Dans la première période de l’histoire des dogmes, l’Église et ses docteurs affirmaient d’une manière unanime que Jésus-Christ était venu sur la terre pour accomplir l’œuvre de notre rédemption, laquelle se divise en trois points : la délivrance du péché et de Satan, ou la rédemption proprement dite ; la réconciliation avec Dieu, et la restauration de l’image divine en l’homme, ou la régénération et la sanctification. Cette œuvre, Jésus-Christ l’accomplit par son incarnation et sa vie tout entière, y compris sa mort et sa résurrection, mais d’une manière toute spéciale par sa mort, qui est le point essentiel de son œuvre. Telles sont les affirmations religieuses que nous retrouvons chez tous les Pères des premiers siècles.
Si, derrière l’affirmation du fait religieux, on cherche la formule scientifique de ce fait, on voit s’ébaucher, aux iie et iiie siècles une double théorie, celle de la rançon payée à Satan pour nous délivrer de lui, et celle du sacrifice offert à Dieu pour nous réconcilier avec lui. Ces deux théories se rencontrent à la fois chez Justin, Irénée et Origène, se mêlant et se combinant en proportions diverses. Mais c’est la première qui est sur le premier plan et qui tient la première place. Ce qui préoccupe avant tout, dans la question de la rédemption, c’est le rôle de Satan, ce sont ses droits sur nous, c’est l’esclavage où il nous tient par suite de la chute. Ce point de vue est conforme aux opinions qui régnaient en général à l’égard des démons. Aussi la rédemption apparaissait-elle avant tout comme une délivrance du joug de Satan, que Jésus vient combattre et vaincre par son obéissance, en lui laissant sa vie pour notre rançon. La théorie d’une réconciliation avec Dieu, accomplie par le sacrifice, se rencontre aussi, diversement accentuée, chez Justin, Irénée et Origène, mais toujours au second plan.
Ces deux théories se retrouvent dans la période qui nous occupe ; mais la seconde tend à supplanter la première. Au lieu d’être placé sur la rédemption de Satan, l’accent sera mis sur la réconciliation avec Dieu. Ce qui était au premier plan passera au second, et ce qui n’était que l’accessoire deviendra le principal. Ce qui provoque cette transformation, qui constitue un incontestable progrès, c’est la forme étrange et choquante que revêt la théorie de la rançon payée à Satan chez les Pères des ive et ve siècles. C’est dans Grégoire de Nysse que nous trouvons l’expression la plus scientifique et la plus développée de cette singulière théorie. Pour lui, la rédemption consiste avant tout en la délivrance du joug de Satan, auquel nous a asservi le péché. Sans doute, Dieu aurait pu nous délivrer par un acte souverain de sa toute-puissance, par un mot de sa bouche, comme il n’a fallu qu’un mot de sa bouche pour nous créer. Mais il n’y a de rédemption digne de Dieu que celle qui manifeste à la fois ses attributs divins, bonté, puissance, justice et sagesse. Or, telle est la rédemption qu’il a accomplie par Jésus-Christ.
La bonté de Dieu éclate dans le dessein même de la rédemption, lequel repose tout entier sur sa miséricorde. C’est en vertu de sa bonté qu’il a eu pitié des hommes et a voulu les sauver, et cette bonté est d’autant plus évidente qu’il en coûte davantage à Dieu de donner son Fils.
La puissance de Dieu éclate d’une manière incomparable dans son incarnation même. L’incarnation d’un Dieu est le miracle des miracles, le chef-d’œuvre de la toute-puissance divine.
La justice de Dieu a été manifestée en ce qu’il a tenu compte des droits que Satan avait acquis sur nous par la chute. Au lieu de se servir de sa toute-puissance pour arracher à Satan sa proie, Dieu lui a payé une rançon d’un prix infini. Une sorte de traité est intervenu, par lequel Dieu a offert Jésus-Christ en échange des hommes ; et Satan a accepté avec empressement, car il estime que la possession d’un être aussi pur, aussi saint que Jésus, est pour lui plus précieuse que celle de tous les hommes ensemble.
Enfin, la sagesse de Dieu éclate en ceci, que le marché conclu avec Satan est un marché habile, où tous les profits sont pour nous, et toutes les pertes pour Satan. En effet, Satan n’a pas su voir que cet homme si parfait était plus qu’un homme, que sous cette enveloppe mortelle se cachait le Fils de Dieu. Il n’a pas compris que cette rançon que Dieu lui offrait pour l’humanité, il ne pourrait la garder et serait contraint de la rendre. Et, de fait, c’est ce qui a eu lieu. Lorsque, par la mort de Jésus, l’enveloppe charnelle qui voilait sa divinité a été détruite, cette divinité est apparue au grand jour, et Satan a reculé d’épouvante. Il a dû laisser aller le Rédempteur avec les captifs qu’il avait délivrés.
Satan a donc été la dupe du marché qu’il a conclu avec Dieu. Il est tombé dans le piège qui a été habilement tendu sous ses pas. Semblable au poisson avide, il a été pris à l’hameçon que l’on avait caché sous une amorce trompeuse. Il y a eu une sorte de ruse de la part de Dieu, Grégoire de Nysse ne fait nulle difficulté de le reconnaître. Mais il justifie cette fourberie par plusieurs raisons. D’abord, elle fait honneur à l’habileté de Dieu et manifeste sa sagesse. Ensuite, à l’égard de Satan, elle constitue une juste revanche, une légitime représaille. C’est par un mensonge que Satan a séduit Adam ; or, c’est justice de tromper un trompeur et de le payer de sa propre monnaie. Enfin, le but de cette fraude, qui est la délivrance et le salut de l’humanité — tandis que le but du mensonge de Satan était sa ruine, — en justifie suffisamment l’emploi.
Cette idée d’une sainte ruse, par laquelle Dieu trompe le trompeur qui, par ses artifices, nous a rendus ses esclaves, se retrouve chez la plupart des docteurs latins du ive siècle et des siècles suivants. Ambroise reproduit en la développant l’image du poisson pris à l’hameçon (In ev. Luc). Léon-le-Grand (Serm. XXII, 3) et Grégoire le Grand (In ev. L. 1, etc.) y reviennent aussi. Pour ce dernier, Satan est le Léviathan des Écritures, et il a été pris à l’hameçon de la divinité de Jésus, auquel son humanité servait d’appât.
Il n’est pas besoin d’insister pour faire sentir ce que cette théorie a de défectueux. Elle fait jouer à Dieu un rôle indigne de lui ; elle le convainc de fourberie et semble sanctionner la maxime célèbre : la fin justifie les moyens. — De plus, comme Baur l’a remarqué, elle nous ramène au docétisme. L’humanité de Jésus n’est que le voile destiné à cacher sa divinité et à mettre en défaut la perspicacité de Satan. Cette humanité n’a plus de rôle actif ; ce n’est qu’un masque d’emprunt pour cacher la divinité, qui seule importe. Nous sommes loin de l’idée bien autrement profonde d’Irénée : Christ nous délivrant par son obéissance. — Enfin, on peut adresser à la théorie de Grégoire de Nysse le même reproche qu’à celle d’Irénée et à la conception commune aux Pères des premiers siècles : elle intervertit les rôles et met au premier rang, dans le drame de la rédemption, Satan au lieu de Dieu. C’est là un reste de dualisme qu’il faut attribuer à une influence gnostique et païenne : aussi Baur l’appelle-t-il théorie mythique ou dualiste.
Cette théorie rencontra un adversaire dans Grégoire de Nazianze.
Il proteste d’abord contre l’idée d’une rançon payée à Satan, parce que Satan, dit-il, n’a pas de droits légitimes sur nous : il n’est qu’un menteur et un usurpateur. Il s’indigne ensuite à la pensée que, pour prix de son usurpation et de son injuste tyrannie, Satan reçoive, non seulement une rançon de la part de Dieu, mais Dieu lui-même en rançon, dans la personne de Jésus-Christ. Du reste, il n’admet pas davantage une rançon payée à Dieu, car Dieu, dit-il, ne nous tenait pas en sa possession ; nous n’étions pas les captifs de Dieu. Comment aurait-il demandé le sacrifice de son propre Fils, lui qui n’a pas permis à Abraham d’immoler Isaac ?
Quant à la doctrine positive de Grégoire de Nazianze sur la rédemption, il est difficile de la déterminer, car Grégoire ne s’explique pas sur ce point. Il se borne à dire que la mort de Jésus-Christ fait partie du plan (οἰκονομία) du salut, ajoutant que, sur ce sujet, la discussion reste ouverte.
L’Église, en effet, n’a pas encore officiellement formulé, dans cette période, par l’organe de ses conciles, le dogme de la rédemption, comme elle a formulé ceux de la Trinité, de la personne de Jésus-Christ et du péché originel. Aussi y a-t-il assez de liberté et de diversité sur ce point. Tous les docteurs ne conçoivent pas de la même manière l’œuvre de délivrance par laquelle a été brisé le joug de Satan. A côté de l’idée d’un piège tendu, et quelquefois chez les mêmes docteurs qui la soutiennent, nous retrouvons l’ancienne idée d’une victoire remportée par Jésus-Christ sur le diable. Ainsi, Théodoret de Cyrrhe se représente la rédemption sous la forme d’une sorte de duel engagé entre Christ et Satan, Satan s’acharnant contre Christ et le harcelant par des tentations de toutes sortes, Christ résistant à ces attaques et sortant vainqueur du combat, grâce à son obéissance et à sa sainteté parfaites. C’est à peu près l’idée de Justin, développée aussi par Irénée.
Augustin expose une théorie analogue. Il reconnaît à Satan des droits sur nous ; nous les lui avons donnés par nos péchés, ou plutôt c’est Adam qui, par sa chute, a constitué Satan son maître et le nôtre. Or, Jésus-Christ étant demeuré parfaitement saint, Satan n’avait aucun droit sur lui. Il a donc commis un abus de pouvoir, un attentat, en mettant la main sur Jésus et en le faisant mourir, et, par là, il a perdu ses droits sur les hommes qu’il retenait légitimement captifs. Christ a acquis, au contraire, des droits sur Satan ; il a pu, en quelque sorte, lui imposer notre rédemption à titre de dommages-intérêts. C’est en ce sens que la mort de Jésus-Christ est la rançon de nos âmes, et qu’elle consomme la défaite de Satan, qui détruit pour ainsi dire son empire de ses propres mains (De Trinit. XIII).
Quelquefois aussi, comme dans l’écrit sur l’Incarnation, attribué à Athanase, c’est la mort qui prend la place de Satan. C’est elle qui règne sur nous ; c’est elle qui est vaincue par Jésus-Christ ; c’est à elle qu’il laisse sa vie pour notre rançon. — Ceci, à vrai dire, ressemble plus à de poétiques images qu’à une conception théologique rigoureuse.
A côté de l’idée de la délivrance de Satan, se retrouve, dans cette période, l’idée de la réconciliation avec Dieu par le sacrifice de la croix. Et celle-ci tend à s’accentuer d’autant plus que l’autre revêt davantage la forme choquante que nous avons relevée chez Grégoire de Nysse, Ambroise et Grégoire le Grand. Elle tend visiblement à se supplanter à la première, et à devenir le centre de la doctrine tout entière de la rédemption. C’est Athanase qui, le premier, donne à cette seconde théorie une forme scientifique.
Ce qui distingue la théorie d’Athanase, et marque un progrès décisif dans la conception du dogme, c’est que ce n’est plus Satan, mais Dieu, qui occupe la première place et joue le premier rôle. Ce n’est plus de nos rapports avec Satan, mais de nos rapports avec Dieu, qu’il s’agit avant tout. L’essentiel, dans la rédemption, c’est la réconciliation avec Dieu. Aussi n’est-ce pas à cause de Satan, mais à cause de Dieu, que la mort de Jésus est nécessaire. — Voici l’enchaînement des idées d’Athanase.
Il pose en principe que la mort est tout ensemble la conséquence naturelle de la chute et la peine prononcée par Dieu contre le péché. En effet, la chute consiste essentiellement en ce que l’homme s’est éloigné de Dieu et l’a abandonné. Or, Dieu est la source de la vie — αὐτοζώη ; — s’éloigner de lui, c’est s’éloigner de la vie, tomber dans la mort — φθόρα τοῦ θανάτου. — Mais cet abandon de Dieu, qui constitue la chute, s’est manifesté par un fait, la transgression d’un commandement auquel Dieu avait attaché une sanction. « Au jour où tu en mangeras, avait-il dit, tu mourras. » Aussi, en violant ce commandement, Adam, et avec lui toute l’humanité, est tombé sous le coup de la sentence que Dieu avait prononcée.
Dès lors se pose cette alternative : ou bien Dieu, fidèle à sa parole, exécutera sa sentence, et laissera l’humanité devenir la proie de la corruption et de la mort ; ou bien il aura pitié des hommes, et annulera sa sentence. Mais chacune de ces deux hypothèses est impossible. La première contredit la bonté de Dieu, la seconde contredit sa véracité — οὐκ ἀληθὴς γὰρ ἦν ὁ θεὸς, εἰ, εἰπόντος αὐτοῦ ἀποθνήσκειν ἡμᾶς, μὴ ἀπέθνησκεν ὁ ἄνθρωπος — (De incarnat., 6). Mais Dieu a trouvé un moyen de concilier ces exigences contradictoires. Il a envoyé son Fils dans le monde, pour qu’il prît la place de l’homme, et qu’il mourût sur la croix pour le délivrer de la mort. Par la mort de Jésus-Christ, qui s’est fait le représentant de l’humanité pécheresse, la sentence prononcée en Éden se trouve exécutée, et Dieu peut, sans se déjuger, sans se contredire, sans ébranler les fondements de l’ordre moral qu’il a lui-même établis, pardonner aux hommes et lever la sentence qui les frappait de mort.
Tel est le point de vue général d’Athanase. En entrant dans les détails, nous retrouverions chez lui les trois éléments déjà signalés par Irénée et Origène dans l’œuvre de la rédemption, mais sous une forme un peu différente :
1° Rédemption, ou délivrance. — Jésus-Christ nous délivre, non pas de Satan, mais de la mort, sous laquelle nous tient la sentence prononcée contre le péché par la loi, ou plutôt, prononcée par Dieu la veille de la chute. La mort de Jésus est donc une rançon payée, non à Satan, mais à Dieu et à sa justice. — Quelquefois, Athanase présente la chose un peu autrement. Le Logos, qui habite dans le corps de Jésus, est la vie, la vie absolue. Dieu lui a donné d’avoir la vie en lui-même et d’être la source de la vie. Quand la mort a touché le corps de Jésus, elle a été subitement mise en contact avec le Logos — avec la vie, par conséquent, — et a été aussitôt engloutie et détruite par la vie. La résurrection glorieuse du troisième jour a été le signe éclatant de cette défaite de la mort, de cette victoire de la vie.
2° Réconciliation. — La réconciliation opérée par Jésus-Christ est mutuelle et réciproque. Il nous réconcilie avec Dieu et réconcilie Dieu avec nous, en payant pour nous la double dette qui était cause d’inimitié entre nous et lui. D’une part, il accomplit la loi : il est parfaitement obéissant et saint. Et, d’autre part, il subit la sentence de la loi.
3° Régénération. — L’œuvre de la régénération est étroitement rattachée par Athanase à la personne de Jésus-Christ. Le Fils est l’image parfaite du Père, la source unique et intarissable de la vie. Voilà pourquoi, en s’unissant à l’humanité, il rétablit en elle l’image divine et lui communique la vie.
Comme la mort avait été la conséquence naturelle et nécessaire de l’abandon de Dieu, la vie est la conséquence du don de Dieu à l’homme, en la personne de Jésus-Christ. Et ici Athanase prend le mot « vie » à la fois au sens physique et au sens spirituel. Comme le résultat du péché, c’est-à-dire de l’éloignement de Dieu, c’est la mort du corps et de l’âme, ainsi la rédemption, le don de Dieu à l’homme et le retour de l’homme vers Dieu, c’est la résurrection du corps et le rétablissement de la vie spirituelle. Tous les hommes ressuscitent en Christ comme ils meurent en Adam, et Christ ressuscité devient en eux un principe de vie nouvelle.
Cette théorie marque un progrès considérable dans la conception du dogme de la rédemption. Sur ce point, Athanase dépasse Irénée et prépare Anselme :
1° Je mentionne sans y revenir le fait que Satan s’efface et que Dieu et l’homme restent seuls en présence ;
2° L’idée de substitution et de satisfaction est plus fortement accentuée qu’elle ne l’avait été jusque-là. On trouve déjà chez Athanase les éléments de la satisfactio vicaria d’Anselme. Il y a pour lui substitution et satisfaction à la fois dans l’obéissance de Jésus-Christ et dans sa mort. En vertu de l’incarnation, le Fils de Dieu est devenu fils de l’homme ; il a revêtu notre humanité ; il a incarné en lui notre race tout entière ; il s’est substitué à nous ; il a pris notre place ; il a obéi pour nous et il est mort pour nous. Il paie pour tous la dette de tous — ὑπὲρ πάντων θυσία ἀντὶ πάντων. — Il donne sa vie pour tous — ἀντίψυκον ὑπὲρ πάντων ;
3° Athanase insiste sur la nécessité de cette double satisfaction. La simple conversion du pécheur — μετάνοια, impliquant repentance et amendement, — ne suffirait pas, car il faut que la dette du passé soit payée et que la sentence prononcée par Dieu contre le pécheur ait son accomplissement. L’obéissance et la mort de Jésus peuvent seules donner à la loi de Dieu la double satisfaction qu’elle réclame. — Il est à remarquer que cette double satisfaction est déclarée nécessaire au point de vue de Dieu même. Cette nécessité se fonde sur la nature de Dieu, sur ses attributs éternels, l’amour et la sainteté ; surtout la sainteté, car l’amour de Dieu ne peut s’exercer aux dépens de sa sainteté. La véracité divine, qui joue un rôle si considérable dans la théorie d’Athanase, n’est qu’un des aspects de cette sainteté divine. Dieu ne peut pas être trouvé menteur. Il ne peut ni se déjuger ni se contredire. Il ne peut pas manquer à sa propre parole et violer les lois qu’il a établies. Voilà pourquoi le Fils de Dieu vient mourir à notre place. Athanase insiste avec raison sur la nécessité morale qui oblige Dieu à observer tout le premier les lois de l’ordre moral auxquelles il a soumis toutes les créatures intelligentes et libres.
C’est là une vérité que je considère comme essentielle, et qui fonde la nécessité de l’expiation. Dieu est obligé par la loi morale dont il est l’auteur. Il ne ressemble pas aux Pharisiens et aux docteurs dont parle Jésus, qui « discutent et ne font pas », qui « lient des fardeaux qu’ils ne voudraient pas remuer du doigt ». Il observe sa propre loi. Il ne peut l’abroger par un acte arbitraire. Il ne peut pardonner aux pécheurs, qu’à la condition que la sentence prononcée par la loi contre le péché soit exécutée, que le péché soit jugé et condamné par le même acte qui absout le pécheur. C’est ce qui a eu lieu sur la croix. Et ce sacrifice répond tout ensemble aux exigences de la conscience — qui ne pardonne pas le péché non expié, — aux exigences de l’immuable sainteté et de la justice de Dieu, et enfin aux exigences de l’ordre universel, dont les fondements mêmes seraient ébranlés, si la loi et ses sanctions étaient arbitrairement abrogées.
On pourrait cependant adresser un reproche à la théorie d’Athanase. Il rétrécit trop les termes de la question. Il met trop exclusivement en cause la parole de menace de Dieu : « Tu mourras. » Il insiste d’une manière excessive sur le châtiment physique du péché, la mort, en laissant trop dans l’ombre le péché lui-même et ses conséquences spirituelles. Le péché n’a pas seulement pour conséquence, comme on pourrait le croire d’après Athanase, la mort physique, mais surtout la mort spirituelle, la séparation de Dieu. C’est là la vraie malédiction du péché. Par là, Athanase est conduit à ôter à l’expiation accomplie par Jésus sur la croix, son élément le plus tragique et le plus douloureux. Il ne voit sur le Calvaire que Jésus souffrant la mort physique, pour que la parole prononcée par Dieu en Eden ait son accomplissement. Or, il y a quelque chose de plus au Calvaire. Il y a le péché lui-même subissant le jugement et la condamnation de Dieu. Il y a Jésus chargé volontairement de nos péchés, devenu un symbole de péché, quoi qu’innocent et saint, goûtant l’abandon de Dieu, savourant la suprême malédiction du péché et s’écriant : « Mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il fallait cela, pour qu’il fût constaté avec éclat, à la face de toutes les créatures intelligentes, que le Dieu saint ne peut avoir aucun contact avec le péché, qu’il s’en éloigne et tient le pécheur séparé de lui. Là, le péché a été jugé et condamné comme il ne l’a été nulle part. Et cela était nécessaire pour que le pardon pût être accordé.
Malgré cette lacune, il demeure vrai que la théorie d’Athanase marque un progrès décisif dans le développement dû dogme, en ce qu’elle pose la question sur son vrai terrain, le terrain éthique, celui de nos rapports avec Dieu et avec sa loi, des exigences de la justice divine envers nous.
Depuis Athanase, cet élément a toujours eu sa place dans les théories de la rédemption. Il est très accentué dans Cyrille de Jérusalem, dont la doctrine de la rédemption offre quelques traits remarquables :
1° Cyrille insiste avec force sur le rapport intime qui unit la personne du Rédempteur et l’œuvre de la rédemption. Jésus-Christ est la victime de propitiation offerte pour les péchés du monde, et ce qui fait le prix de son sacrifice, c’est précisément le caractère unique de sa personne : il est le Fils de Dieu devenu le fils de l’homme, ayant vécu sans aucun péché. S’il peut s’offrir seul pour tous — ἀντίλυτρον ἐπὶ πάντων, — c’est qu’il vaut seul autant et plus que tous — ὁ τῶν ὅλων ἀντάξιος — Aux yeux de Dieu, en effet, l’obéissance parfaite de Jésus est beaucoup plus que l’équivalent de la nôtre, et la valeur de ses souffrances et de sa mort est infinie, comme celle de son obéissance ;
2° Cyrille insiste en second lieu sur les paroles : « Eli !Eli ! lamma sabachtani ? » Il y voit la preuve que Jésus a senti sur la croix l’abandon de Dieu, lequel est la suprême malédiction de la loi. « Par suite de la transgression d’Adam, dit-il, toute l’humanité est maudite et abandonnée de Dieu. Le Fils, devenu homme, a pris la place de l’humanité ; il a donc connu cet abandon et cette malédiction, et il a pu s’écrier : « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? » — Ainsi, Jésus a subi le jugement porté contre le péché ;
3° Du reste, Cyrille n’insiste pas moins sur la part de l’obéissance de Jésus dans l’œuvre de notre rédemption. Les suites de l’obéissance du premier homme ne pouvaient être réparées que par l’obéissance d’un autre homme, qui fût le second Adam ; et voilà pourquoi le Fils de Dieu s’est fait homme, est devenu le second Adam, et s’est rendu obéissant jusqu’à la mort de la croix. Par sa justice parfaite, il a rendu toute l’humanité juste devant Dieu, — virtuellement du moins, car il faut que chaque individu s’approprie cette justice par la foi.
L’élément relevé par Athanase et Cyrille se retrouve chez les docteurs mêmes qui sont demeurés fidèles à l’ancienne conception, d’après laquelle Satan tient la première place dans le drame de la Rédemption : Théodoret, Augustin, Ambroise, Grégoire le Grand.
Théodoret, par exemple, à qui la rédemption apparaît comme un combat singulier, où Jésus-Christ triomphe de Satan, voit aussi dans la mort de Christ un jugement prononcé par Dieu contre le péché, la malédiction de la loi s’accomplissant à l’égard de celui qui s’est fait notre représentant devant Dieu.
Augustin, qui insiste surtout sur ce fait, que Christ nous délivre de Satan, parle aussi de la délivrance de la colère de Dieu et de la puissance du péché. Christ est alors, pour lui, notre victime propitiatoire, et sa mort est le châtiment de notre péché. Christ se charge de la malédiction de la loi et nous en délivre — ex maledictione venit benedictio. — Le péché est donc maudit et condamné en lui sur la croix.
Nous retrouvons des déclarations analogues chez Ambroise et chez Grégoire le Grand, pour qui la mort de Jésus-Christ est un piège tendu à Satan. Nous lisons, par exemple, dans Ambroise : Suscepit mortem ut impleretur sententia ; judicato satisfecit per maledictionem carnis. — Et Grégoire le Grand nous montre dans la mort de la croix un sacrifice expiatoire offert à Dieu en notre faveur.
C’est ainsi que nous voyons s’élaborer pendant cette période une théorie de la rédemption conçue comme une réconciliation avec Dieu, théorie qui tend à remplacer celle de la délivrance de Satan. De plus en plus on se place, pour étudier le grand fait de la rédemption, au point de vue de Dieu, des saintes exigences de sa loi, de ses attributs éternels de justice et d’amour. Toutefois, la doctrine est encore un peu flottante et incertaine ; les divers éléments qui s’y rencontrent ne sont pas ramenés à l’unité d’un ensemble systématique. Ce travail de systématisation et de fixation définitive, déjà accompli par les grands conciles orientaux et par le symbole Quicumque pour les doctrines de la Trinité et de la personne de Christ, ne s’accomplira, pour le dogme de la rédemption, que dans la période suivante.
Les grandes controverses christologiques qui se livraient pendant la période qui nous occupe en ce moment, firent sentir leur influence sur le développement du dogme de la rédemption. On insiste sur le rapport profond qui existe entre la personne de Jésus-Christ et son œuvre. Tous les docteurs orthodoxes s’attachent à montrer que Jésus n’est le Rédempteur qu’à la condition d’être à la fois vrai homme et vrai Dieu.
Contre les Ariens, Athanase et les Nicéens établissent que, si Jésus-Christ n’était qu’une créature et non pas le Fils éternel de Dieu, consubstantiel au Père, il n’aurait pu nous sauver. Car il n’aurait pu vaincre Satan et la mort ; ses souffrances n’auraient pas eu assez de valeur pour nous réconcilier avec Dieu, et enfin, il n’aurait pu régénérer l’humanité en lui communiquant la vie et l’immortalité.
Contre les Apollinaristes et les Eutychéens, on établissait que, si Jésus-Christ n’avait pas été pleinement homme, il n’aurait pu payer notre dette, satisfaire pour nous. Son obéissance et ses souffrances n’auraient pu nous être imputées. — Ipsa natura suscipienda erat, quœ liberanda — dit Augustin.
On ajoutait qu’il fallait que l’homme, en Jésus-Christ, fût resté parfaitement saint, pour que son obéissance fût parfaite et sa souffrance expiatoire. Pour être saint, il fallait qu’il échappât à la souillure héréditaire, au péché originel. Et, pour échapper à cette contagion, il fallait qu’il ne naquît pas à la façon des autres hommes. Ainsi, la naissance miraculeuse du Sauveur était fondée sur une nécessité sotériologique. « Il fallait, dit Augustin, que Jésus-Christ fût né d’une vierge pour qu’il fût exempt de la souillure originelle qui se transmet par la génération, et qui rend l’homme esclave du péché. »
Enfin, une dernière question se posait à propos de l’œuvre rédemptrice : quelle en est l’étendue ? — Il suffit de noter sur ce point-là les deux faits suivants :
1° La doctrine de la prédication aux morts, qui tenait une place considérable chez les anciens Pères, se retrouve encore affirmée au ive siècle, surtout dans la prédication, sous une forme poétique et mythologique : par exemple, chez Ephrem. Et la descente aux enfers est définitivement inscrite dans le symbole apostolique, au ve siècle. Mais, dès ce même siècle, cette doctrine se transforme et devient celle du purgatoire ;
2° L’opinion universaliste d’Origène, — d’après laquelle le bienfait de la rédemption s’étend à toutes les créatures, aux anges et aux démons aussi bien qu’aux hommes, — est reproduite par quelques docteurs du ive siècle, mais condamnée au commencement du ve, à la suite de la controverse origéniste. On s’accorde désormais à penser que la rédemption accomplie par Jésus-Christ ne concerne que les hommes. Nous verrons bientôt comment Augustin, par sa doctrine de la prédestination, restreint encore la portée de l’œuvre du Sauveur en l’appliquant aux seuls élus.
Au iie et au iiie siècle, les Pères s’accordaient unanimement à reconnaître que trois conditions sont nécessaires pour participer au salut : la repentance, la foi et la sanctification. Mais on distinguait parmi eux deux tendances : la tendance paulinienne, qui porte à affirmer la justification par la foi, et qui était la tendance dominante, — et la tendance à substituer le salut par les œuvres au salut par la foi, tendance qui s’était manifestée de bonne heure dans l’Église.
Nous retrouvons dans la période présente les mêmes affirmations communes, et les mêmes divergences. Seulement, la doctrine du salut par les œuvres s’accentue toujours plus et tend à remplacer. celle du salut par la foi. Cette grave transformation est le fait capital de la période, quant à la doctrine du salut. Elle s’accomplit sous l’influence de diverses causes.
D’abord, la doctrine du salut par le mérite des œuvres répond à certains instincts du cœur naturel de l’homme. Être sauvé par grâce, par la foi, cela répugne à son orgueil. Il veut être quelque chose dans son salut, et y mettre du sien pour en tirer gloire.
A cette cause toute psychologique, et qu’il faut placer au premier rang, s’en ajoutèrent d’autres d’un caractère plus extérieur : par exemple, l’influence des controverses théologiques et de l’abus que l’on fit de la théologie, confondue trop souvent avec la religion, de telle sorte que les formules les plus abstraites et les plus compliquées étaient imposées comme vérités nécessaires à croire pour être sauvé. Ajoutez à cela que le résultat de certaines controverses, comme les controverses christologiques et pélagiennes, avait été funeste à la pureté de la doctrine évangélique. Les premières, en diminuant l’humanité de Jésus, avaient compromis son œuvre médiatrice et rédemptrice ; et sa place, demeurée vide entre le ciel et la terre, avait été remplie par les saints, le prêtre et le salut par les œuvres. Les secondes avaient abouti au triomphe d’une doctrine qui faisait grande la part des forces et des mérites de l’homme. Enfin les progrès de la tendance hiérarchique et autoritaire influèrent aussi sur la doctrine du salut. C’est le clergé qui désigna les œuvres pies et méritoires, et cet office grandit son pouvoir.
La transformation s’accomplit lentement. Au ive siècle, les deux doctrines du salut par la foi et par les œuvres sont également professées, et les deux tendances se font en quelque sorte équilibre. Dès le ve, le triomphe de la doctrine des œuvres s’accentue et va désormais croissant, jusqu’à ce que la doctrine paulinienne n’ait plus que quelques représentants isolés et désavoués par l’Église. — Cette transformation se trahit dès le ive siècle par des signes non équivoques.
1° Tandis que, dans la première période, on présentait le plus souvent la foi comme étant la condition unique et suffisante du salut, parce qu’elle renferme en elle-même les deux autres, la repentance qu’elle suppose, et la sanctification qu’elle produit, — désormais on ne parle plus que très rarement du salut par la foi seule. On réclame presque toujours la foi et les œuvres (celles-ci comprenant la repentance et la sainteté) ;
2° C’est que la notion de la foi a changé. La foi n’est plus l’acte profond et mystique qu’elle était pour saint Paul, la confiance et le don du cœur, la détermination de la volonté, — acte moral où intervient l’homme tout entier, et par lequel il s’unit d’une manière directe, personnelle, vivante, a la personne vivante de Jésus-Christ, devenant le sarment dont il est le cep, et tirant de lui la sève et la vie comme la branche les tire du tronc. Elle devient un acte de l’intelligence, une adhésion de l’esprit à des vérités révélées, ou même à des formules théologiques. En un mot, la foi est réduite à l’orthodoxie de la croyance. Et cela est toujours plus sensible, à mesure que se poursuit le développement dogmatique et que les conciles ajoutent formule à formule. Dès lors, il n’est pas étonnant que la foi ne puisse à elle seule donner le salut. Elle est stérile, car elle ne contient pas la repentance et ne produit pas la sanctification. Ce sont là deux choses entièrement distinctes et indépendantes d’elle. On peut avoir une croyance orthodoxe sans que le cœur et la vie soient changés. Voilà pourquoi on exige, à côté de la foi, les bonnes œuvres, dont la foi ne saurait plus tenir lieu et n’est plus le gage. Cyrille de Jérusalem, par exemple, distingue deux parties dans la religion, la foi orthodoxe et les bonnes œuvres. L’une de ces deux parties sans l’autre ne saurait être agréable à Dieu (Catechet., IV, 2). Distinction significative, qui montre à quel point la notion de la foi a changé ;
3° La notion de la repentance et celle de la sanctification ne se sont pas moins modifiées. Comme la foi est devenue une adhésion tout intellectuelle et extérieure à des vérités théologiques, la repentance et la sanctification se transforment en œuvres extérieures. La première devient la pénitence, et la seconde, les bonnes œuvres. On parle encore, sans doute, de contrition du cœur et de sentiment douloureux du péché ; mais on parle surtout d’œuvres de pénitence, d’aumônes, de jeûnes et de prières, qui sont d’abord le signe du deuil intérieur et de la repentance vraie, mais qui tendent à remplacer les réalités qu’ils représentent. De même, on parle encore de la vie nouvelle, du changement du cœur, de l’amour de Dieu et du prochain prenant la place de l’égoïsme naturel ; mais on parle surtout des œuvres de la charité, œuvres tout extérieures comme celles de la pénitence, qui, après avoir été la manifestation visible des sentiments et des réalités intérieures, finissent par en tenir lieu. La repentance et la sanctification étant ainsi devenues des œuvres extérieures, comme la foi elle-même, s’ajoutent du dehors, se juxtaposent à la foi. Celle-ci ne les contient plus, ne les porte plus comme l’arbre porte ses fruits. Il n’y a plus de lien vivant entre ces trois choses, parce qu’elles sont devenues des choses mortes.
Parmi ces œuvres méritoires, quelques-unes sont réputées plus méritoires encore que les autres. C’est d’abord le martyre ; ensuite le célibat et la virginité ; en troisième lieu la pauvreté volontaire, les rigueurs du désert et du cloître, et tout ce martyre de l’ascétisme qui remplace, dans l’imagination populaire, le glorieux martyre de la persécution. De là, deux sortes de sainteté et de vertus, et deux sortes de morale : la sainteté et les vertus de tous et celles de quelques-uns qui sont les parfaits ; la morale de précepte et la morale de conseil. Il y a des œuvres strictement nécessaires pour le salut, et des œuvres de surcroît ou surérogaroires.
Cette croyance à des vertus de surcroît conduisit à la doctrine de l’intercession des martyrs et des saints. Après avoir recherché leurs prières pendant leur vie, on leur demanda leurs prières après leur mort ; ils devinrent des intermédiaires, des patrons, des avocats, qui obtenaient pour les hommes des grâces divines. On introduisit dans le culte la formule de prière : ora pro nobis. C’est Ambroise qui marque la transition entre les deux pratiques. On enseigna d’abord que Dieu inspirait aux saints de prier en notre faveur ; plus tard on les pria de prier Dieu pour nous ; plus tard enfin, on en vint à les prier tout simplement eux-mêmes.
La théorie des mérites réversibles des saints commence aussi à prendre faveur dès ce temps-là. Elle deviendra, dans la période suivante, la théorie célèbre des indulgences, trésor des vertus surérogatoires des saints, dont l’Église est la souveraine dispensatrice.
Une autre distinction, qui correspond à celle des vertus nécessaires et des vertus surérogatoires, est celle des péchés mortels et des péchés véniels. On invoquait pour la soutenir le passage 1 Jean 5.16-17 : Ἔστιν ἁμαρτία πρὸς θάνατον… καὶ ἔστιν ἁμαρτία οὐ πρὸς θάνατον. — Les péchés mortels impliquent la violation de l’un des grands commandements de Dieu, inscrits au décalogue, et ils entraînent la condamnation éternelle. Pour qu’ils soient expiés, il faut les confesser aux prêtres, qui, en vertu du pouvoir des clefs, dont ils sont dépositaires, en déchargent la conscience après avoir prescrit certaines pénitences — aumônes, prières, jeûnes, — que le pécheur est tenu d’accomplir religieusement. Les péchés véniels, ou pardonnables, sont des fautes moins graves, où le salut n’est pas engagé. Ce sont les petites misères dont personne n’est exempt, parce qu’elles tiennent à l’infirmité humaine. Elles peuvent être rachetées par le fidèle lui-même, sans recourir au prêtre, soit au moyen de pénitences, soit au moyen de bonnes œuvres qu’il s’impose volontairement. Cette doctrine repose sur une conception erronée de la vie morale, qui est considérée comme composée d’actes isolés et juxtaposés. Ceux-ci se correspondent et se contrebalancent réciproquement, les petites œuvres compensant les petits péchés, et les grandes œuvres faisant équilibre aux grands péchés.
Malgré toutes ces erreurs, la grande doctrine paulinienne a cependant encore des représentants dans l’Église. Augustin est le plus illustre. Il fait de la foi la condition essentielle et suffisante — sinon unique — du salut. La foi est pour lui, avant tout, une confiance en Dieu. Il y voit, comme plus tard Calvin, la certitude que Dieu sera fidèle à tenir ses promesses, et à nous donner tout ce qui nous est nécessaire pour notre salut, en particulier, à nous donner sa grâce, pour nous rendre capable de persévérer dans le bien. Mais ce qui prouve que la doctrine augustinienne était contraire au courant général, c’est le peu de sympathie qu’elle rencontre dans l’Église, et la réaction qu’elle provoqua contre elle. Et Augustin lui-même, en maint passage de ses écrits, fait des concessions à l’opinion dominante.
Une question plus importante, qui tient une grande place dans les controverses de cette période, c’est la part respective de l’homme et de Dieu dans l’œuvre du salut, ou la question de la grâce et de la liberté.
Au ive siècle, et avant Augustin, l’état de la question et les opinions des docteurs sont à peu près les mêmes que dans la période précédente. On s’accorde à reconnaître qu’il faut, pour entrer et persévérer dans la voie du salut, un effort continu de la volonté humaine et un secours continu de la grâce divine. Mais on ne détermine pas d’une manière précise en quoi consiste cette grâce, quelle part lui revient dans le salut, dans quels rapports elle se trouve avec la liberté humaine.
On entend le mot « grâce » dans un sens large et général, car on range parmi les effets ou les dons de la grâce :
1° Les forces naturelles de l’homme, son intelligence, sa conscience, sa volonté ; en un mot, tout ce qu’on opposera plus tard à la grâce sous le nom de nature ;
2° Le christianisme avec ses dispensations miséricordieuses : Jésus-Christ, son œuvre, son enseignement, sa mort ;
3° Dans un sens plus restreint, l’action directe de Dieu sur l’homme, par laquelle il l’excite au bien et lui donne la volonté et la force de l’accomplir. — C’est cette dernière signification qui prévaudra plus tard.
Quant à la part respective de Dieu et de l’homme, de la grâce et de la liberté, on s’accorde à penser que c’est l’homme qui commence ce que Dieu achève ensuite.
Ainsi, c’est l’homme qui se repent, et la repentance précède la grâce. La première chose à faire, c’est de détester et de condamner son péché : après cela seulement la grâce peut nous en délivrer. — Præcedit pænitentia, dit Ambroise, sequitur gratia ; débet enim pænitentia prius damnare peccatum, ut gratia possit absolvere (Ep. 9.76).
C’est aussi l’homme qui croit. La foi implique un acte de libre volonté de sa part, et elle est nécessaire, aussi bien que la repentance, à l’exercice de la grâce. « La grâce n’agit que sur les croyants », dit Cyrille de Jérusalem. (Catech., 1, 3).
Enfin, le premier pas dans la pratique du bien appartient aussi à l’homme. « Nous devons commencer par choisir le bien, dit Chrysostôme ; c’est seulement après ce libre choix de notre part que Dieu agit en nous par sa grâce. Et, s’il attend ainsi l’initiative et la décision de notre volonté, c’est afin de respecter notre liberté » (Hom. 12, in ep. ad Heb.). Augustin lui-même, dans ses premiers écrits, attribue à l’homme le commencement de la foi et de la pratique du bien. C’est à l’homme à prendre l’initiative et à se déterminer le premier dans le sens du bien. La grâce vient ensuite l’aider à persévérer.
Ambroise est le seul, au ive siècle, à enseigner que la grâce est nécessaire à l’homme, même pour ses premiers pas dans le bien. La repentance, dit-il, précède la grâce. Mais, quand il s’agit, non plus de détester et de condamner le péché, mais de pratiquer la sainteté, il faut que la grâce vienne en aide à la faiblesse humaine. La volonté de l’homme doit être active dans ces premiers commencements ; mais, seule, elle serait insuffisante et impuissante (Com. in Luc, 2.14).
En résumé, au ive siècle comme au iiie, on met en général l’accent sur la liberté, surtout chez les Orientaux. Aussi, la prédestination est-elle encore subordonnée à la prescience divine. Dieu connaît à l’avance l’usage que chaque homme fera de sa liberté et des moyens de grâce mis à sa portée, et c’est d’après cette prévision qu’il destine les uns à la réprobation et les autres au salut.
Toutes ces questions devaient se poser dans la controverse pélagienne, et le résultat de la polémique entre Augustin et Pélage devait être de préciser les idées sur la grâce et de déterminer plus exactement ses rapports avec la liberté. L’idée qu’Augustin et Pélage se faisaient du péché et de ses suites ne pouvait manquer d’influer sur celle qu’ils se faisaient de la grâce et de ses rapports avec la liberté.
Pélage n’attribuait à la chute d’Adam aucune influence sur l’état moral des hommes, ses descendants. Chaque homme est, suivant lui, dans la même situation morale qu’Adam. Il jouit de la même plénitude de libre arbitre. Il a la même capacité de se déterminer indifféremment pour le mal ou le bien. Pélage était conduit, par là, à faire très large la part de la liberté dans l’œuvre du salut, et à restreindre d’autant celle de la grâce. Sa doctrine, qui est la négation de la chute, devait même le pousser, s’il avait été logique, à nier la grâce divine, aussi bien que l’œuvre objective de la rédemption accomplie par Jésus-Christ, et tout le surnaturel chrétien. Pourquoi donc cette intervention de Dieu, s’il n’y avait ni désordre à réparer ni insuffisance à suppléer ?
Toutefois, Pélage ne porte point ses principes jusqu’à leurs dernières conséquences, et il admet à la fois le don surnaturel de Jésus-Christ et le don surnaturel de la grâce. Mais il atténue le rôle de la grâce, comme il amoindrit l’œuvre de la rédemption. L’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ consiste uniquement pour lui en une doctrine et un exemple ; la grâce n’est qu’un secours de surcroît, que Dieu accorde aux chrétiens, mais dont les juifs et les païens ont pu et peuvent encore également se passer. La grâce est utile, précieuse sans doute, mais elle n’est pas nécessaire, indispensable. Ce qui le prouve, c’est qu’il y a eu, en dehors du christianisme et des influences de la grâce, des hommes qui ont pu se garder du péché et accomplir toute la loi.
Voyons de plus près ce que Pélage entend par la grâce. Il prend le plus souvent le mot « grâce » dans un sens très général et très vague, et se refuse à y voir une action directe de Dieu sur la volonté humaine.
La grâce, c’est d’abord pour lui les forces morales, la liberté et la volonté, que Dieu a données à l’homme, et en vertu desquelles il est capable d’accomplir le bien. Aussi pouvait-il dire que tout le bien que fait l’homme vient de Dieu et est une grâce de Dieu, car c’est de Dieu que l’homme tient cette puissance de faire le bien dont il est doué. Seulement il dépend de l’homme de se servir de ces facultés que Dieu lui a données. — Nous plaçons en premier lieu le pouvoir, en second lieu le vouloir, en troisième lieu l’être : Nous faisons résider le pouvoir dans la nature, le vouloir dans le libre arbitre, et l’être dans l’effet ou l’action. Le pouvoir dépend de Dieu seul qui l’a conféré à sa créature ; quant au vouloir et à l’être, ils dépendent de l’homme, puisqu’ils découlent du libre arbitre comme de leur source. Dès lors la gloire de l’homme réside dans sa volonté et dans ses bonnes actions ; cependant Dieu lui-même n’est pas étranger à cette gloire, puisque c’est lui qui donne la possibilité de la volonté et de l’action, et que par sa grâce il vient sans cesse en aide à cette possibilité. Si donc l’homme peut vouloir le bien et le faire, c’est de Dieu seul qu’il tient ce pouvoir… Dieu a mis en nous la possibilité du bien et du mal ; cette possibilité, si je puis m’exprimer ainsi, est comme une sorte de racine fructifiante et féconde, qui produit et enfante les résultats les plus divers, au gré de la volonté de l’hommea (d’après Augustin, De gratia, 5 et 18).
a – Cité en latin par Bonifas (ThéoTEX).
La grâce, c’est encore pour Pélage la révélation de Dieu, soit dans la nature, soit dans la religion de Moïse, soit dans l’Évangile ; c’est, en particulier, l’enseignement et l’exemple de Jésus-Christ, lequel est une seconde loi, et une loi vivante.
Enfin, Pélage voit aussi quelquefois dans la grâce une influence surnaturelle, une lumière nouvelle, qui s’ajoute aux lumières naturelles de notre intelligence. Mais il prétend que cette action divine de la grâce n’agit pas directement sur la volonté.
Elle agit sur l’intelligence, qu’elle éclaire et rend plus habile à discerner le bien. Or, il suffit pour que la volonté accomplisse le bien, que l’intelligence l’ait clairement aperçu. C’est ici une nouvelle confirmation de cette doctrine de Pélage, que la chute n’a porté aucune atteinte aux énergies de la volonté.
Quant à la prédestination, les Pélagiens la fondaient uniquement sur la prescience de Dieu. C’était la conséquence naturelle et nécessaire de leur doctrine sur l’intégrité de la liberté humaine et la pleine suffisance des forces de l’homme à accomplir le bien.
Augustin partait de prémisses toutes contraires, et ne pouvait manquer d’arriver, sur la question de la grâce et de la prédestination, à des conclusions opposées.
Les conséquences du péché d’Adam se sont étendues, suivant lui, à sa postérité tout entière. L’humanité a été vouée à la mort, et, de plus, les conditions normales de la vie morale ont été gravement atteintes. L’homme vient au monde chargé d’une coulpe héréditaire. Il porte en lui une puissance de péché. Le péché le tient sous son esclavage. Nous n’avons plus de liberté pour le bien ; nous ne sommes libres que pour le mal. Nous pouvons choisir entre plusieurs convoitises ; nous ne pouvons nous élever à l’amour de Dieu, qui est le bien véritable. C’est un état de corruption complète et désespérée, dont le résultat inévitable est la mort éternelle.
Tous les hommes iraient donc infailliblement à la mort, si Dieu n’avait eu pitié d’eux, en leur envoyant son Fils pour accomplir la rédemption. Mais, si Dieu s’était borné à cela, ce qu’il aurait fait serait demeuré inutile, car l’homme est incapable de s’approprier par lui-même le bienfait du salut. Il est trop l’esclave du péché pour pouvoir se repentir, croire et s’amender. Il faut que la grâce surnaturelle de Dieu vienne accomplir en lui tout cela. C’est la grâce qui donne à l’homme la repentance ; c’est elle qui lui donne la foi ; c’est elle enfin qui affranchit la volonté du joug du péché et la rend de nouveau capable de faire le bien. Sur ce point, Augustin se sépare des docteurs du iv° siècle, Ambroise, Cyrille et Chrysostôme.
Ainsi, le premier don de la grâce, c’est la liberté, la liberté de croire et celle de faire le bien. Le libre arbitre perdu par la chute — et par là, Augustin entend la liberté du bien, la volonté du bien, — nous est rendu par la grâce. — Arbitrium voluntatis tune est vere liberum, cum vitiis peccatisque non servit. Tale datum est a Deo : quod amissum proprio vitio, nisi a quo dari potuit, reddi non potest (De civit. Dei, XIV, 11. Le libre arbitre est donc vraiment libre quand il n’est point esclave du péché. Dieu l’avait donné tel à l’homme ; et maintenant qu’il l’a perdu par sa faute, il n’y a que celui qui le lui avait donné qui puisse le lui rendre.).
Ce n’est pas tout. Le libre arbitre étant rendu à l’homme, il est désormais capable de bien. Mais le péché et Satan, quoiqu’ils ne le tiennent plus asservi, n’ont pas perdu toute leur puissance, et, si l’homme était livré à ses seules forces, il ne tarderait pas à retomber sous le joug dont il a été délivré. Il faut donc que la grâce divine l’accompagne sans cesse, lui inspirant de bonnes pensées, allumant et entretenant dans son cœur la flamme de l’amour de Dieu, et donnant à sa volonté les forces nécessaires pour résister aux tentations et accomplir les bonnes œuvres. A la grâce prévenante doit s’ajouter la grâce persévérante.
Ainsi, c’est la grâce qui fait tout dans l’œuvre du salut. Elle commence et elle achève. Elle convertit l’homme et le sanctifie. Elle le justifie à la fois en ce sens, qu’elle couvre et efface ses péchés, et en ce sens, qu’elle lui communique la justice qui le rend juste. — Justificat impium Deus, non solum dimittendo quœ mala fecit, sed etiam donando caritatem, ut declinet a malo et faciat bonum per Spiritum Sanctum — (Opus imperf., II, 165). Et ailleurs : Gratia Dei justificamur, hoc est justi efficimur (Retract. II, 33).
Et cette grâce, qui fait tout dans le salut, est tout autre chose que ce que Pélage entend par grâce. Ce n’est pas l’ensemble des facultés et des forces dont Dieu nous a doués, ou les révélations qu’il nous a données de lui dans la nature, dans la loi et dans l’Évangile. C’est une action directe de Dieu sur le cœur et sur la volonté de l’homme. Elle n’agit pas du dehors, comme un enseignement ou un exemple, mais elle agit au dedans. C’est une influence intérieure, mystérieuse, capable de transformer les sentiments et les actes — non lege atque doctrina insonante forinsecus, sed interna et occulta, mirabili ac ineffabili potestate in cordibus hominum (De grat. Christi, 24). Et le résultat de cette action directe et intérieure de Dieu, ce n’est pas seulement l’intelligence de ce qui est bien, mais la volonté et le pouvoir de l’accomplir — non solum veras revelationes, sed bonas etiam voluntates (ibid.). Augustin insiste sur cette action divine, qui s’exerce sur la volonté. Il dit, en parlant de la grâce : Nolentem prævenit, ut velit ; volentem subsequitur, ne frustra velit (Enchir., 32).
Ailleurs il appelle la grâce : inspiratio dilectionis. C’est donc, comme dit saint Paul, « l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs. » C’est un principe nouveau d’activité et de vie, d’où procèdent les bonnes œuvres. C’est bien la grâce au sens paulinien du mot, puissance divine qui prévient et qui accompagne, qui transforme le cœur et la vie.
Mais Augustin fausse la doctrine paulinienne en l’exagérant. Il affirme que la grâce est irrésistible et inamissible, qu’elle agit insuperabiliter et indeclinabiliter. On ne peut pas plus résister à la grâce qu’on, ne peut l’attirer et la mériter. Il semble qu’elle agisse seule, non seulement dans la conversion, mais dans tout le cours de la vie du chrétien. La volonté et la liberté humaine n’ont plus de part dans l’œuvre du salut. Elles disparaissent, étouffées sous l’action irrésistible de la grâce. Aussi peut-on dire que l’homme régénéré n’est pas plus libre que l’homme irrégénéré. Il n’a fait que changer de maître. Il est passé, d’un esclavage funeste, sous un esclavage bienheureux. Il n’a cessé d’être l’instrument passif du péché que pour devenir l’instrument passif de la grâce. Et, comme cette grâce c’est Dieu, il en résulte que Dieu nous sauve sans nous. Nous ne pouvons lui résister, ni quand il nous prévient pour nous convertir, ni quand il nous conduit ensuite dans la sainteté. C’est lui seul qui sauve les uns et laisse périr les autres, selon qu’il donne sa grâce ou qu’il la refuse.
Aussi Augustin est-il conduit par la logique de son système à la doctrine de la prédestination inconditionnelle et absolue. La prescience divine n’a plus lieu d’intervenir, car l’homme ne peut ni attirer la grâce ni lui résister. Il n’est pas plus libre en face de la grâce qu’il ne l’est en face du péché. Dieu n’a donc pas à tenir compte de l’usage d’une liberté que l’homme ne possède pas. Le décret par lequel Dieu destine les uns à la vie éternelle, les autres à la mort, n’est pas déterminé par l’usage prévu que l’homme fera de la grâce qui lui sera présentée. C’est un décret absolu, inconditionnel, n’ayant d’autre raison d’être que la volonté souveraine de Dieu, et qui a pour objet, non pas tant le salut ou la réprobation, que le don ou le refus de la grâce.
Pour mieux comprendre cette doctrine de la prédestination, voyons la place qu’Augustin lui fait dans son système.
Par suite de la chute, le genre humain tout entier est devenu la proie de la corruption et de la mort, une masse corrompue — massa perditionis. Dieu aurait pu le laisser dans cet état ; mais il ne l’a pas voulu. Il a envoyé Jésus-Christ à l’humanité. Puis, du sein de cette masse corrompue et perdue, il plaît à Dieu, dans sa miséricorde de retirer quelques âmes, pour l’amour de Jésus-Christ, et en considération de son sanglant sacrifice. C’est à ces âmes que Dieu accorde sa grâce. Il leur donne de croire et de persévérer dans la foi et les bonnes œuvres. Il les justifie et les sanctifie et les conduit ainsi à la vie éternelle.
Quant aux autres, Dieu les abandonne à elles-mêmes, et elles vont à la mort. Dieu ne destine pas les réprouvés à la perdition, Augustin ne va pas jusque-là, bien qu’au moyen âge, le moine Gotteschalk ait tiré cette conséquence des prémisses qu’il avait posées. — Dieu n’est pas la cause et l’artisan de leur perte, comme il est l’artisan du salut des élus. Mais il les laisse périr. Et ils n’ont pas le droit de se plaindre et d’accuser Dieu d’injustice, car ils n’ont que ce qu’ils méritent. Ce n’est pas Dieu qui les perd, c’est leur péché. C’est eux-mêmes qui se perdent. Et s’il plaît à Dieu de manifester sa miséricorde en faisant grâce à d’autres — pécheurs comme eux, et ayant comme eux mérité la mort, — ils n’ont rien à y voir. « Tu as ce qui est à toi, » leur dit le Seigneur, comme le maître des ouvriers dans la parabole, « je ne te fais aucun tort ; serais-tu jaloux de ce que je suis bon ? » Un créancier, dit encore Augustin, n’a-t-il pas le droit de quitter leur dette à quelques-uns de ses débiteurs, tout en l’exigeant des autres ? Or, Dieu est notre créancier à tous. Tous les hommes sont au même titre ses débiteurs. Son droit absolu serait de les contraindre tous ; mais son droit non moins absolu est de faire grâce à quelques-uns. Il a plu, en effet, à Dieu d’user de ce dernier droit, et de choisir quelques hommes pour en faire les témoins éternels de sa miséricorde.
Mais ce choix n’est motivé par aucun mérite de la part de ceux qui en sont les objets, car il est impossible à l’homme d’avoir un mérite quelconque devant Dieu sans la grâce. Tous sont égaux à ses yeux. Le choix dépend uniquement du bon plaisir de Dieu. Et, s’il prend fantaisie à quelque homme de critiquer le choix de Dieu, ou de murmurer de n’avoir pas été choisi, Augustin l’accable de ces foudroyantes paroles de saint Paul : « Qui es-tu, ô homme, pour contester contre Dieu ? Le vase de terre dira-t-il au potier : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? Le potier n’est-il pas maître de faire de la même argile des vases pour des usages honorables et des vases pour des usages vils ? »
Augustin fait cependant un pas de plus. Si les raisons du choix de Dieu sont un secret impénétrable à l’homme, il nous est permis, dit-il, de comprendre pourquoi il y a un choix, pourquoi Dieu choisit, au milieu de la masse corrompue, quelques-uns pour les destiner à la vie éternelle, tandis que les autres sont laissés à eux-mêmes, et demeurent la proie de la mort.
Trois alternatives étaient également possibles : ou bien, laisser tous les hommes subir les conséquences du péché, — ou bien, donner la grâce à tous, pour que tous soient sauvés, — ou bien enfin, donner la grâce à quelques-uns et abandonner les autres à la puissance du péché et de la mort. Dieu a le droit absolu de faire l’une ou l’autre de ces trois choses.
1° Il a le droit de laisser tous les hommes sous le joug du péché. Car enfin, d’où vient le péché ? Ce n’est pas Dieu, mais l’homme, qui en est l’auteur. C’est l’homme qui a péché, et il a péché librement. L’homme ne doit s’en prendre qu’à lui-même, si le péché porte ses conséquences et le conduit à la mort. Dieu n’est que juste, s’il laisse l’homme subir le châtiment qu’il s’est lui-même attiré. Il est sans reproche, et l’homme a la bouche fermée, car il reçoit exactement ce qui lui revient ;
2° Dieu a le droit aussi de sauver tous les hommes en leur donnant sa grâce, car le créancier est maître absolu de ses créances, et il peut, s’il lui plaît, quitter leurs dettes à tous ses débiteurs ;
3° Dieu a le droit, enfin, de ne sauver qu’une partie des pécheurs, en laissant les autres aux suites de leur péché, car le créancier, en vertu du même principe, est libre de quitter leur dette à quelques-uns de ses débiteurs, et de l’exiger des autres.
Mais si, au point de vue du droit strict et absolu, Dieu peut indifféremment adopter l’une ou l’autre de ces trois alternatives, il y a cependant des raisons qui lui font écarter les deux premières. En effet, aucune de ces deux manières d’agir ne manifesterait toutes les perfections divines. Si Dieu laissait périr tous les hommes, sa justice seule serait manifestée ; sa miséricorde ne le serait pas. Si Dieu sauvait tous les hommes, sa miséricorde serait manifestée, mais non pas sa justice. Or, il faut que l’une et l’autre le soient à la fois. La justice ne peut être manifestée aux dépens de la miséricorde, ni la miséricorde aux dépens de la justice. Elles doivent éclater ensemble, et se faire valoir l’une l’autre par le contraste.
Voilà pourquoi Dieu donne sa grâce à quelques-uns, et non pas à tous. Voilà pourquoi il destine les uns à la vie éternelle et il laisse les autres aller à la mort. Dès lors, toutes les perfections divines sont manifestées. Dieu est adoré quand il punit et quand il fait grâce. Le châtiment des réprouvés le glorifie comme la félicité des élus. — Ce n’est pas tout. La condamnation de ceux qui périssent ne manifeste pas seulement la justice et la sainteté divines, ce qui est un bien, une nécessité absolue. Elle manifeste aussi avec plus d’éclat la miséricorde elle-même. Ce spectacle, en effet, montre ce qu’est le péché et ce que sont ses suites, combien il est odieux aux yeux de Dieu, de quelle condamnation Dieu le frappe, et quel sort était réservé à tous les hommes. Par là, il fait mieux comprendre de quelle infinie miséricorde Dieu a usé envers ceux qu’il a arrachés à la perdition. — Par suite, un troisième fruit du châtiment des réprouvés, c’est que les élus y apprennent l’humilité ; sentant plus vivement la miséricorde dont ils ont été les objets, ils adorent avec plus de reconnaissance et avec plus d’amour le Dieu de leur salut.
Relevons, en terminant, un dernier trait de la doctrine augustinienne : c’est que l’œuvre rédemptrice, accomplie par Jésus-Christ sur la croix, ne profite qu’aux seuls élus. D’où il résulte que Jésus-Christ n’est pas mort pour tous les hommes. Il n’est mort en réalité que pour ceux que le Père a destinera la vie éternelle, et auxquels il envoie sa grâce, pour qu’ils croient, se convertissent et soient sauvés.
Tel est, en raccourci, le système d’Augustin. On ne peut lui contester ni la rigueur logique, ni la puissance religieuse. Cette doctrine, malgré ses âpretés choquantes, sur lesquelles je reviendrai tout à l’heure, est bien supérieure à celle de Pélage. Elle l’est à la fois au point de vue religieux et au point de vue moral.
Elle est plus religieuse, car, tandis que Pélage exalte l’homme, et lui enseigne à se passer de Dieu, Augustin glorifie Dieu et humilie l’homme à ses pieds. Il oppose la souveraineté de Dieu à l’absolue dépendance de l’homme, la sainteté de Dieu à la corruption et à la misère de l’homme. Voilà la double inspiration de la théologie d’Augustin. On n’en saurait concevoir une qui fût plus profondément religieuse.
En même temps, la doctrine d’Augustin est plus efficace que celle de Pélage au point de vue moral. Augustin, après avoir humilié l’homme aux pieds de Dieu, dans le sentiment douloureux de sa misère et de son impuissance, fait descendre en l’homme Dieu tout entier, avec toute la plénitude de sa grâce souveraine. L’homme possède alors une force surhumaine. Il a en Dieu un point d’appui et un levier avec lesquels il peut soulever le monde. Pélage, au contraire, apprend à l’homme à compter sur lui-même et sur ses propres forces. Or, c’est là, pour l’homme, la pire des causes de faiblesse. Car, comme la force qu’il croit suffisante est une force illusoire, impuissante à réaliser l’idéal de la sainteté, il arrive tôt ou tard qu’il renonce à une entreprise impossible, qu’il rabaisse l’idéal au niveau de sa faiblesse et se fait un Dieu indulgent et une morale facile.
L’expérience de l’histoire confirme ce jugement. La doctrine augustinienne, qui est devenue plus tard la doctrine calviniste, a fait des hommes forts, indomptables, inflexibles, capables de tous les sacrifices pour la cause de Dieu et pour l’honneur de son règne. Les précurseurs de la Réforme, les réformateurs et les martyrs du xvie siècle, les hommes de Port-Royal, tous ces géants de la foi, tous ces grands athlètes de l’histoire religieuse, ont été les disciples d’Augustin. Les Jésuites, au contraire, ont été les disciples de Pélage et sont l’éclatante condamnation de son système.
Je ne saurais toutefois souscrire sans réserve à la doctrine augustinienne. Elle renferme des éléments qui choquent la conscience et contredisent la Bible. Trois points me paraissent tout particulièrement contestables et inacceptables :
1° Augustin fait si grande la part de la grâce dans le salut, et il attribue à cette grâce une action si irrésistible, si inconditionnelle, que toute activité et toute responsabilité humaine disparaissent. Or, cette passivité de l’homme dans le salut est contredite à la fois par le témoignage de la conscience et par les déclarations de l’Écriture. Il nous faut la grâce, une grâce qui nous cherche et nous prévienne ; cela est vrai. Mais cette grâce ne nous fait pas violence. Elle nous attire sans nous contraindre ; nous pouvons lui résister ou céder à son influence, l’accepter ou la rejeter. Et cela, au moment de la conversion comme à travers tout le cours de la vie chrétienne. Les textes qui le déclarent sont nombreux et décisifs. S’agit-il de la conversion ? « Je frappe, dit Jésus ; si quelqu’un m’entend et ouvre la porte, j’entrerai chez lui » (Apocalypse 3.20). — « Veux-tu être guéri ? » demandait-il au paralytique (Jean 5.6), et aux Juifs incrédules, il disait : « Vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie » (Jean 5.40). — S’agit-il de la sanctification ? « Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement », dit saint Paul, ajoutant aussitôt après cette allusion à la grâce divine, qu’il ne sépare pas de l’activité du fidèle : « car c’est Dieu qui produit en nous et le vouloir et le faire, suivant son bon plaisir » (Philippiens 2.12). Ailleurs, il unit encore plus étroitement les deux éléments, lorsqu’il dit : « Nous sommes ouvriers avec Dieu » (1 Corinthiens 3.9). Dieu ne nous sauve pas sans nous. Il ne nous convertit et ne nous sanctifie qu’avec notre assentiment et notre concours. Il donne sa grâce à qui la désire, la cherche, la demande. De là, la responsabilité qui pèse sur nous en présence de la grâce, et qui sera la cause de notre condamnation, au jour du jugement dernier. « C’est ici la cause de la condamnation, que la lumière est venue dans le monde et que les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière » (Jean 3.19) ;
2° Augustin restreint arbitrairement l’universalité du salut. D’après lui Dieu a envoyé son Fils pour les seuls élus ; ceci est contraire à un grand nombre de textes scripturaires. « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jean 3.16). — « Il est la propitiation pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux de tout le monde » (1 Jean 2.2). — « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Timothée 2.4). — L’Évangile doit être « prêché à toute créature » (Marc 16.16). En un mot, la croix est pour tous et la grâce est aussi pour tous ;
3° Enfin, la prédestination augustinienne est un choix arbitraire par lequel Dieu destine les uns à la vie et les autres à la mort. Car c’est bien à cela que revient, au fond, cette doctrine. Si Dieu, pouvant sauver les réprouvés, ne le fait pas, s’il leur refuse la possibilité du salut, Dieu n’est-il pas responsable de leur perte ? Et pourquoi choisit-il ceux-là plutôt que d’autres ? Tous n’ont-ils pas un âme, faite pour Dieu, pour le bonheur, pour la sainteté ? Tous ne sont-ils pas victimes en même temps que coupables, victimes d’une faute dont ils ne sont pas directement les auteurs ? Est-ce juste, est-ce digne d’un Dieu d’amour, de faire ainsi quelques rares privilégiés, et d’abandonner le reste ? Pourquoi Dieu a-t-il fait naître les réprouvés ? Ou pourquoi ne les fait-il pas rentrer dans le néant, d’où ils n’auraient jamais dû sortir ? Il faut, dit Augustin, que la justice soit manifestée : mais ne l’est-elle pas sur la croix ? Là, le péché a été condamné, et cela suffit pour sauvegarder la sainteté de Dieu. — De plus, la doctrine augustinienne est contraire aux textes bibliques déjà cités, à propos de l’universalité du salut. Augustin, il est vrai, invoque l’épître aux Romains. Mais Paul n’y parle que d’une prédestination historique, qui a trait à un rôle privilégié dans le plan de Dieu, et non au salut personnel des individus.
Ce qui, d’ailleurs, condamne le mieux la théorie d’Augustin, ce sont les conséquences logiques qui en découlent. La première, c’est l’inutilité de la prédication évangélique, de la recherche personnelle du salut et des moyens de grâce et des efforts individuels vers la sanctification. En vain Augustin — comme plus tard Calvin — répond-il qu’aucun homme ne sait s’il est élu ou réprouvé ; qu’importe, puisque ses efforts n’aboutiront jamais ni à lui acquérir le salut s’il ne doit pas y arriver, ni à le lui faire perdre, s’il y est destiné ? De plus, l’œuvre même de Christ devient inutile, si tout dépend d’un décret absolu de Dieu. S’il y a une prédestination inconditionnelle, pourquoi l’incarnation ? Pourquoi la mort de Jésus sur la croix ? Est-ce pour sauvegarder la justice de Dieu ? Mais ce but n’est-il pas atteint par le châtiment des réprouvés ?
Ainsi Augustin arrive, par une route opposée, au même résultat que Pélage. C’est qu’ils tombent tous deux dans la même erreur, quant à leur conception de la religion. La religion est un rapport entre deux termes, ou plutôt une relation vivante entre deux personnes vivantes, Dieu et l’homme. De ces deux éléments de la religion, la liberté humaine et la grâce — autre nom de la liberté divine, — Pélage a méconnu l’un et Augustin a méconnu l’autre. L’Évangile seul les maintient et les accentue tous les deux. Il fait sa part à l’homme et à Dieu, à la liberté de l’un et à la grâce de l’autre, ou plutôt à la liberté de l’un et de l’autre. Il présente le développement des choses comme un dialogue entre deux libertés, comme un drame dans lequel ces deux libertés, humaine et divine, sont les deux acteurs.
Au commencement est le Dieu libre, se suffisant à lui-même. Un jour, ce Dieu crée librement et par amour (et non pour se compléter lui-même) un monde de liberté, seul digne de lui, seul capable de félicité ; capable aussi de mal et de ruine, mais dont il pourra, grâce au Fils, réparer les désastres, s’ils viennent à se produire.
Le second acte est la réponse de la liberté humaine, qui se décide contre Dieu. Elle produit le péché, la chute, le désordre et la mort.
Alors commence le troisième acte, qui est la réplique de la liberté divine à cet écart de la liberté humaine. Le libre amour de Dieu prépare et accomplit la rédemption, offrant la grâce à tous les hommes.
Mais, à cette réplique, la liberté humaine doit encore répondre. Chacun accepte ou rejette librement la grâce qui lui est offerte, et se juge ainsi lui-même. L’Évangile prêché à tous devient pour les uns « odeur de vie » et pour les autres « odeur de mort ».
Nous avons déjà vu que Pélage fut condamné à Éphèse, mais que l’augustinisme ne prévalut pas dans l’Église. Ce fut surtout la doctrine de la prédestination et de la grâce qui provoqua contre lui la réaction dont nous avons parlé. Les Orientaux continuèrent à professer les idées des Pères du iiie et du ive siècles, qui faisaient plus grande la part de la liberté, et fondaient la prédestination sur la prescience. En Occident, se forma la tendance semi-pélagienne, qui s’efforçait de tenir une voie moyenne entre Augustin et Pélage, en se rapprochant toutefois davantage du dernier.
Les semi-pélagiens affirmaient que, pour le commencement et l’achèvement du salut, la liberté de l’homme et la grâce de Dieu sont également nécessaires. Mais c’est aux mérites de l’homme qu’ils accordaient en réalité la première et la plus grande place. Il faut, d’après eux, mériter la grâce avant de la recevoir, et, quand on l’a reçue, il faut continuer à la mériter pour la conserver. Or, ce sont les œuvres qui méritent la grâce. Ce sont donc les œuvres en réalité qui sauvent, et la grâce ne vient s’ajouter à elles que pour les rendre parfaites, pour leur donner le caractère d’œuvres inspirées par l’amour de Dieu, et, par conséquent, véritablement bonnes.
De tous les semi-pélagiens, Cassien est le plus modéré, celui qui s’écarte le moins de la doctrine augustinienne. Il se borne à affirmer que, pour le commencement et l’achèvement du salut, la liberté est un agent nécessaire. Il admet d’ailleurs que les premiers pas, dans la voie du salut, sont faits tantôt par Dieu, tantôt par l’homme. Quelquefois c’est Dieu qui nous prévient, nous envoie de bonnes pensées, nous inspire de bonnes résolutions, en un mot, fait agir sur nous sa grâce, mais sans exercer de contrainte. D’autres fois, c’est l’homme qui fait les premiers pas vers Dieu, et Dieu lui répond en lui donnant sa grâce.
Tous les semi-pélagiens s’accordent à rejeter la grâce irrésistible, la prédestination inconditionnelle et la limitation aux seuls élus du bénéfice de la mort de Christ.
Le semi-pélagianisme, après avoir triomphé au synode d’Arles (475), fut condamné au synode d’Orange (529). Cependant il demeura, en réalité, la doctrine dominante au sein de l’Église, parce qu’il s’accordait avec les tendances générales en faveur du salut par les œuvres et de la hiérarchie sacerdotale. L’augustinisme, au contraire, était opposé à ces tendances. Aussi verrons-nous les précurseurs de la Réforme et les réformateurs du xvie siècle combattre le pélagianisme qui a prévalu dans l’Église, reprendre contre lui les doctrines augustiniennes, et s’en faire une arme pour battre en brèche l’édifice catholique.