Je pense donc je suis
Pour incertaines et vagues que soient encore nos conclusions, elles n’en sont pas moins importantes. Elles peuvent se résumer de la manière suivante : nous ne résultons pas seulement de ce qui est, nous faisons, nous créons quelque chose qui avant nous n’était pas ; l’individualité humaine n’est pas uniquement une résultante, mais une cause ; elle ne se résout pas en passivité pure, elle s’exprime par une activité propre ; l’affirmation : je suis, veut dire quelque chose de plus que sentir et percevoir ; il y a plus dans l’être humain qu’une succession fuyante de vaines perceptions, plus qu’une transformation et une condensation mécanique de mouvement matériel ; l’être humain est plus que le lieu de passage des énergies physiques universelles ; l’homme est un commencement nouveau, qu’ébranlent sans doute et qu’éveillent, dans leur flux incessant, les énergies physiques universelles qui traversent son organisme ; un commencement qui, probablement, ne se serait jamais éveillé sans elles, mais qui les dépasse et réagit sur elles pour leur faire donner ce qu’à elles seules elles n’eussent jamais donné : la substance d’une pensée, le lieu et la condition d’une conscience. Gela est considérable.
Mais ce commencement nouveau, ce facteur actif de sensations, de pensées, de conscience, nous ne le connaissons pas encore. Cette cause nouvelle en face de laquelle nous nous trouvons, qui s’affirme indubitablement par des effets qu’elle seule peut produire, elle est l’inconnu et elle est le mystère. Nous l’avons appelée esprit pour la mettre à part et la distinguer de ce qui n’était et ne pouvait pas lui être assimilé. Qu’est-ce que l’esprit ? Nous l’ignorons encore. Nous ignorerons probablement toujours ce qu’il est en soi. Mais au moins quel est son attribut essentiel ? Est-il essentiellement pensée, est-il essentiellement volonté ! Faut-il dire : je pense donc je suis ? ou faut-il dire : je veux donc je suis ? — C’est entre les deux termes de cette alternative que nous sommes maintenant placés, et nous ne serons au clair qu’après examen de l’un et de l’autre.
La première tentation et la première tentative d’explication universelle par le sensationnisme étant écartée comme insuffisante, la seconde tentation et la seconde tentative d’explication universelle a été l’intellectualisme. On a généralement tenu que l’élément propre et nouveau qui apparaît dans l’homme doit se définir comme pensée. Lorsqu’on a cessé de dire : je sens donc je suis, on a dit : je pense donc je suis. De là ce fait, que presque toutes les philosophies qui ne sont pas sensationnistes sont des philosophies intellectualistes. Non pas sans doute que la formule cartésienne ait été explicitement prononcée par tous les philosophes qui ont identifié l’esprit à la raison ; mais, explicite ou implicite, elle est à la base de tous leurs systèmes. C’est précisément la gloire de Descartes d’avoir formulé pour la première fois un point de départ et une méthode qui dormaient encore chez ses devanciers, et de les avoir précisés, appliqués et mis en œuvre pour la première fois d’une manière rigoureuse et systématique. A la question : qu’est-ce que l’homme ? toutes les philosophies spéculatives depuis celle de Platon jusqu’à celle de Hegel, en passant par les innombrables systèmes qui remplissent l’entre-deux et dont nous entretient l’histoire de la philosophie, répondent : l’homme est un être qui pense ; plus exactement encore : l’homme est une pensée pensante. Pour elles toutes, la réalité humaine (et par cela même la réalité universelle) est une réalité d’idée. L’idée, la raison, est la substance et l’explication des choses.
Il était presque impossible qu’il en fût autrement. Le rôle de la sensation comme facteur essentiel et suprême de la vie humaine étant écarté, le rôle de la pensée s’impose aussitôt comme le plus considérable et le plus apparent. L’homme, dit Pascal lui-même, n’est qu’un roseau, mais un roseau pensant. L’univers peut l’écraser ; il n’en reste pas moins plus grand que l’univers, parce qu’il porte en soi, avec la sienne propre, la pensée de cet univers qui l’écrase. Dire que la dignité de l’homme est dans la pensée, c’est certainement exprimer un aphorisme auquel toutes les civilisations souscrivent d’emblée, et qui se justifie, semble-t-il, par la place immense que tiennent la raison, la science, la philosophie dans l’histoire de l’humanité. Tous les progrès humains ont été, dans un sens, des progrès de la pensée humaine. De cette constatation : rien ne se fait sans la pensée, il est naturel de conclure : tout se fait par la pensée, l’idée gouverne le monde. Et lorsqu’on songe aux horizons immenses que la pensée humaine est capable de s’ouvrir, aux perspectives infinies dont jouit la spéculation métaphysique, à la hauteur à laquelle elle est susceptible d’élever celui qui s’y livre, on se dit : certainement, la pensée c’est l’homme ; l’homme est intelligence, raison, entendement ; l’homme est substance pensante.
Les résultats mêmes auxquels nous sommes arrivés jusqu’ici confirment plutôt qu’ils n’infirment cette conclusion. Le facteur propre, le facteur inconnu auquel le sensationnisme expérimental n’atteignait pas, s’est affirmé avant tout comme un facteur intellectuel. Son rôle était de traduire le mouvement physique en perception psychique, et la perception en idée ; c’est-à-dire de traduire à l’intelligence ce qui n’était point du domaine de l’intelligence ; en un mot de faire éclore et de faire régner l’idée dans un monde qui n’était qu’étendue et mouvement. Et lorsque ce facteur met de l’ordre dans les idées en les enchaînant sous le concept de causalité, c’est encore par une idée qu’il le fait, par l’idée de cause. Le phénomène de conscience lui-même (qui, sans doute, n’est pas un phénomène intellectuel au sens strict du mot, et qui pourrait se définir autrement) n’est-il pas dans la dépendance de l’idée ? ne se produit-il pas sous condition du phénomène intellectuel en ce sens que là où il n’y a pas d’idée, il n’y a pas non plus de conscience. La réflexion propre de la conscience ne semble-t-elle pas s’exprimer dans cette formule : la pensée se réfléchissant elle-même, c’est-à-dire la pensée se pensant elle-même. Et, tout se ramenant dès lors à la pensée, n’est-il pas légitime d’interpréter le facteur que nous avons appelé jusqu’ici spirituel par ses quantités intellectuelles d’identifier l’esprit à la raison et de concevoir l’homme, dans ce qu’il a de spécifiquement distinct et de proprement humain, comme une substance pensante ? Cela est au moins naturel, et la formule : je pense donc je suis, paraît plausible.
Dès lors la méthode est donnée avec le point de départ. La pensée étant l’élément irréductible et premier, la dialectique, c’est-à-dire l’enchaînement logique et rigoureux des pensées entre elles, est la seule méthode de connaissance que l’on doive employer. Mais elle est parfaitement suffisante ; puisque l’être est identique à la pensée, tout ce qui sera dans la pensée sera aussi dans l’être. Le système de la pensée correspondra exactement au système de l’être. A une condition toutefois : c’est que la pensée soit pure de toute erreur et de toute contingence. La purifier de la sorte, lui enlever tout ce qu’elle peut contenir d’accidentel et de fortuit, la rendre de plus en plus rigoureuse et nécessaire, c’est-à-dire de plus en plus vraie (adéquate à la réalité qui est elle-même pensée), sera dès lors tout l’effort et tout le progrès de l’intellectualisme. Ses systèmes successifs ne différeront point entre eux par la méthode ; elle est commune à tous ; ils ne différeront que par les éléments qu’ils y font entrer et par la rigueur plus ou moins grande avec laquelle ils appliquent la méthode.
Ce que nous venons de dire nous permettra de faire court. Nous nous dispenserons de soumettre à notre examen les différents représentants de l’intellectualisme ancien et moderne. Ils sont tous contenus les uns dans les autres et peuvent se ramener à un seul type. Ce type, nous le prendrons chez Descartes. Le cartésianisme aura pour nous cet avantage d’être clair, simple et connu, et de présenter l’intellectualisme à la fois par son côté psychologique (anthropologique) et par son côté métaphysique, de répondre par conséquent plus directement qu’un autre aux deux questions que nous nous posons : qu’est-ce que l’homme ? et qu’est-ce que la vérité humainek ?
k – Cette vérité humaine sera ici la métaphysique. Nous verrons comment et pourquoi la métaphysique remplace ici soit la critique de l’entendement, soit la science des phénomènes (science proprement dite) que permettait seul le sensationnisme.