes incultes, presque sauvages. D’étranges phénomènes se produisaient : « Les uns hurlaient : Hourrah ! et, l’instant d’après, pleuraient sur leurs péchés. Celui-ci éclatait de rire, celui-là vociférait : Alléluia ! Coudoyant quelques personnes de distinction, se pressaient voleurs, femmes de mauvaise vie, moqueurs, nuées de pauvres hères, qui n’avaient jamais franchi le seuil d’un lieu de culte. »
Dans ce milieu bizarre, les conversions étaient souvent foudroyantes, accompagnées de cris ou de prostration physique, accidents rappelant ceux qui marquèrent la prédication de Jésus. Un homme se roula par terre, dans sa chambre, en voyant Wesley entrer ; il s’écria : « Voici celui que j’appelais un séducteur, mais Dieu m’a vaincu. » Puis il ajouta, dans une apostrophe à Satan : « Christ va te chasser, tu ne pourras me posséder plus longtemps. » Tel un écho du mystérieux dialogue entre le Messie el les démoniaques.
A certaines époques, l’action de l’Esprit saint est comparable à un flot dont le courant s’affirme d’autant plus violent, qu’il resta plus longtemps contenu. Il semble que Wesley ait ouvert une digue, derrière laquelle s’amassaient les « puissances du siècle à venir » ; elles s’élancèrent, tumultueuses, irrésistibles. Mais l’influence religieuse de l’Evangile ne tarda pas à reprendre un cours plus calme ; d’ailleurs, Wesley, loin d’exciter l’imagination, en appelait à la conscience, et même au raisonnement.
Cependant, le clergé anglican considérait ce personnage, comme le roi Achab envisageait le voyant Elie : « Celui qui trouble Israël », L’évêque de Bristol lui enjoignit de quitter le diocèse. Il répliqua : « Mon affaire est d’accomplir le plus de bien possible sur la terre ; c’est ici-même, pour le moment, que je puis être utile ; donc, je reste. » Et il écrivait à des amis : « Jugez s’il est juste d’obéir à l’homme plutôt qu’à Dieu. Je considère le monde entier comme étant ma paroisse. » Fière parole qui devait, un jour, être gravée sur sa pierre tombale, à Londres, dans un des sanctuaires les plus révérés de l’église anglicane, l’abbaye de Westminster.
Mais comment trouver assez d’évangélistes pour un pareil champ d’action ? Consultée, son incomparable mère exhorta Wesley à se souvenir que Jean Calvin était resté laïque toute sa vie. Stimulé par cet exemple, il concéda le droit de prêcher à des hommes sans diplôme théologique, et sans ordination cléricale. Force immense pour le Réveil ! Ce trait de génie, ou plutôt d’inspiration, permit à Wesley d’utiliser toutes les énergies disponibles pour la grande Cause. Que de fois des hommes excellents et pieux, mais timides, ou superstitieux, opposent à l’Esprit de Dieu le système de défense employé pour combattre les incendies de forêt ! On creuse des tranchées isolatrices : « Ici, le profane, – là, le sacré ; ici, le laïque, – là, le prêtre ; ici, un mâle qui a le droit de parler, – là, une femme qui a le devoir de se taire. » Bref, alors que les tâches universelles réclameraient les collaborations générales, on arrête, par des scrupules mal fondés, l’élan total qui se dessinait. La flamme divine avance ? On crie : « Au feu ! Au feu ! » On l’étouffe… « N’éteignez donc pas l’Esprit ! » clamait l’apôtre.
Pendant longtemps, Wesley resta sous le prestige de la notion traditionnelle de l’épiscopat. Mais, en étudiant l’antiquité chrétienne, il découvrit que, dans l’Eglise primitive, les mots évêque et ancien s’appliquaient à une même charge. « Ni Christ, ni ses apôtres, affirme-t-il, n’ont prescrit une forme particulière de gouvernement ecclésiastique. » Dès lors, il exprime avec sérénité la conclusion suivante : « Je crois fermement que je suis un évêque, au sens de l’Ecriture, tout autant que personne en Angleterre, car je considère la « succession apostolique » non interrompue, comme une fable, que nul n’a prouvée, et que nul ne prouvera jamais. »
Wesley n’était point de ceux qui marquent le pas. Mais les succès, en s’affirmant, excitèrent l’opposition ; l’Evangile conquérant irrite ceux qu’il ne transforme point. Dans le lieu de sa naissance, dans l’ancienne paroisse paternelle où il avait lui-même exercé le ministère, le puissant évangéliste se vit refuser l’autorisation de communier. « Dites à M. Wesley, déclara le pasteur, qu’il n’est pas en état de recevoir la Cène. »
Il savait, du moins, recevoir les coups. J’ouvre, au hasard, une biographie de Wesley (2), et je lis les traits suivants : « La populace, convoquée au bruit du tambour, entoura la maison où il se trouvait, et se mit à briser les fenêtres, à coups de pierres. » Wesley réussit à échapper, par une porte dérobée, aux persécuteurs qui voulaient incendier la maison. Ailleurs, il essaya de prêcher, sur la place publique, « à une multitude immense qui mugissait comme les flots de l’océan ». (Ces mots sont de Wesley, dans son Journal intime.) Il vit un individu qui jetait de l’argent à la foule, pour alimenter son zèle. Les projectiles commencèrent à pleuvoir, et Wesley eut la joue entamée par une pierre. Il dut s’éloigner ; un certain nombre de personnes le suivirent hors de la ville, et il passa une heure avec elles « à se réjouir et à louer Dieu ».
(2) John Wesley, par Matthieu Lelièvre, p. 243 à 246 (Edition de 1883).
Après avoir donné une prédication, à cinq heures du matin, dans une église, Wesley se rendit dans un village où il prêcha en plein air. Des hommes armés de bâtons dispersèrent rassemblée, et empoignèrent le prédicant pour l’amener devant le juge de paix. Chemin faisant, les sévices ne lui furent pas épargnés. Le magistrat lui demanda l’engagement de ne plus reparaître dans la localité ; il répondit qu’il préférerait avoir la main coupée. Au bout de deux heures, on le relâcha ; mais la foule reprit possession de sa victime, rouée de coups, jetée dans la boue. L’un de ses compagnons fut traîné par les cheveux sur le sol ; un autre, précipité dans la rivière ; des jets de pierres en blessèrent plusieurs. L’organisateur de cette manifestation était un ancien prêtre romain, devenu ministre anglican ; il avait enrôlé des volontaires « pour la défense de l’Eglise », promettant à chacun « une pinte de bière, et autres encouragements convenables ».
Il fut impossible à Wesley de prêcher en plein air à Rochdale, dont les rues étaient remplies de gens excités, menaçant de lui régler son affaire. Il se rendit alors à Bolton. « Mais les lions de Rochdale étaient des agneaux, comparés aux gens de Bolton. Je n’ai jamais vu, peut-être, pareille rage en des êtres à figure humaine. » La populace entoura la maison où devait loger Wesley ; l’un de ses amis, ayant essayé de sortir, fut roulé dans la fange. La porte céda sous la pression hostile ; Wesley bondit en avant, et grimpa sur une chaise pour haranguer la foule. Celle-ci fut dominée par cette vaillance. « Le plus grand calme régnait parmi ces gens, tout à l’heure si tumultueux. Je me sentais le cœur plein d’amour, les yeux pleins de larmes, et la bouche pleine d’arguments. »
Tel était son courage. Dans une autre occasion, la multitude s’ameute autour de la demeure où il est descendu ; il se présente, et calme les forcenés. Mais une nouvelle troupe survient. Des furieux le saisissent par la chevelure. Ils crient : « Faites-lui sauter la cervelle ! » Lui, priait pour ces gens, et avec une telle ferveur, que leur chef, un boxeur, s’apaisa soudain. Une autre fois, tandis que des énergumènes assiégeaient son asile, les murs tremblèrent ; tranquillement, il déplaça une glace qui risquait de voler en éclats. Soudain, sa porte est enfoncée. Il avance : « Me voici ! Qui veut me parler ? Qui d’entre vous ai-je lésé ? Est-ce vous ? » Il regarde les plus rapprochés. Ceux-ci, intimidés, lui livrent passage. Parvenu dans la rue, il donna une prédication.
Une fois, des fusées et des pétards enflammés éclatent dans la salle du culte. Dans une autre occasion, en plein air, un troupeau de bœufs est lancé contre rassemblée ; celle-ci est bombardée de pierres ; un caillou atteint le prédicateur entre les yeux ; il étanche le sang qui menaçait de l’aveugler, et continue son discours. Il écrivait, un jour : « Mon cœur s’est senti plein de pitié pour ces pauvres gens, et ils avaient l’air de vouloir me dévorer ! »
Ces mouvements de foule étaient souvent encouragés par de stupides calomnies. De même que Paul Rabaut fut soupçonné d’être stipendié par l’Angleterre, on accusa Wesley d’être un jésuite déguisé, travaillant pour l’Espagne. On fit courir le bruit qu’il avait essayé de se pendre, ou qu’il avait subi une condamnation pour débit illégal de boissons. On représenta une pièce de théâtre intitulée : Ruse sur ruse, ou le méthodisme dévoilé. Des magistrats laissèrent placarder une affiche annonçant, pour une certaine date, la « destruction des méthodistes ». Tel vicaire anglican, allié au cabaretier, dénonça un évangéliste à l’autorité militaire, sous prévention de vagabondage, et le fit enrôler de force dans l’armée. Deux autres prédicateurs subirent le même sort, et l’un mourut des souffrances endurées sous les drapeaux. Wesley fut brûlé en effigie dans les rues.
Mais il gardait l’âme d’un François d’Assise. Son lit était souvent le sol ; son oreiller, une vieille redingote.
Une nuit, il s’écria : « Frère Nelson ! soyons reconnaissants ; je n’ai qu’un côté d’écorché. » Ce compagnon était un maçon, converti par le Réveil, et devenu prédicateur laïque. Une autre fois, après un maigre repas, Wesley déclara : « Frère Nelson ! bénissons le Seigneur de ce qu’il y a ici abondance de mûres sauvages ; car ce pays est bon pour creuser l’appétit et mauvais pour le satisfaire. » Et voici encore un trait digne des évangiles. Dans une localité, sous la pluie battante, aucune maison ne s’ouvrit à Wesley pour tenir une réunion, sinon celle d’une femme, perdue de réputation. Le prédicateur prêcha sur la repentance de la pécheresse aux pieds de Jésus, et toucha la conscience de son hôtesse méprisée. Elle avait abandonné son mari, qui habitait à cent milles de là ; Wesley lui offrit une monture et, continuant à l’instruire pendant le voyage, la ramena au domicile conjugal. Que de fois il évangélisa, de la sorte, sur les grands chemins !
Et quelle diversité de cadres pour le messager ! Tantôt, il discourt dans un cimetière : comme en Ecosse, où Walter Scott, encore petit garçon, l’entendit avec admiration ; comme en Angleterre, où il parla plusieurs jours de suite, debout sur la pierre tombale de son père. Tantôt, le voici prêchant dans quelque bois, sous un chêne éclairé par le soleil couchant : – sur un roc, au bord de l’océan ; – dans un parc public, où les auditeurs sont rangés sur une pelouse ; – au clair de lune, dans un paisible village ; – dans l’aube grise et glaciale d’un jour d’hiver ; – sur une place noire de monde, alors que les fenêtres et les toits étaient garnis d’auditeurs. Il harangue, dans une prison, quarante-sept condamnés à mort, dont les chaînes s’entrechoquent ; il s’adresse aux soldats dans une forteresse. Un vendredi-saint, malgré un âpre vent du nord, qui lui jetait le grésil à la face, et le couvrit d’une carapace de neige durcie, il annonça deux fois, dans la même journée, « Celui qui fut meurtri pour nos pêches et frappé pour nos iniquités ».
Ici-bas, le tragique voisine avec le comique. Celui-ci ne manqua point dans l’épopée de l’évangéliste. Un cabaretier, amateur de musique, suivait les réunions de Wesley à cause des cantiques ; mais, quand l’orateur parlait, le débitant s’enfonçait les doigts dans les oreilles. Une mouche, qui lui chatouillait le nez, l’obligea de quitter cette posture. Au même instant, le prédicateur proféra ces mots : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! » Ces paroles piquèrent la curiosité du cabaretier ; il écouta la suite, et fit profession de repentance. Ailleurs, un auditeur avait bourré ses poches de pierres, destinées à l’évangéliste. Celui-ci prit pour texte : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Le lapidateur en oublia ses cailloux. Une autre fois, Wesley prêchait debout sur les escaliers d’une Bourse ; on lui lança de la fange et des œufs pourris ; aussitôt, une plantureuse poissonnière vint se camper auprès de l’orateur et hurla ; « Si quelqu’un lève la main sur ce petit monsieur, il aura affaire à moi ! »
Un ministre anglican recommandait à ses paroissiens de ne jamais écouter un sermon de « ce vagabond de Wesley ». Certain dimanche, apercevant un collègue inconnu dans l’auditoire, il lui dépêcha le bedeau pour lui offrir la chaire. Et Wesley d’accepter, sans se faire prier ! Il prêcha l’Evangile du jour, à la vive satisfaction de celui qui l’avait tant de fais dénoncé. – En Irlande, un magistrat, armé d’une hallebarde, escalada le mur d’un jardin, et se précipita sur Wesley en criant : « Vous ne prêcherez pas ici aujourd’hui ! – Je n’en ai pas l’intention,
répliqua le prédicateur, car je viens de terminer mon sermon. » Le magistrat se vengea sur le couvre-chef de l’orateur, « qu’il frappa et battit avec une grande vaillance », raconte Wesley. – Cette histoire de coiffure évoque une autre anecdote ; un certain jour, l’effervescence de la foule contre le novateur dépassa toutes les bornes ; « Il eût été massacré, sans un honnête quaker, qui lui fournit le moyen d’échapper, en l’affublant de son chapeau à larges ailes », ce qui le rendait méconnaissable.
Le bonheur surnaturel d’annoncer l’Evangile remplissait l’âme du missionnaire. Il semait, et il moissonnait ! En Cornouailles, par exemple, telle était l’ignorance que, dans une auberge, au cours d’une tempête qui faisait présager aux personnes présentes la fin du monde, le garçon de salle, devant l’assistance à genoux, avait ânonné par erreur quelques passâmes du roman Robinson Crusoé, croyant lire des prières adaptées à un temps d’orage. Or, en la même province, Wesley prêcha, le soir, à dix mille personnes dans une carrière, et leur annonça une autre prédication pour le matin, à cinq heures ; mais, entre trois et quatre heures, il fut réveillé par une troupe d’ouvriers mineurs qui chantaient des cantiques sous sa fenêtre.
Ce fait significatif montre pourquoi, au bout de cinq années déjà, Wesley dut organiser les convertis. Il ne songea pas à leur imposer un credo ; et, aujourd’hui encore, les églises méthodistes, en Angleterre, ne possèdent pas une confession de foi obligatoire, un catalogue de croyances numérotées, présentées comme indispensables au salut. Wesley lui-même ne se sentait plus enchaîné par les « 39 articles » de l’Eglise anglicane ; il en omit (pour l’Eglise méthodiste américaine) les articles qui ont trait : à la Descente aux Enfers ; aux Livres apocryphes ; aux trois Symboles dits des Apôtres, de Nicée, d’Athanase ; à la régénération baptismale ; à la prédestination ; à l’autorité de l’Eglise et des Conciles ; à l’efficacité des sacrements, indépendamment du caractère moral de celui qui les administre ; à la consécration des évêques et des pasteurs, etc. La préoccupation de Wesley était de mettre l’accent sur les vérités pratiques, fondement et substance de la vie chrétienne. Il renonça même à employer le terme, très protestant, de « justice imputée » par Dieu au pêcheur, estimant que « l’emploi fréquent de ce terme non nécessaire avait fait un mal immense » ; par exemple, en détournant des chrétiens, trop aisément rassurés, de prendre au sérieux l’avertissement de saint Paul : « Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement. » C’est pourquoi, Wesley affirmait : « Nos grandes doctrines sont la Repentance, la Foi, la Sainteté. La première est le vestibule de la religion ; la deuxième en est la porte ; la troisième est la religion elle-même. »
Cette attitude marque une date dans les annales de l’Eglise, car elle coïncide avec une compréhension plus simple, plus intime, plus radicalement religieuse, plus audacieusement morale et spirituelle, du Christianisme lui-même. L’essence de celui-ci fut résumée dans la conversion, la prière, la victoire sur le péché, l’amour du prochain, le service du Royaume de Dieu, la consécration à Jésus-Christ ; autant d’idéals qui ne figurent point dans le « Symbole apostolique ». Sans être un penseur personnel, et peut-être même parce qu’il n’était pas un théologien, Wesley orienta l’évangélisme missionnaire dans une direction qui l’affranchissait, désormais, et du ritualisme « catholique », et de l’intellectualisme « protestant ».
Il importe beaucoup de mettre l’accent sur la vraie grandeur et l’originalité du méthodisme. Certes, il faut admirer Wesley quand il fonde écoles, dispensaires, asile pour veuves, sociétés de prêt ; quand il publie une collection d’ouvrages de théologie pratique ; lorsqu’il impose à ses prédicateurs laïques le devoir de consacrer cinq heures par jour à la lecture ; quand il rédige pour eux « Les douze règles d’un auxiliaire », chef-d’œuvre de sagesse pédagogique et de prudence pastorale » à méditer par tous les clergés du monde. Mais nous sommes là en présence des multiples rameaux de cette affirmation : le christianisme est une Vie.
Voici le message particulier du méthodisme, ici-bas ; on peut le résumer dans le témoignage apostolique : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. » En d’autres termes, le chrétien est délivré de la fatalité du mal ; là gît la substance du salut : il se concentre en la possession d’un esprit nouveau, qui nous « métamorphose », écrit saint Paul, et nous introduit dans le domaine de la surnature, c’est-à-dire dans un « règne de la nature » purifiée, transfigurée, glorifiée.
Moins de quatre mois avant sa mort, Wesley livrait encore ce grand secret, dominateur et rayonnant, à l’un de ses évangélistes : « Donnez-moi cent prédicateurs qui ne craignent que le péché et ne désirent que Dieu, et je ne me soucie pas plus que d’un fétu qu’ils soient ministres ou laïques : ils ébranleront les portes de l’enfer, ils établiront le royaume des cieux sur la terre. » Et, quelques jours plus tard, il envoyait ce message à un autre évangéliste : « Conserver la grâce de Dieu est plus que l’obtenir ; sur trois chrétiens, un à peine y réussit. »
Ce perpétuel souci de ranimer, de perpétuer, de développer le feu divin en l’âme, est le signe distinctif du méthodisme de Wesley. En lui, le génial administrateur, et le missionnaire héroïque, prétendaient servir le pasteur des âmes. De là cette création merveilleuse de la « classe », le petit groupe d’une douzaine de personnes, réunies chaque semaine sous la présidence d’un conducteur laïque, pour affermir leur vie spirituelle par l’entretien fraternel, la méditation de la Bible, et la prière en commun. Toute église, ici-bas, qui sait mettre en valeur une organisation analogue, ressemble à un athlète qui, par des exercices disciplinés, augmente la surface respiratoire de ses poumons.
En 1753, Wesley, gravement malade, attendait la mort ; il avait composé sa propre épitaphe, pour empêcher des inscriptions louangeuses : « Ici repose le corps de John Wesley, tison arraché du feu, qui mourut d’une consomption dans sa cinquante-septième année, ne laissant après lui, ses dettes payées, que dix livres (deux cent cinquante francs). Sa prière fut : « Dieu, aie pitié de moi, qui suis un serviteur inutile ! »
Revenu à la santé, il prolongea son ministère durant une trentaine d’années. Comme l’araignée qui tisse une toile, il entrecroisait sur la Grande-Bretagne, par son va-et-vient, les fils serrés d’une activité incessante. A pied, à cheval, en voiture, il allait, il allait, sans précipitation, passant chaque jour de longues heures en pleine campagne, seul avec les arbres qu’il contemplait, avec ses livres qu’il étudiait, avec les pensées qu’il méditait, avec le Dieu qu’il priait. Maintenu ainsi en parfait équilibre moral, il paraissait invulnérable. « J’entre dans ma soixante-dix-huitième année, et je suis aussi bien portant que lorsque j’entrai dans ma vingt-huitième. » A quatre-vingt-un ans, il se félicitait de ne plus éprouver les migraines ou les maux de dents qui avaient, parfois, troublé sa jeunesse. Un an plus tard, nouveau témoignage : « Il m’arrive de parler jusqu’à ce que la voix me manque, et de marcher jusqu’à ce que mes jambes refusent leur service ; même alors, je ne ressens aucune lassitude. » Il attribuait cette vigueur au fait qu’il prêchait tous les jours, à cinq heures du matin, et prenait un exercice ininterrompu.
A soixante-dix-huit ans, il continuait à couvrir environ 6.000 kilomètres en douze mois. On calcule qu’il parcourait, en six ans, une distance équivalente à la circonférence du globe. « Je n’entreprends jamais plus d’ouvrage que je n’en puis faire, en conservant tout mon calme intérieur… Je n’ai pas le temps d’être pressé. » Il affirmait que dix mille soucis ne lui pesaient pas plus sur l’esprit que dix mille cheveux sur la tête. Il déclarait en 1781 : « Je ne me souviens pas d’avoir éprouvé un quart d’heure d’abattement moral, depuis que je suis né. » Et encore : « Je puis sentir et m’affliger ; mais, par la grâce de Dieu, rien jamais ne m’agite. »
Cette santé de corps et d’âme, cette sérénité, cette suavité, « les saillies d’une innocente gaieté », son amour de l’enfance et de la musique, son calme et rayonnant visage sous une longue chevelure d’argent, tout concourait à former une auréole au vieillard. « Partout où il passait, écrit un témoin, il laissait le parfum de sa propre félicité. »
Il avait commis des erreurs au cours de sa longue existence, en particulier dans le domaine matrimonial, puisqu’il épousa, vers cinquante ans, une veuve sottement jalouse, qui ne cessa de le tourmenter jusqu’au jour où elle le quitta, vingt ans après. Il ne fut pas davantage infaillible dans le domaine de l’organisation, ou de la polémique, ou de la théologie, ou de l’occultisme. Cependant, tout compte fait, sa personnalité magnifique, si glorieusement équilibrée, laisse une impression d’harmonie qui touche au prodige.
Quelle générosité, par exemple, à l’égard du catholicisme ! Certes, il ne transige pas avec la thèse romaine. Mais il fut l’ami d’un prêtre, qu’il hébergea plusieurs jours dans sa maison d’orphelins, pour lui permettre de se documenter sur le méthodisme. A l’usage de ses convertis, il édita des ouvrages dûs à des disciples du pape ; il publia des notices biographiques sur des catholiques pieux, tels que Madame Guyon et d’autres. Il publia, également, la vie d’un chrétien unitaire, dont il admirait l’inspiration religieuse. (On ne peut se représenter Calvin agissant, de même, à l’égard de Servet.) Il aimait à penser que le César païen, Antonin le Pieux, était de ceux qui, « venus d’Orient et d’Occident, seront assis dans le royaume des deux ».
Vraiment, la bonté illumine la carrière de Wesley. Pendant un de ses discours, un homme le frappa si rudement à la figure, que les yeux du prédicateur se remplirent de larmes ; il présenta l’autre joue... Et l’agresseur, honteux, se retira. Wesley était trop actif pour ne point montrer, parfois, quelque impatience ; mais il réparait ses vivacités. Un de ses compagnons de voyage lui ayant refusé un service, Wesley déclara : « Séparons-nous ! » Mais le lendemain, s’approchant du grincheux, il dit : « Ne voulez-vous pas me demander pardon ? – Nullement. – Eh bien ! moi, je vous demande pardon ! », s’écria le vieillard. Son ami fondit en lames, vaincu.
Cette bonté foncière se manifesta, d’une manière presque fabuleuse, dans le domaine de la bienfaisance. Quand les infirmités l’empêchèrent de tenir ses comptes, il écrivit : « Je n’essaierai pas plus longtemps, étant satisfait d’avoir économisé tout ce que j’ai pu, et donné tout ce que j’ai pu, c’est-à-dire tout ce que j’ai. » On estime qu’avec un salaire annuel de 750 francs, augmenté du produit de ses ouvrages, il a distribué, eu un demi-siècle, de 500.000 à 750.000 francs. Aux répartiteurs de l’impôt, il déclarait un jour : « J’ai deux cuillers en argent à Londres, et deux à Bristol ; c’est toute mon argenterie, el je n’en achèterai pas davantage, tant qu’un si grand nombre de pauvres manquent de pain. »
A propos de la misère à Londres, il affirmait, en 1753, que les contrées où règne le paganisme n’offrent pas de spectacles pareils. « Oh ! qui convertira l’Anglais en un honnête païen ? J’ai trouvé des malheureux dans des caves humides, d’autres dans des galetas, à moitié morts de faim et de froid, mais je n’en ai pas trouvé un seul, en état de se traîner, qui fût inoccupé. L’objection commune : « Ils sont misérables parce qu’ils sont paresseux », est méchamment et diaboliquement fausse. « Dix ans plus tard, pendant un rude hiver, il fit distribuer régulièrement de la soupe chaude à des troupes d’affamés, qui rodaient par les rues. Une personne lui ayant légué 25.000 francs, il les donna intégralement : « Je suis l’administrateur de Dieu pour les pauvres. » En 1777 : « Oh ! pourquoi les riches qui craignent Dieu ne visitent-ils pas, continuellement, les pauvres ?… J’ai vu un malade se traîner hors du lit, pour secourir sa femme en haillons et ses trois enfants à moitié nus, vivante image de la faim… Comment ne pas se réjouir à la pensée qu’il existe un autre monde que celui-ci ? »
Six jours avant sa mort, Wesley trouva l’énergie d’écrire à Wilberforce pour l’encourager à « combattre l’esclavage, cette exécrable infamie, qui est un scandale pour la religion, l’Angleterre et la nature humaine (3). »
(3) La conscience chrétienne restait encore dans les ténèbres, à cet égard. Whitefield lui-même, établi en Amérique, y était possesseur d’esclaves. Le fameux navire La fleur de mai (« Mayflower ») qui transporta dans le nouveau monde les « Pères pèlerins », pionniers de la liberté religieuse et démocratique, repartit, dès le voyage suivant, pour chercher une cargaison d’esclaves. Les puritains employèrent un bateau spécial pour la traite des noirs ; on appela ce voilier « Jésus ». (Voir Stanley Jones : The Christ of the lndian Road, p. 21.)
Le surlendemain, il resta longtemps assoupi. On l’entendit prononcer, à demi-voix, ces paroles : « Il n’y a point d’autre chemin, pour entrer dans le lieu très saint, que le sang de Jésus. »
Le mardi, veille de sa mort, il chanta d’une voix cassée deux cantiques de son frère Charles. Il réclama une plume et du papier, mais ses forces le trahirent. On lui demanda : « Que vouliez-vous écrire ? – Oh ! simplement : Dieu est avec nous ! »
Plus tard, il désira la prière. Puis, ayant essayé en vain d’adresser la parole à un ami, le moribond réussit à s’écrier : « Ce qui vaut le mieux, c’est que Dieu est avec nous ! » Il éleva les bras, et reprit avec une conviction victorieuse : « Ce qui vaut le mieux, c’est que Dieu est avec nous ! »
Le mercredi matin, 2 mars 1791, il soupira encore : « Adieu ! », et rendit l’esprit. A cette époque, l’étoile du terroriste Robespierre montait au ciel sanglant de la Révolution française. Quelle autre Révolution le pacifique Wesley avait accomplie ! Ce géant calme avait parcouru, en évangélisant, près de cent mille lieues, prêché quarante mille sermons, publié deux cents ouvrages (composés ou abrégés de sa main), écrit des montagnes de lettres, multiplié d’innombrables visites, géré les intérêts d’une société religieuse, fondée par lui, – l’Eglise méthodiste, – qui comptait, en Angleterre et en Amérique, 134.000 membres quand il mourut ; sans compter les milliers d’âmes amenées à Dieu par son ministère, et qui l’avaient devancé dans le monde invisible.
L’historien Macaulay déclare que « son génie pour le gouvernement n’était pas inférieur à celui de Richelieu ». Un autre écrivain observe que « son génie d’organisation égalait celui des grands fondateurs d’ordres monastiques. »
Au moment où Wesley préparait le réveil religieux, et la résurrection morale, de la Grande-Bretagne, Voltaire parcourait celle-ci en prédisant la fin du christianisme : « On est si tiède à présent sur tout cela, qu’il n’y a plus guère de fortune à faire pour une religion nouvelle ou renouvelée... Dans cinquante ans, la Bible sera un livre oublié. »