mIl me paraît que tous les écrivains qui ont jusqu’ici pris la parole dans l’entretien provoqué sur cette question centrale du christianisme, par la direction du Christian World sont d’accord pour écarter la notion de l’expiation, au sens païen du mot, d’après lequel l’homme qui a offensé une divinité doit, pour détourner son ressentiment et recouvrer sa faveur, lui payer l’équivalent de sa faute au moyen d’un sacrifice à offrir ou d’une certaine souffrance à subir.
m – Paru en avril 1900 dans le journal La Foi et la Vie, accompagné de la note suivante : « Cet article, qui a paru dans le Christian World du 1er mars dernier, fait partie d’une série de réponses envoyées par un certain nombre de théologiens actuels à la rédaction de ce journal, qui leur avait demandé leur sentiment sur la question d’expiation. Nous sommes heureux et reconnaissants de pouvoir, grâce à la bienveillance spéciale de M. Frédéric Godet, insérer le texte original de cette étude et nous bénissons Dieu de conserver le patriarche de notre théologie évangélique de langue française, si jeune et si vivant — si semblable à lui-même dans sa verte vieillesse. » (Godet était alors dans sa 88me année.)
D’après la notion biblique, au contraire, telle que nous la rencontrons, non seulement dans le Nouveau, mais déjà dans l’Ancien Testament, c’est Dieu, le Dieu offensé lui-même, qui prend l’initiative de la réconciliation entre lui et le monde pécheur, qui en détermine les conditions et qui fournit le moyen de les remplir.
L’Éternel a fait venir sur lui (son serviteur) l’iniquité de nous tous. (Ésaïe 53). Oh ! qu’heureux est celui dont le péché est couvert et auquel l’Éternel n’impute point l’iniquité ! (Psaumes 32). Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils au monde. (Jean 3). Tout cela vient de Dieu qui nous a réconciliés avec Lui par Jésus-Christ. (2 Corinthiens 5) Vous avez été rachetés par le précieux sang de l’Agneau sans défaut, destiné dès avant la création du monde. (1 Pierre 1), etc., etc. Autant de paroles d’où il ressort que l’œuvre de la rédemption du monde pécheur est, de toute manière, due à l’amour divin.
Mais, dans ce cas, il semble qu’il ne soit plus possible de parler de la réconciliation de Dieu avec l’homme ; car celui qui décide et accomplit la réconciliation n’a pas besoin d’être réconcilié lui-même. La faveur de celui qui aime assez pour venir au devant de celui qui l’a offensé, n’a pas besoin d’être regagnée. Il faudrait donc rayer entièrement du christianisme la notion d’expiation et, à plus forte raison, celle de substitution, et ne plus conserver, comme c’est le sentiment de quelques-uns, que l’idée du Père céleste, toujours disposé à pardonner, sans autre condition que la foi de l’homme à son amour, foi par laquelle le pécheur est lui-même réconcilié avec le Dieu qu’il avait cru être pour lui un ennemi ; ce serait là en apparence une importante simplification du dogme chrétien, à l’appui de laquelle on aime à citer la parabole de l’enfant prodigue.
Le Nouveau Testament cependant nous présente, sous diverses formes, (soit comme verbe, soit comme substantif) un terme qu’il paraît difficile de ramener à cette manière de voir : cinq fois nous lisons dans ce livre l’expression grecque qui signifie « rendre la divinité favorablen », ce qui, sans doute, n’implique pas précisément la destruction d’un, sentiment d’inimitié en Dieu, mais suppose cependant un changement favorable qui doit se produire chez lui envers le pécheur. Paul va jusqu’à parler d’un sentiment d’indignation, de colère même, qu’il attribue à Dieu contre ceux qui obéissent à l’injustice. (Romains 2.8). Il va jusqu’à appeler (Éphésiens 2.3) tous les hommes, dans leur état naturel, « enfants de colère. » Il y a d’après cela, lieu de penser que le terme de réconciliation peut s’appliquer non seulement à l’homme, mais aussi à Dieu. Quand Paul (Romains 11.28) appelle les Juifs ennemis, par rapport à l’Evangile et à cause de nous, mais les déclare, d’un autre côté, « aimés, à cause des pères, il est clair que le mot aimés, ne pouvant se rapporter qu’à l’amour de Dieu pour eux, le mot ennemi, qui en est le pendant, ne peut se rapporter qu’à l’inimitié (momentanée) de Dieu envers ces mêmes Juifs. Dans le passage, Romains 5.9-10, également, où nous retrouvons ce même mot ennemis, employé immédiatement après le terme colère de Dieu, on ne peut le rapporter uniquement à l’inimitié de l’homme contre Dieu ; il est clair que l’apôtre pense en même temps à l’inimitié de Dieu contre l’homme pécheur. Ils sont séparés des deux côtés. L’œuvre de la réconciliation, lors même que Dieu en est l’auteur d’après toute l’Ecriture, porte donc aussi, en une certaine mesure, sur le sentiment de Dieu, et l’idée d’une propitiation, qui reparaît si souvent dans le Nouveau Testament, et qui en tout cas ne saurait s’appliquer qu’à une action produite sur le sentiment divin, peut encore avoir sa place dans le dogme chrétien, quelque incompatible qu’elle paraisse avec le fait indéniable que Dieu est lui-même l’auteur de la réconciliation.
n – Luc 18.13 ; Romains 3.25 ; Hébreux 2.17 ; 1 Jean 2.2 ; 4.10.
Pour comprendre comment cela est possible, il faut, me paraît-il, distinguer avant tout entre l’amour qui donne et l’amour qui pardonne. L’un et l’autre sont bien le même amour ; mais leur action est soumise à des conditions différentes. Le premier n’a autre chose à faire qu’à se livrer à son sentiment de libre bienveillance et à répandre simplement ses dons ; le second, au moment de s’exercer, rencontre deux obstacles à surmonter ; ce sont, d’un côté, le sentiment froissé de celui qui a été l’objet de l’offense, de l’autre, l’effet fatal et contagieux que ne manquerait pas d’exercer un pardon simplement accordé, qui semblerait concéder au mal commis le droit d’exister. L’amour qui pardonne ne peut donc s’exercer qu’à des conditions que ne connaît pas l’amour qui donne.
Il s’agit avant tout de faire tomber la répugnance, l’indignation, le froissement de cœur, la révolte morale que produit l’offense dans le cœur de l’offensé ; et, quand cet offensé c’est Dieu, qui n’a pas, comme nous, le bien à côté ou au-dessus de lui, mais qui est le bien lui-même en personne, quelle gravité suprême ne prend pas alors l’offense ! La révolte de l’homme contre Dieu ne renferme rien moins que la négation de Dieu, c’est-à-dire du bien, et Dieu ne peut que réagir contre ce qui le nie.
Il est vrai que Paul n’applique pas le terme de réconcilier à Dieu lui-même ; il ne dit pas que Dieu s’est réconcilié avec le monde, mais qu’il a réconcilié le monde avec lui-même, par Christ (2 Corinthiens 5.18-19), comme s’il redoutait de porter par la première expression quelque atteinte à la majesté divine. Néanmoins, il appelle le Christ le moyen de propitiation établi par Dieu » (Romains 3.25), et dans la parole 2 Corinthiens 5.20-21, il justifie l’invitation que les prédicateurs de l’Evangile adressent aux hommes : Soyez réconciliés avec Dieu, par ce motif : Car Dieu a fait péché pour nous, Celui qui n’avait point connu le péché ; en d’autres termes : « Réconciliez-vous avec Dieu ; car Dieu a fait de son côté ce qu’il y avait à faire pour se réconcilier avec vous. » Le passage 1 Corinthiens 7.11 montre comment le terme de réconcilier peut se rapporter à la fois aux deux parties hostiles.
Mais, dira-t-on, cette idée supposerait un changement dans les sentiments de Dieu lui-même, ce qui est incompatible avec l’immutabilité divine.
Il est vrai ; mais si l’on ne peut nier qu’à la vue de l’homme attaché au bien, et adversaire du mal, le regard du Dieu saint ne soit réjoui de ce spectacle, que son cœur ne s’incline vers un tel être et que son pouvoir ne collabore avec lui ; et si, d’autre part, il est certain que le cœur de Dieu est attristé, froissé, indigné en contemplant l’homme qui s’obstine à vouloir et à faire le mal, qu’il se détourne de lui et de son œuvre ; si dans ces deux cas il en est réellement ainsi, comment pourrait-on nier que, lorsqu’il se produit dans l’un ou dans l’autre de ces individus un changement en bien ou en mal, il ne se produise aussi dans le sentiment divin un changement correspondant ? Quand l’homme change, si le sentiment divin ne changeait pas à son égard, ce serait précisément alors que Dieu changerait. La loi invariable de son être, c’est l’amour du bien et la haine du mal, et il en résulte à chaque instant, en rapport avec l’état moral des créatures, des changements infinis dans le sentiment de Dieu envers elles. Il ne faut pas se représenter l’immutabilité divine comme semblable à celle de la pierre ; elle est plutôt comparable à celle de la colonne de mercure, qui, tout en obéissant toujours à la même loi physique, hausse ou baisse constamment dans le tube de verre à chaque changement dans l’état de l’atmosphère. Dieu est, comme me le disait un jour un ami, la nature la plus délicatement, la plus infiniment sensible. Il voit de loin le premier mouvement d’un cœur qui se tourne vers le bien et il s’incline vers lui avec sympathie, et, d’autre part, il perçoit aussi la plus faible attraction que le mal exerce sur un cœur, et sa sainte antipathie s’éveille.
Précisément parce que l’amour divin est si parfaitement libre, il peut revêtir diverses formes. J’en distinguerai ici deux qui rentrent dans l’amour qui pardonne. Il peut agir comme amour de compassion, ou comme amour de satisfaction, de complaisance en son objet et de communion avec lui. L’amour de compassion se montre en Dieu comme besoin de consoler, de sauver ; il est parfaitement compatible avec la haine du mal et l’indignation contre celui qui le commet ; — même on peut dire que plus l’indignation de Dieu est vive, plus profonde est la compassion que lui inspire le malheur de celui qui en est l’objet. Car l’homme est malheureux dans la mesure où il déplaît à Dieu ; et Dieu le sait bien. De là sa pitié. C’est de cet amour qu’est procédé en Dieu le dessein de sauver le monde pécheur. — Quant à l’amour de satisfaction ou de complaisance, il résulte au contraire de la joie dont le cœur de Dieu est rempli à la vue de la réalisation du bien dans sa créature, qu’il peut ainsi conduire à la pleine communion avec lui, communion qui est pour elle le bien suprême, le but de son existence.
La transition de la première de ces formes de l’amour divin à la seconde, ne peut réellement résulter que d’une transformation dans l’être qui en est l’objet, et cela par le passage chez lui de la volonté du mal à celle du bien.
Quelle sera donc la condition à laquelle l’amour parfait de Dieu, son amour de satisfaction et de communion, pourra remplacer l’amour, imparfait encore, de compassion ? Ce changement dépendra nécessairement d’un changement dans l’état moral du monde lui-même, se détournant du péché pour revenir à la volonté du bien. Et comment un si grand changement pourra-t-il s’opérer ?
L’Evangile renferme la réponse à cette question, la plus grave que l’esprit humain puisse se poser.
La vie entière de Jésus a été une manifestation de sainteté et de communion avec Dieu, propre à réveiller par son admirable beauté l’aspiration à un état de perfection semblable chez tous ceux qui en étaient les témoins.
Mais si cet hommage parfait, rendu à l’excellence du bien, pouvait exercer sur le cœur des hommes un attrait pour la sainteté, il ne suffisait pas pour rétablir l’autorité de Dieu compromise par la désobéissance humaine. Il fallait une autre protestation contre cette désobéissance qui s’étalait impudemment ici-bas, que le simple exemple d’une vie parfaitement sainte ; il fallait un démenti positif donné à la révolte de la créature, qui constituait une rupture solennelle de la volonté humaine avec cette révolte. Cette condamnation énergique du péché pouvait seule rendre à la sainteté divine sa gloire obscurcie, relever son autorité méconnue. C’est là l’œuvre qui s’est accomplie en premier lieu dans la conscience intime de Jésus. En communion avec la famille humaine, dont il était devenu membre par le fait de sa naissance, Jésus, semblable au souverain sacrificateur Israélite, qui dans le Lieu très saint confessait devant l’arche, symbole du trône divin, les péchés de tout le peuple personnifié en lui, Jésus, lui, le seul Juste, le seul dont la conscience fût à la hauteur de la sainteté divine, a condamné au plus profond de son être le péché humain comme Dieu le condamne. Par un prodige insondable d’amour, il a ressenti l’horreur des crimes dont il était chaque jour témoin, comme s’il en eût été lui-même l’auteur responsable, et, dans la communion parfaite de sa conscience avec la sainteté divine, il a prononcé la condamnation à mort du péché humain, sentence destinée à être ratifiée plus tard par la conscience de l’humanité tout entière.
Ainsi le péché a été jugé par l’homme dans cette conscience normale, comme Dieu lui-même le juge dans le ciel ; non tel ou tel péché, mais le péché en soi, que Jésus a porté devant Dieu, comme s’il eût été le seul pécheur de la terre. Il s’est passé là, dans la conscience du Christ, entre la sainteté divine et le péché de l’homme, une rencontre que saint Pierre compare à un abîme dont les anges eux-mêmes ne peuvent sonder le fond, mais dont nous pouvons entrevoir quelque chose en entendant ce cri de Jésus : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » L’abandon auquel Dieu livre le pécheur était en ce moment devenu son partage. — C’est ce que saint Paul exprime en d’autres termes lorsqu’il dit que Dieu l’a fait péché pour nous. Ce cri de douleur déchirante et d’immense regret qui est monté du cœur de Jésus vers Dieu, a apporté l’apaisement — c’est le sens exact du mot qu’emploie l’Ecriture pour désigner ce qui s’est alors passé dans le cœur du Père.
Voilà la réparation, la vraie expiation, au sens chrétien de ce mot. C’est l’acte par lequel l’offenseur dément lui-même sa faute, et par ce démenti la fait rentrer, autant qu’il dépend de lui, dans le non être. Il est bien vrai que c’était dans une seule conscience qu’avait eu lieu ce jugement du péché du monde, écho de celui que Dieu prononce dans le ciel. Mais, comme il n’y a qu’une raison dans tous les êtres intelligents, il n’y a en réalité qu’une seule et même conscience dans tous les êtres moraux, et c’est ainsi que le cri de douleur, sorti de la seule conscience parfaitement normale, devait en quelque sorte se répercuter de proche en proche dans toutes les consciences humaines. Il y avait dans cette rencontre solennelle entre le Saint des saints et le Représentant normal de l’humanité comme l’aurore d’un monde nouveau qui allait surgir et remplacer l’état de révolte qui régnait ici-bas depuis le moment de la chute.
Comme il suffirait d’un changement dans le mode d’existence et d’action du pôle magnétique pour amener un ébranlement et une transformation dans l’état magnétique du monde entier, ainsi cette transformation dans la relation de l’homme avec Dieu, dont le cœur du Christ a été à la fois l’acteur et le théâtre, en remettant Dieu à sa place et l’homme à la sienne, a suffi pour opérer de proche en proche une révolution semblable dans la conscience humaine et même peut-être universelle, aussi loin qu’il y a des êtres qui sont doués de ce divin organe. Et c’est cette puissante et sainte réaction, dont la conscience du chef de l’humanité a donné le signal, qui, avec ses conséquences bénies, prévues et voulues, a été le fait décisif sous l’action duquel a pu s’opérer en Dieu la transformation de son amour de compassion, auteur de la rédemption, en un amour plus noble, l’amour de satisfaction et de communion pleine de tendresse avec l’humanité, d’où est résultée la communication de son Esprit.
Toutefois cette réparation, accomplie dans la conscience de Jésus, ne pouvait rester un simple fait intérieur et connu de Dieu seul ; elle devait se manifester au dehors pour étendre son action sur toute la famille humaine. La substitution morale, que nous venons de décrire, a dû précéder, sans doute ; car elle est l’âme et fait tout le prix de la réparation extérieure. Mais la mort de la croix a dû s’y ajouter, pour révéler à tous les yeux la sérieuse réalité de la première et afin que celle-ci pût devenir l’objet de la foi. C’est une loi procédant de la sainteté de Dieu, que la souffrance intérieure ou extérieure soit la conséquence inévitable du péché ; cette loi est la sauvegarde du pécheur lui-même, à qui la douleur peut seule faire sentir la nécessité du repentir. Jésus, a accepté l’application de cette loi à lui-même sous la forme la plus rigoureuse. Mais ce qu’il y a eu de réparateur dans la mort de la croix, ce ne sont pas les souffrances indicibles qui l’accompagnaient ; c’est l’acceptation humble, silencieuse et pleine de douceur avec laquelle elle a été subie. Ce n’est pas la souffrance subie qui réconcilie ; c’est la souffrance acceptée, acceptée comme juste. L’enfant qui se révolte contre la punition n’a rien réparé. La croix acceptée par Jésus sans résistance ni murmure a été la manifestation éclatante du jugement intérieur qu’il venait de prononcer devant Dieu sur le péché de l’humanité.
Saint Paul a dit (Galates 3) que Jésus « a été fait malédiction pour nous », et cela « par la suspension à la croix », selon la sentence : « Maudit est celui qui est pendu au bois. » Cette substitution extérieure est à la fois la conséquence et le complément de la substitution morale décrite plus haut. C’est sur cette double substitution morale et extérieure que repose l’expiation chrétienne.
Et que faut-il — c’est notre dernière question, — pour que chaque individu humain participe à l’apaisement divin dont parle l’Ecriture et au retour de la grâce qui en est la conséquence ? Une chose : il faut que celui qui aspire au salut s’associe par une foi sincère au travail d’âme qui s’est accompli dans le cœur du Christ, lorsqu’il consentait à être fait péché pour nous ; il faut qu’il envisage le péché avec le même sentiment de réprobation douloureuse que Jésus, qu’il s’associe à son humble appel à la miséricorde divine quand, en face de son Père, il jugeait le péché comme Dieu le juge et prononçait sur lui la sentence de mort comme Dieu lui-même la prononce.
Cette association personnelle à l’acte saint dont l’âme de Jésus a été le théâtre, elle s’accomplissait mystérieusement dans le cœur de ce sauvage Betschuana qui, entendant le récit de la croix, s’écriait tout saisi : « Jésus, ôte-toi de là ! C’est ma place. » Jésus s’est servi lui-même d’une image qui renferme en vérité la même pensée, « Je suis venu, a-t-il dit, pour servir et donner ma vie en rançon pour plusieurs. » On paie une rançon pour le captif que l’on désire affranchir, pour le malfaiteur que l’on veut sauver du supplice : c’est là le service que Jésus est venu rendre à l’humanité, à la fois esclave et coupable, esclave du péché et digne de condamnation. Pour accomplir ce double rachat, il n’a pas offert le sacrifice de quelque bien dont il eût pu jouir ; il a livré sa propre vie, sa personne elle-même, corps et âme, consentant à être fait, lui innocent, vis-à-vis de Dieu, responsable du péché du monde, puis traité aux yeux de tous comme tel. Il est, si j’ose dire ainsi, descendu dans la sombre prison où nous nous agitons ; puis — pour continuer l’image — en y entrant, il en a laissé la porte ouverte derrière lui, en sorte que chaque captif qui reconnaît en lui sa rançon, comme celle de tous les autres, peut effectuer sa sortie et jouir de nouveau de l’air pur du dehors, c’est-à-dire, saisir par la foi le plus grand des biens de la vie, la paix avec Dieu et le rétablissement dans la communion avec lui. Et cette œuvre de délivrance, que Jésus a accomplie en se livrant lui-même, elle n’a pas pris fin avec la mort de la croix ; il la continue, dans sa vie céleste de Ressuscité et de Glorifié, par le travail d’intercession qu’il accomplit auprès de Dieu, comme l’attestent Paul (Romains 8.34) et Jean (1 Jean 2.2) et comme l’expose au long l’épître aux Hébreux (Hébreux 7.25) : (« étant toujours vivant pour intercéder pour nous). L’œuvre d’expiation accomplie ici-bas a été le point de départ de cette intercession céleste, qui en est comme la simple continuation.
Chaque fois qu’il arrive que ce pour nous devient dans un cœur d’homme, par l’assimilation de la foi, un pour moi à la fois douloureux et joyeux, et qu’à ce : Lui pour moi, répond dans ce cœur un reconnaissant : Moi pour Lui, ce cœur est désormais, non plus seulement l’objet du regard de la compassion de Dieu, mais celui de son regard de satisfaction, d’adoption et de communion. L’enfant coupable est serré dans les bras du père ; il est reçu en grâce ; il était mort et il vit. Je pense que la Direction du Christian World, en demandant l’opinion d’un si grand nombre d’écrivains chrétiens sur ce sujet capital, n’a pas pour autant tenu à obtenir des dissertations approfondies que l’expression de leur profession de foi personnelle, profession plus ou moins motivée sans doute. Voici la mienne : Le pour moi, compris dans le sens de à ma place, est à mes yeux le centre de l’Evangile en même qu’il est le nerf de la vie chrétienne. Le christianisme, privé de ce fait de la substitution, n’est plus qu’une épée à la pointe émoussée, impuissante, dans la main du missionnaire, à vaincre les autres religions, et, dans la main du chrétien, à frapper mortellement le cœur du vieil homme, la domination tyrannique du moi. Le Christ qui s’est substitué à moi sur la croix a seul le droit et la puissance de se substituer à moi dans mon cœur.
Car la charité du Christ nous presse, estimant ceci : que, si un seul est mort pour tous, tous donc sont morts, — en lui, mort pour eux tous, — afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour eux. Ainsi a dit Paul (2 Corinthiens 5.14-15).
Jésus, priant à Gethsémané, au moment où il descendait tout au fond de notre sombre prison, s’écriait : « Père, toutes choses te sont possibles ! » comme s’il ne discernait plus lui-même clairement la nécessité pour le salut du monde de tout ce qui l’attendait ; et pourtant il a obéi. Et nous, lors même que nous serions encore, en partie, dans le clair-obscur, cette clarté imparfaite ne nous suffirait pas pour croire ? Si, dans ces lignes, j’ai en quelque manière passé à côté de la vérité dans un sujet si grave, que le Seigneur veuille me le pardonner. Depuis soixante ans que je médite sur cette question, je n’ai pas trouvé mieux. « Elle a fait ce qu’elle a pu, » a dit Jésus.