Les deux questions que nous venons de discuter étaient de nature abstraite et spéculative, et n’avaient que de lointaines relations avec le langage et les intuitions scripturaires. Il n’en est pas de même de celle qui fait l’objet de ce troisième article. Celle-ci intéresse déjà directement le cœur et la conscience ; mais la solution de la dualité qu’elle fait surgir devant notre esprit ne sera pas plus accessible à nos facultés que les précédentes.
En effet, le Bien absolu, tel qu’il s’actualise en Dieu, se décompose inévitablement pour notre esprit, et quel qu’en soit d’ailleurs le principe, en deux éléments constitutifs, en deux pôles également indispensables l’un à l’autre et à la notion complète de l’objet : l’élément que nous appelons égotiste, intensif ou concentrique, et l’élément communicatif, expansif ou transitif. Tout d’abord, le Moi absolu se veut, s’affirme, se pose, et pose en soi les fins de son activité soit interne, soit externe. Ce mode du Bien est la sainteté divine, considérée tout d’abord dans sa réalisation interne dans le sein de la vie divine elle-même. Cet élément est, disons-nous, le premier dans l’idée, car pour que Dieu veuille communiquer le Bien absolu en soi ou hors de soi, encore faut-il que Dieu soit, qu’il se veuille et qu’il se connaisse.
C’est cet élément de la nature divine qui fut proclamé par les êtres supérieurs aux oreilles du prophète dans la vision du temple, Ésaïe 6.3 ; et c’est à cet élément égotiste que se rapporte de préférence la première définition que saint Jean donne de Dieu : ὁ Θεὸς φῶς ἐστιν (1 Jean 1.5).
« La sainteté en Dieu est absolue, a dit avec raison M. Godetd ; si elle renferme une relation, ce ne peut être — et ici précisément est le mystère — que la relation de Dieu avec lui-même. En Dieu, pas de nature imposée, pas de penchant antérieur à la volonté réfléchie, pas d’instinct aveugle à subordonner ou à immoler ; au-dessus de Dieu, pas de volonté meilleure à laquelle il doive rapporter la sienne. La sainteté en Dieu, c’est la volonté calme, réfléchie, parfaitement transparente pour elle-même, libre et immuable tout ensemble, du bien qui est en Dieu, et de Dieu qui est le bien. C’est ce que veut exprimer saint Jean quand il dit : Dieu est lumière. »
d – Voir Sermon sur la sainteté divine, prononcé à Neuchâtel à l’ouverture de la réunion annuelle de la Société pastorale suisse, le 16 août 1861.
Mais l’autre mode du Bien absolu, sous lequel il se présente inévitablement aussi à notre esprit, est celui de la communication de soi, quel que soit d’ailleurs l’objet de cette communication ; celui à raison duquel le moi absolu veut, affirme, pose le non-soi, et pose dans cet autre les fins de son activité soit externe, soit interne ; c’est la charité divine, qui a fourni à la révélation scripturaire une seconde définition de Dieu : ὁ Θεὸς ἀγάπη ἐστίν (1 Jean 4.8).
Lequel de ces deux éléments, qui apparaissent dans la révélation juxtaposés l’un à l’autre, devra prévaloir sur son rival dans une conception définitive et synthétique de Dieu et du Bien ? Dieu est-il essentiellement sainteté ou essentiellement amour ? Voilà une question qui de tout temps a occupé et divisé les théologiens, soit qu’ils aient cherché à ramener l’amour à la sainteté ou la sainteté à l’amour.
Dans le discours que nous venons de citer, et dont le texte était Exode 6.3, M. Godet s’est prononcé résolument pour la première alternative :
« La sainteté de Dieu, voilà la pensée dominante de la religion dont nous sommes les ministres. C’est le trait distinctif de l’Evangile, son titre de gloire, d’avoir placé cette notion au faîte de tout le système des vérités religieuses ; c’est là ce qui en a fait la religion parfaite et impérissable. Et il n’y a pas de différence sur ce point entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Celui-ci fait ressortir plus nettement peut-être que le premier l’attribut de l’amour de Dieu ; la sainteté n’en occupe pas moins, dans l’un comme dans l’autre, la première place. Vous venez d’entendre la parole par laquelle les êtres les plus rapprochés de l’Eternel expriment leur adoration. Ils ne disent pas : Bon, bon, bon ! » mais : « Saint, saint, saint est l’Eternel des armées ! » Nous n’entendons pas non plus Jésus, dans les évangiles, appeler Dieu : « Bon, tendre Père ! » Mais nous l’entendons dire, dans le moment le plus solennel, avec un tremblement filial : « Père saint ! » Jean écrit sans doute dans sa première épître : « Dieu est amour, » mais il ne le fait qu’après avoir posé dans les premiers mots de la même épître cette base : « Dieu est lumière, » sainteté et vérité.
« L’amour de Dieu consiste dans la communication de son essence ; sa sainteté est son-essence elle-même. »
Le corollaire de cette détermination du Bien absolu, c’est que la fin essentielle de toute activité divine est placée en Dieu lui-même :
« S’il crée, c’est parce qu’il veut une reproduction, en une multitude de vivants exemplaires, de ce bien qui est lui-même ; s’il crée l’être libre, c’est que la liberté est la condition du bien et parce qu’il veut que la créature veuille le bien avec lui et le fasse comme lui : si, à côté de cette liberté dont il doue sa créature, il lui impose une nature qu’elle ne s’est point donnée et qui pèse sur sa volonté sans la contraindre, c’est pour qu’elle ait quelque chose à offrir à la volonté supérieure par qui elle subsiste : la volonté libre de la créature, c’est le sacrificateur ; la nature, le penchant, le goût, c’est la victime. »
A l’opposite de la conception que nous venons d’exposer, selon laquelle l’essence morale de l’Etre divin serait tout entière exprimée par la sainteté, nous rencontrons celle devenue beaucoup plus générale aujourd’hui, qui veut qu’elle soit tout entière exprimée par l’amour. Là, ramenant l’amour à la sainteté, l’on dit que Dieu aime par sainteté ; ici, ramenant la sainteté à l’amour, l’on dit que Dieu réalise sa sainteté en aimant. Cette seconde alternative est représentée par excellence dans la théologie contemporaine, par Ritschl et son école.
Selon Ritschl, la détermination essentielle de la volonté de Dieu est l’amour, et il n’est pas même possible ni permis de concevoir cette volonté en dehors de cette détermination.
Pour lui, la catégorie pure et simple de la personnalité rapportée à Dieu, serait une entité purement formelle, susceptible de recevoir toute sorte de déterminations, aussi stérile par conséquent que la formule panthéiste de l’être ; et si cette forme vide doit se remplir, c’est l’amour seul qui peut être ce contenue
e – Rechtf., tome III, page 256.
« En tant que nous pensons Dieu comme l’amour dans la relation de sa volonté avec la fin concrète du Royaume de Dieu, nous ne pensons rien qui soit antérieur à cette détermination de soi-même comme amour. Ou il est pensé ainsi, ou il n’est pas pensé du tout. Lorsque l’on se croit contraint de penser Dieu suivant l’analogie de la personnalité humaine, comme l’être infini, ou comme la personnalité indéterminée, ou comme le caractère quiescent qui opérerait en lui-même la détermination de soi comme amour, on ne pense pas Dieu dans ces suppositions. On penserait dans ce cas quelque chose qui devient. Mais l’on pense Dieu comme la volonté de l’amour, lorsqu’on suppose cette volonté dirigée vers la production du Royaume de Dieu, et l’on ne pense pas Dieu en dehors de cette supposition ».
Ensuite de ces principes, l’auteur écarte absolument l’alternative posée plus haut : si Dieu veut le bien, parce que c’est le bien pour lui, ou si quelque chose est bon par cela seul que Dieu le veut, puisque nous ne saurions concevoir correctement le Bien indépendamment de la forme de la volonté divine et de son contenu, l’amour.
Ici nous avons une réserve à faire, en contestant à l’auteur la légitimité de sa critique. Ritschl nous paraît bien moins éloigné de Duns Scot qu’il ne veut le reconnaître ; car si d’après les prémisses du système, nous ne connaissons la chose en soi que dans et par ses effets, et que la substance elle-même soit située au-delà de la portée de nos investigations, la détermination de la volonté divine que nous appelons l’amour, tout invariable qu’elle nous paraisse, n’a comme tout effet qu’une valeur expérimentale et subjective, et rien ne nous interdit de supposer à l’origine de cet effet et derrière ces déterminations, un principe inconstant, une cause indéterminée, l’Absolue liberté supposée par Duns Scot et par M. Secrétan, aussi bien que son contraire.
L’amour étant la détermination nécessaire de la volonté divine, au moins dans le champ de notre expérience, la sainteté divine ne saurait être conçue comme une existence indépendante :
« En tant que nous connaissons sa volonté comme amour, nous croyons que même ses dispensations impénétrables sont conformes à leur but pour lui et pour nous. Dès lors, la notion de sainteté qui accompagne la religion de l’Ancien Testament, et forme un arrière-fond irréductible aux déterminations de la grâce, de la fidélité et de la longanimité divines qui y sont reconnues, doit être repoussée. Les cas dans lesquels ce prédicat est exprimé dans le N. T. sont très rares, et leurs relations sont difficiles à saisir. En tout cas, sa signification n’est pas constitutive pour le N. T. »
Suit une série de citations du N. T. où l’on s’efforce de réduire la notion de sainteté à son minimum d’importance.
Nous opposons aux deux opinions opposées que nous venons de rapporter notre assertion répétée pour la troisième fois, que chacun des deux termes en présence se fausse en s’isolant, et que la déduction de l’un comme de l’autre aboutit à des conséquences à la fois irrationnelles et anti-scripturaires.
Si je cherche la synthèse des deux termes dans la sainteté, que je dise que si Dieu aime, c’est par sainteté, que la fin suprême de toute activité divine est en Dieu, n’étant pas dans la créature, je réduis la créature destinée à satisfaire un postulat placé dans l’Être divin, au rang d’instrument de la gloire divine ; mais cette diminution de la valeur de la créature implique une insuffisance intrinsèque de la nature divine elle-même à laquelle la créature devrait suppléer, et par conséquent un besoin, par conséquent enfin une nécessité en Dieu, à laquelle il devait être pourvu par l’être hors de lui.
Beck l’a dit sans doute avec grandeur et raison : L’égoïsme de Dieu est la vie du monde ! mais il ne s’agit pas ici de l’effet ; il s’agit du principe ; et les êtres que Dieu pose devant lui à cette fin qui est en lui et qui est lui, ne sont-ils pas devenus eo ipso les compléments de l’existence divine ? et comme il n’est pas présumable qu’un besoin existe dans l’Être absolu sans être satisfait, n’allons-nous pas conclure que la créature est nécessaire à Dieu — d’une nécessité morale, si l’on veut, mais qu’importe ? — comme Dieu à elle-même ? Le non-moi sacrifié au Moi suppose l’insuffisance intrinsèque du Moi.
Les objections tirées de la révélation scripturaire contre cette première synthèse, s’ajoutent à celles que nous venons de déduire par la voie du raisonnement. Si les séraphins disent : Saint, saint, saint, et non pas : Bon, bon, bon ! il reste que dans la loi déjà, et devant Moïse, Dieu se définit comme : « L’Eternel, le Dieu fort, pitoyable, miséricordieux, tardif en colère, abondant en miséricorde et en vérité » (Exode 24.6) ; et il est si vrai que dans le Décalogue lui-même la révélation de la miséricorde prime déjà celle de la justice, que les effets de l’une s’étendent jusqu’à la millième, et ceux de l’autre seulement jusqu’à la quatrième génération (Exode 34.7 ; 20.5). Nous constatons ensuite que si Dieu est appelé : Trois fois saint, il n’est pourtant nulle part défini comme saintetéf, tandis qu’il l’est comme amour, et que cette dernière définition, placée d’ailleurs au terme de toutes les autres, paraît destinée à les couronner et à les dépasser toutes.
f – Nous ne pensons pas que la définition : Dieu est lumière soit équivalente à : Dieu est sainteté. Le contexte de 1 Jean 1.5, nous montre que le rapport prédominant ici vise l’intelligence divine s’actualisant dans la conscience parfaite que Dieu a de lui-même, tandis que la sainteté est essentiellement un fait de volonté.
Les conséquences de la seconde alternative, qui consiste à résoudre la sainteté divine dans l’amour, nous paraîtront plus graves encore que celles de la première, et plus directement contraires aux intuitions scripturaires. Si la fin prédominante des activités est dans le non-moi, la perfection de l’Etre divin consistant à aimer non seulement tous les êtres réels mais tous les possibles, elle l’oblige aussi à les produire ; et voilà par une autre voie le monde redevenu nécessaire à l’Être parfait. Mais la volonté de se communiquer épuisant l’essence du Bien absolu, la force expansive étant au principe des choses livrée à elle-même, l’amour divin se convertit en une diffusion d’essence ; ce n’est plus une communication libre et spontanée, c’est une émanation, où le Moi disparaît dans l’Autre.
Cette détermination exclusive n’est pas moins condamnée par la révélation scripturaire que par le raisonnement. Il faut, pour la maintenir, retrancher résolument de la théologie, comme d’ailleurs Ritschl s’efforce de le faire, tous les éléments qui se rapportent à la justice punissante, et prétendre, contre l’évidence de nombreux textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, que la fin de la créature, même rebelle et punie, reste en elle-même ; que la peine décernée par la justice n’est elle-même qu’une des manifestations de la Bonté suprême ; qu’aucune créature de Dieu ne saurait être réduite au rang d’instrument, de monument de la justice ; que la haine dont Dieu hait le mal n’atteint jamais le méchant lui-même. Toutes ces considérations tirées de prémisses subjectives viendront toujours échouer contre l’eschatologie du Nouveau Testament.
Nous ne saurions mieux achever la réfutation de l’opinion que nous venons de combattre que par la citation suivante du discours précité sur la sainteté de Dieu :
« Essayez de poser la thèse contraire, et de subordonner en Dieu la sainteté à l’amour, et il vous devient impossible d’expliquer les manifestations de la justice divine qui, dans le gouvernement du monde, prennent évidemment place à côté de celles de l’amour. Certes, je ne m’étonne point du scandale que font éprouver à ceux qui placent l’amour au faîte de leur système religieux, toute une série de faits bibliques et tout un ordre de vérités scripturaires. Si la sainteté n’est en Dieu que le corollaire de l’amour, comment y aurait-il encore place dans le gouvernement divin pour des faits tels que l’extermination des Cananéens et l’endurcissement de Pharaon ? Comment admettre que des doctrines telles que celles de l’expiation par le sang de Christ, du jugement final et des peines éternelles puissent faire partie de la révélation divine ? Tout le côté de la justice doit être rayé de l’Evangile, du moment où l’on fait de la sainteté en Dieu, la fille de l’amour. »
Quelle que soit donc l’alternative à laquelle nous nous arrêtions pour y chercher la synthèse des deux termes dont nous apercevons successivement la nécessité, nous sommes condamnés dans un cas à absorber le monde en Dieu ; dans le second, à répandre Dieu dans le monde ; dans tous les deux, au détriment de l’un et de l’autre terme du rapport, dont chacun se trouve faussé dans son isolement même.
Nous comprenons que pour que Dieu se donne, il faut qu’il se possède, il faut qu’il s’affirme. Nous comprenons, d’un autre côté, que si Dieu s’affirme, se possède, se pose lui-même, c’est pour se communiquer ; que d’ailleurs, selon la révélation scripturaire, l’amour, mais l’amour saint, l’amour d’un Dieu qui est lumière, est la plus haute expression de l’essence divine ; nous croyons que c’est le mot humain amour qui répond le mieux à la réalité ineffable de l’Être divin ; mais nous croyons aussi que ce mot suprême est lui-même marqué dans toute langue humaine d’une insuffisance et d’une partialité qui le rend toujours en partie inadéquat à l’objet ; que la synthèse des deux termes : sainteté, amour, rapportée à la notion de Dieu, ne formera jamais un concept unique et saisissable comme tel à notre esprit, et que la notion du Bien absolu se décomposera toujours, dans l’intelligence et la terminologie humaines, dans celle de la Volonté absolue qui affirme et pose le Moi divin, et de la Volonté absolue qui affirme et pose le non-soi.
Nous résumons cette première section dans les trois propositions suivantes :
- Première proposition : Dieu veut être, et il veut être ;
- Deuxième proposition : Dieu est le Bien qu’il veut, et il veut le Bien qu’il est ;
- Troisième proposition : Etant et voulant le Bien, Dieu se veut soi-même et il veut le non-soi ; il est saint et il est amour.
Nous ajoutons toutefois que s’il nous est jamais donné d’entrevoir comme dans le lointain la possibilité de la solution d’un des problèmes que nous venons de poser, c’est le mystère de la Trinité qui nous promet le mot de ces autres mystères ; c’est dans le sanctuaire suprême d’une existence unique en trois personnes que nous chercherons et trouverons la résolution des dualités et des antithèses qui obsèdent actuellement notre intelligence.
Peut-être concevrons-nous un jour que l’amour saint qui est le Bien absolu, est à la fois, dans le sein de l’Être absolu, acte et état, activité absolument libre et absolument nécessaire, fait de nature autant que fait de volonté. Dans le mystère de cette existence unique de trois personnes, dont chacune a d’une manière absolue sa fin en elle-même et dans les deux autres, l’amour saint est à la fois le Bien que Dieu est, le Bien que Dieu veut et l’essence que Dieu veut être.