Voyons donc les faits. J’ouvre l’histoire et j’y vois à chaque page que les générations humaines héritent du bien et du mal que d’autres ont fait avant elles.
Les descendants sont récompensés pour les vertus de leurs ancêtres. Les peuples de la Réforme au XVIe siècle, ne récoltèrent que des guerres et le martyre, mais jetèrent les bases de leur grandeur actuelle ; ce furent les descendants qui recueillirent les fruits de leur héroïsme, c’est-à-dire d’autres individus et d’autres consciences.
Les descendants sont punis pour le crime de leurs ancêtres. Ce n’est pas la génération coupable qui expie dans l’histoire, au contraire, elle profite et peut s’applaudir jusqu’à la fin du résultat de son injustice. Ce sont les générations suivantes. En 1786, l’Amérique du Nord introduisit l’esclavage ; en 1862, elle, expie par des flots de sang ce crime de lèse-humanité. Le rejet de la Réforme au XVIe siècle, la révocation de l’édit de Nantes au XVIIe siècle pèsent sur la France actuelle comme des malédictions. Si vous avez le cœur généreux, vous répondrez que nous Français, ou nous Américains du XIXe siècle, nous n’avons pas manqué d’ajouter nos propres fautes à celles de nos ancêtres, qu’ils ne sont donc pas seuls coupables et que nous expions aussi pour nous-mêmes. J’en tombe d’accord ; mais je demande si, pétris et façonnés par un tel passé, il nous est bien possible d’éviter nos fautes actuelles ? Nous apercevons ici un nouveau et plus terrible aspect de la solidarité, celui de la solidarité intérieure, si je puis m’exprimer ainsi. Ce n’est pas assez que certaines générations créent par leurs vertus ou par leurs vices une suite infinie, de conséquences extérieures, un héritage historique de prospérité ou de misères pour leurs successeurs ; elles déterminent encore à l’avance l’être tout entier de ceux qui viendront après elles, elles le prédestinent à recevoir un certain tempérament physique et moral, une certaine forme d’âme et même de conscience.
Entrons ici dans quelques détails. Voici une famille ou une tribu qui a quitté la montagne pour s’établir dans la plaine. Ce n’est en apparence qu’un déplacement matériel. En réalité, c’est une transformation totale de l’être humain qui s’inaugure là, car il a pour résultat de mettre la tribu tout entière sous de nouvelles et puissantes influences. Ces influences, sans doute, ne viennent d’abord que du dehors, mais à la longue leur action continue pénétrera jusqu’au plus intime de l’âme. La nature du sol et du climat, une terre stérile ou fertile, le genre de ses produits, le caractère, de ses premiers habitants et celui des peuples voisins, toutes ces circonstances et d’autres qu’il serait long d’énumérer entraîneront cette tribu à réagir sur des conditions d’existence nouvelles, à de vigoureux labeurs ou à une vie oisive parce que facile, qui développeront tel côté de l’être moral et physique plutôt que tel autre, qui créeront de nouvelles habitudes, et, par elles, une nouvelle nature. Il n’y a pas jusqu’aux lignes du paysage, jusqu’au ciel brumeux ou découvert, jusqu’aux brouillards et au soleil qui n’agissent pour leur part dans cette transformation. Au bout d’un certain temps, ce peuple aura pris un caractère bien différent de celui qu’il avait sur la montagne qui fut son premier séjour et — remarquez-le — c’est la décision des ancêtres qui en sera la cause. Ils auront disparu depuis des siècles que leur action présidera encore d’une manière souveraine aux destinées de leur postérité. Donnons ici quelques exemples :
- Les trois branches aryennes. Ces peuples, originaires des hauts plateaux d’Asie, se déversent soit au sud-est (Indes), soit à l’ouest (Europe), tandis que d’autres restent dans leur patrie première (Perse et Arménie). Comparez-les maintenant les uns aux autres : C’est la différence — je dis la différence d’âme, de sensibilité morale et physique — qui frappera beaucoup plus que la ressemblance.
- Les différences de la famille aryenne en Europe. Différences intellectuelles, physiques, morales, entre les Allemands et les Espagnols, les Anglais et les Espagnols, les Hollandais et les Français.
- Différences dans la nationalité elle-même. Par exemple, les Hollandais de Hollande et les Hollandais d’Afrique : les Bœrs. Qui se douterait, s’il ne le savait par une tradition relativement récente, que les Bœrs d’Afrique sont de même nationalité que les Hollandais d’Europe ?
Ainsi la solidarité veut que les générations dépendent éternellement d’un acte accompli, d’une décision prise une fois par une génération antérieure. Or il ne s’agit encore, dans ce que nous avons vu, que de décisions toutes contingentes, physiques et matérielles, telles que de passer d’un pays et d’un climat dans un autre. A plus forte raison en est-il ainsi des décisions politiques, morales et religieuses, auxquelles peuvent se porter les hommes d’une époque, et qui ne sont plus des déplacements matériels, mais des déplacements spirituels. De telles résolutions créent de nouveaux milieux, non pour le corps, mais, ce qui est beaucoup plus décisif, pour les âmes. Elles les mettent dans la lumière de la vérité ou dans les ténèbres de l’erreur ; elles les assujettissent à des influences beaucoup plus puissantes que celles du sol et du climat. Et l’on peut être assuré que le peuple qui a pris ou subi quelqu’une de ces grandes résolutions historiques, en contractera à la longue un certain pli, une certaine attitude, une certaine tournure de l’esprit et de la volonté, une seconde nature en un mot, que l’on pourrait dire indélébile, s’il n’y avait dans l’humanité de vraiment indélébile que l’humanité même.
- Les peuples catholiques et les peuples protestants au XIXe siècle. Quelles différences sociales, politiques, morales, religieuses, bref de tempérament, entre l’Islande celtique et catholique d’un côté, et l’Ecosse celtique et protestante, de l’autre ; mêmes éléments, mêmes conditions d’existence ; et pourtant différence totale : politique, sociale, intellectuelle, et morale.
L’Espagne du XVIe siècle et celle du XIXe siècle sont-elles assez différentes ? Au XVIe siècle, l’Espagne est un des peuples les plus richement doués de l’Europe (la première nation colonisatrice du monde, elle a un sol fertile et une race merveilleuse. Qu’en reste-t-il au XIXe siècle ? Et pourquoi ? A cause de son despotisme monarchique, de l’inquisition et du jésuitisme catholique. Voilà, par un exemple saillant, ce que les décisions politiques et religieuses d’une époque peuvent faire d’un grand peuple et d’un grand pays. La solidarité d’une génération avec toutes les autres est si marquée qu’elle en devient effrayante. Et l’on peut bien dire que l’Espagne actuelle expie substitutivement les crimes et les fautes d’une Espagne qu’elle jamais n’a jamais connue.
Ce qu’il y a de frappant, c’est que la responsabilité de ces grands actes qui engagent pour des siècles la destinée des peuples, remonte le plus souvent à des individus. On a coutume de dire que ces individus étaient l’expression de leur époque, et que c’est là précisément ce qui fait leur puissance. Cela n’est vrai qu’en partie, et l’on pourrait établir que plus d’un d’entre eux a dû lutter longtemps pour faire accepter ses vues à ses contemporains, et qu’il n’y est parvenu souvent que par l’ascendant du pouvoir ou celui du génie. Il reste, en tous cas, qu’en plusieurs rencontres, et justement dans les plus décisives, c’est un individu qui a pris les décisions capitales : un François Iier, un Philippe II, un Louis XIV, ou un Washington ; et c’est leur caprice ou leur sagesse qui a décidé de l’avenir entier, de l’être même, de l’âme de fractions considérables de l’humanité.
Je voudrais maintenant attirer votre attention sur une autre manifestation de la solidarité humaine, qui s’exprime dans le terme de nationalité. Qu’est-ce qui constitue ce qu’on appelle des nationalités ? Les nationalités ne sont pas des expressions géographiques arbitraires du sol que les conquérants font et défont à coups de canon. Elles ne sont pas davantage des groupes linguistiques que les philologues composeront et décomposeront à loisir dans leurs cabinets à coups de grammaires et de dictionnaires. Elle débordent donc la solidarité géographique et climatérique que nous avons vue si grande. Elles dépassent même la solidarité établie par le langage, que nous verrions plus considérable encore si nous avions le temps de nous y arrêter, car le langage par ses origines est l’expression d’une solidarité de vie, d’expérience et d’histoire et, par ses effets, il est une cause efficiente de solidarité intellectuelle et morale considérable10. Si donc la solidarité du sol et de la langue ne suffit pas à exprimer l’unité nationale, puisqu’en fait il y a des nationalités qui habitent des contrées différentes sans cesser d’être une, c’est donc que l’unité nationale repose sur une solidarité plus intime et plus profonde encore. Les nationalités sont des réalités vivantes, des personnes collectives, si l’on peut ainsi parler, constituées par la continuité de vie des générations antérieures dans les générations nouvelles, par la communauté des tendances, des idées, des souvenirs, des aspirations,, des souffrances, des luttes et des victoires, plus encore que par celle de la langue ; distinguées, les unes des autres par je ne sais quel assemblage de qualités physiques, intellectuelles et morales, propres à chacune d’elles, séparation plus, réelle que celle des frontières même naturelles, différence plus effective que celle de l’origine et de la race.
10 – Il suppose et produit une unité de pensée réelle chez ceux qui le parlent en commun. Chaque langue a son génie différent des autres. Ce génie particulier est l’expression d’une unité psychologique chez tous ceux qui la parlent ; et le créateur de cette même unité chez ceux qui l’apprennent.
Les nationalités sont des personnes collectives, dis-je. L’expression peut paraître étrange et même contradictoire11, je n’en trouve pas d’autre en tous cas pour désigner cette unité, cette identité persistante qui se fait jour à travers les générations successives et constitue l’unité d’un peuple. Les nations naissent vivent et meurent comme les personnes. Nous sommes fiers des exploits de nos ancêtres. Pourquoi ? Nous rougissons de leurs fautes, nous souffrons de leur malheur. Pourquoi ? Notre cœur bat si l’on nous parle d’eux, et quand la patrie est en péril nous évoquons les grandes figures des héros d’autrefois ; il nous semble qu’ils combattent encore avec nous. Pourquoi ? Qui le dira au juste ? Si ce n’est parce qu’ils sont nôtres et que nous sommes leurs ; eux en nous, nous en eux, par je ne sais quelle mystérieuse appartenance, qu’on appelle précisément la solidarité.
11 – Moins cependant aujourd’hui qu’autrefois ; car nous avons été conduits à envisager la personne humaine elle-même comme une personne collective.
Cette même solidarité dans l’ascendance des générations se manifeste dans la descendance. On ne nous émeut pas moins en parlant de nos fils qu’en parlant de nos pères. Pourquoi ? Si ce n’est parce que nos fils sont encore nous-mêmes. Est-ce pour nous seuls, je le demande, que nous luttons en faveur de la liberté, de la justice et du progrès ? De ces luttes nous souffrons, cela est certain ; que nous en bénéficions nous-mêmes, cela reste aléatoire. Et, en tous cas, la perte ne vaut pas le gain. Qu’est-ce donc qui vous fait préférer la perte certaine au gain aléatoire ? Je voudrais bien qu’on me le dise, si l’on refuse cette solidarité par laquelle la conscience individuelle d’une génération et d’un homme revit dans celle des descendants, comme celle des ancêtres vit dans celle des contemporains.
Rassemblant tous ces traits, ne dirait-on pas que les héros du passé, les familles de l’avenir, et nous, les lutteurs éphémères du temps présent, nous ne formons ensemble qu’une seule personnalité se développant à travers les âges ?
Et je voudrais à ce propos remarquer une chose qui est de grande importance. La notion de solidarité est une notion essentiellement mystique. Ses effets tombent sous les sens, ils sont incontestables ; mais elle-même, non. La nationalité, l’unité nationale, n’est pas visible. Personne ne l’a vue, ni ne la peut voir. La patrie qu’on voit : sol, montagnes, villes et fleuves, n’est que la moitié de la patrie ; l’autre moitié, la meilleure, la plus tenace et la plus émouvante est invisible et spirituelle. Elle existe, certes, elle est réelle au plus haut point, au même point que l’unité nationale12, mais ce sont là des quantités qui n’ont ni mesure, ni poids, ni matière, ce sont des quantités spirituelles, mystérieuses, impensables et impensées, incalculables et incalculées, des réalités mystiques. Je remarque encore que le sentiment réel et mystique du patriotisme de l’unité nationale, constitue une valeur d’ordre moral. Il est la dernière grandeur des peuples qui ont perdu les autres, par exemple la foi religieuse ou la foi morale. Supprimez le sentiment patriotique de l’unité nationale, il ne reste plus rien ; le peuple est perdu. Il n’a plus ni valeur, ni grandeur, ni solidité, il ne reste que l’égoïsme individuel ; c’est l’émiettement, la dissolution et la ruine. Tout cela est essentiel. Il importe de constater la réalité, la mysticité et la valeur de la solidarité, dans un ordre de choses où nul ne les conteste, ni ne le peut faire. Car on ne les conteste que trop dans un autre ordre auquel nous arriverons plus tard. Mais une fois ces choses acquises ici, il faudra bien, si l’on est loyal, les admettre là, puisque en passant d’une sphère dans une autre, de la sphère sociale dans la sphère religieuse, la solidarité, qui change d’application, ne change pas d’essence.
12 – Puisque la diplomatie elle-même et les diplomates, c’est-à-dire ce qu’il y a de moins mystique au monde et de plus positif, sont obligés de compter avec ces réalités — et précisément leurs bévues récentes proviennent de n’avoir point assez compté avec elles.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’unité nationale où de la personnalité nationale et de l’étroite solidarité qui en unit les membres. Pour embrasser toute la réalité, il faut agrandir notre vision jusqu’à celle de l’humanité dans son ensemble. En effet, ce qu’une nation décide, ce qu’une nation devient ne saurait être indifférent au reste de l’humanité. Il se fait entre les peuples de la terre un perpétuel échange d’influences, une suite ininterrompue d’actions et de réactions. Ce que la division du travail fait pour les individus et les classes sociales dans la nation, Dieu l’a fait pour les nations dans l’humanité. Dieu a voulu rendre les diverses parties de l’humanité dépendantes les unes des autres, c’est-à-dire solidaires, quand il a distribué des climats différents sur le globe, quand il a attaché à chaque région une fertilité particulière et limitée, quand enfin il a disséminé en des lieux divers les biens dont les hommes ont besoin pour exister. Il en résulte qu’aucune nation ne saurait vivre en se tenant enfermée chez elle. Il lui faut nécessairement sortir de ses frontières et demander à d’autres climats, à d’autres peuples ce dont elle manque. Si nous voulions chercher l’origine des objets qui sont nécessaires à la vie nous serions étonnés, des plus modestes d’entre nous, nous serions étonnés, stupéfaits du nombre d’individus et même de peuples qui concourent à nous servir.
Aussi haut que l’on remonte dans l’histoire des peuples, on rencontre des traces de ces échanges. Les débris de l’âge de pierre, ce commencement rudimentaire des civilisations, nous fournissent la preuve d’un commerce entre les peuples. A mesure que la civilisation avance, ce commerce augmente d’intensité et d’étendue. Et, prenez-y garde le mot commerce vaut ici dans la pleine signification du terme. L’échange n’est pas seulement matériel il est moral, intellectuel, religieux, et ce que nous avons dit des différences de climats et de produits des régions vaut pour le tempérament et le caractère des peuples, c’est-à-dire pour les quantités spirituelles. La solidarité réalisée d’une façon fait tache d’huile et gagne l’homme tout entier. Le premier moyen (stade) fut la guerre. C’est par la guerre que les empires d’Assyrie, de Chaldée et d’Egypte unirent les peuples d’Orient et en firent la première humanité solidaire de l’histoire. C’est par la guerre, que Rome constitua une solidarité plus vaste, plus haute encore. Mais cette solidarité restait nécessairement extérieure, fragile et incomplète. Elle ne s’accomplissait que par l’exclusion de l’ennemi. C’est alors que le christianisme, intervenant, substitua un principe d’unité réel et stable au principe d’unité romain, celui de la fraternité humaine par filialité divine. Il donnait par là le mot d’ordre d’un développement solidariste, universel et définitif. Le postulat de la foi chrétienne était l’identité de tous les individus par l’unité de l’espèce. A l’apparition du christianisme ce postulat n’était qu’un postulat, loin d’être admis (puisqu’il n’y a pas si longtemps encore la science le contestait sérieusement). L’expérience en vérifie l’exactitude, et cette expérience n’est autre chose que la propagande de la foi chrétienne. Elle prouve d’abord l’unité de la race blanche ; elle prouve aujourd’hui l’unité de toutes les races, l’unité de l’espèce, et cela par les missions.
Ce que devient la civilisation, sous l’influence du principe solidariste chrétien de la fraternité humaine, c’est ce que nous enseignent bien mal encore, hélas ! mais assez pour que nous puissions le pressentir, dix-neuf siècles d’histoire et le spectacle contemporain. Non sans doute que l’ancien principe, celui de la guerre, de l’exclusion, ne soit pas demeuré actif même au sein de la civilisation chrétienne. Il est toujours à l’œuvre, soit en politique (la guerre, la conquête, l’annexion), soit en sociologie (la haine des classes, l’antagonisme des employeurs et des employés, la concurrence), mais il est vaincu en droit par le principe solidariste de la coopération. A lui appartient l’avenir, parce qu’il est l’application seule adéquate de la solidarité humaine. On dit volontiers aujourd’hui que le fait de la solidarité humaine est une découverte de la science. C’est possible en un certain sens ; mais il faut convenir qu’avant la science le christianisme en possédait depuis longtemps le principe et que c’est lui qui en a fourni les données à la science en le mettant dans les âmes bien avant que celles-ci en aient saisi la valeur et l’importance.
Quoi qu’il en soit, la solidarité des peuples et des races est aujourd’hui si frappante, si réelle que l’unité de l’espèce dans l’espace et dans le temps a cessé d’être une chimère pour devenir une réalité. Le mouvement qui entraîne les nations à mêler ensemble leurs destinées s’accélère et se précipite sur toute la surface du globe. L’imprimerie, la vapeur, l’électricité ne sont que les moyens et l’expression d’une solidarité, qui devient de jour en jour plus intime et plus étendue et que d’autres moyens plus rapides et plus complets encore vont d’année en année réaliser plus complètement. On dirait comme un vaste système nerveux qui se trame ou se tisse à travers les cellules du vaste corps de l’humanité. Déjà il est impossible qu’un seul membre du monde civilisé souffre quelque part sans qu’aussitôt tous les membres souffrent plus ou moins avec lui. Que le télégraphe nous annonce en quelque endroit un enrichissement de l’homme, nous en sommes tous enrichis ; qu’il nous annonce une perte, nous y perdons tous quelque chose13. Il en va de même et plus encore dans la sphère morale. Toute victoire ou toute défaite de la liberté et de la justice nous atteint nous-mêmes. Nous y participons, nous en recevons un gain ou une perte morale à un degré beaucoup plus réel que nous ne nous l’imaginons. Je ne prétends pas que tout soit bon dans cette solidarité. Les hommes, les peuples, les races ne mettent pas en commun des vertus et des causes généreuses seulement ; ils échangent aussi des corruptions et des vices, et l’on est parfois épouvanté de la puissance que prend le mal du fait de la solidarité. Mais, bien ou mal, la solidarité est un fait, un fait trop longtemps caché, et par conséquent moins efficace, mais aujourd’hui mis en pleine lumière, chaque jour plus évident et plus puissant, dont l’évidence et la puissance ont encore beaucoup à grandir à mesure que des moyens d’application lui seront fournis ; un fait dont nous ne pouvons pas encore calculer la portée, mais qui, en tous cas, est de premier ordre, qui dominera bientôt les calculs de la politique, l’ambition des conquérants, les haines héréditaires des nations, comme il domine déjà toute la science et l’organisation de la société. Ce fait reconnu devient une loi, la grande loi de l’humanité dont la théologie doit tenir compte dans ses explications et ses systèmes, car elle gouverne dans l’ordre moral et spirituel autant et davantage peut-être que dans l’ordre matériel.