A l’opposite de la forme religieuse que nous venons de considérer, nous rencontrons celle qui consiste dans l’annulation plus ou moins complète, dans l’immolation de l’individualité humaine à la cause de la gloire de Dieu. L’homme ne se considère plus ici que comme un instrument absolument passif, comme un simple moyen, sans fin qui lui soit propre. Si la forme précédente correspondait à la morale de l’utilitarisme, celle-ci fait le pendant du principe de la morale indépendante. Les uns ont dit : faire le bien uniquement pour le bien ; les autres disent : faire le bien uniquement pour Dieu, sans aucun égard à sa satisfaction personnelle, et dût l’homme rencontrer dans cette voie la ruine et la perdition éternelles.
Les deux formes ou variétés dans lesquelles ce principe s’est traduit dans l’histoire sont le prédestinatianisme et le mysticisme.
Nous avons déjà répondu aux prédestinatiens, qui placent la gloire de Dieu dans l’extension quantitative de son être et dans la manifestation de sa puissance, que tout est de savoir si Dieu est glorifié davantage par des actes déterminés par lui-même et qui ne sont que les prolongements de sa propre activité, que par le culte libre de la créature ; si sa miséricorde et sa justice reçoivent des satisfactions plus dignes d’elles dans le cas où fidèles et infidèles sont fatalement voués au sort qui leur est faitx.
x – Voir Exposé, tome III, p. 329.
Nous répondons aux partisans de la religion désintéressée, qui proposent cette forme à nos efforts : Tout est de savoir si, dans la production des êtres libres, Dieu a réellement voulu leur félicité en même temps que sa gloire ; s’il a placé une des fins de la création dans la créature ou seulement en lui-même ; s’il les a destinés à l’être ou au non-être. Dans la première alternative, il ne saurait leur appartenir de vouloir pour eux-mêmes une fin autre que celle que Dieu lui-même a voulue ; de prétendre lutter de générosité avec Celui qui les a faits, en rentrant malgré Dieu, quoique sous prétexte de le glorifier, dans le néant d’où lui-même les avait tirés. La religion dite désintéressée, une des formes du culte du moi qui ne veut pas ce que Dieu veut et veut ce qu’il ne veut pas, fera retour par une voie clandestine au principe que nous venons de rejeter, à la religion du mérite, avec cette différence aggravante, que là l’homme était réputé ne rendre à Dieu que le service qu’il lui devait, et recevait de lui une rétribution équivalente à ce service, tandis qu’ici une prestation dépassant l’obligation est laissée sans récompense. C’est l’homme qui donne à Dieu plus qu’il ne lui revient ; c’est l’homme qui fait grâce au lieu de recevoir.
Comme nous le verrons, l’Ecriture est aussi opposée à l’une de ces aberrations qu’à l’autre. Tout en établissant le droit absolu de Dieu sur l’homme, elle connaît assez la nature humaine pour ne pas exiger de moi une prestation où je ne trouverais pas mon compte. L’Ecriture associe constamment la félicité à l’accomplissement du bien ; et si l’expérience me montre ces deux termes souvent isolés l’un de l’autre dans cette économie, elle m’invite à croire à un ordre de choses où cette harmonie si désirable sera enfin pleinement rétablie.
Nous réservons pour le chapitre de l’amour de Dieu, dans notre troisième partie, la critique d’une des formes de la religion désintéressée connue sous le nom de l’amour pur.