Nous commencerons en répondant à la plus commune de leurs objections. On sait, disent-ils, que les préjugés de la coutume et de l’éducation peuvent nous tromper, en nous faisant regarder comme des mystères sacrés des imaginations monstrueuses. La peur qu’on nous fait des jugements de Dieu, nous empêche de former des doutes raisonnables sur la religion ; nous demeurons dans la superstition, par la crainte d’être incrédules.
On répond que les incrédules sont tout à fait inexcusables lorsqu’ils craignent les préjugés de la piété, et qu’ils n’appréhendent point ceux du libertinage. Je ne nie pas véritablement qu’il n’y ait une infinité de personnes qui croient par les engagements de la naissance, de l’éducation et de la coutume, plutôt que par la réflexion qu’ils ont faite sur les caractères de divinité qui sont dans la religion ; mais aussi doit-on avouer qu’il y a une infinité d’incrédules qui ne doutent que par l’envie de s’élever au-dessus des autres, en ne croyant rien de ce que le vulgaire croit, par le peu de soin qu’ils ont de s’instruire, par le commerce qu’ils ont avec des débauchés, ce qui fait une éducation toute contraire à la première, surtout par l’envie qu’ils ont de satisfaire toutes leurs passions.
Mais je n’en dis pas assez, lorsque je soutiens qu’ils ont leurs préjugés comme nous, étant certain qu’ils en ont un plus grand nombre et de plus dangereux. Ils en ont un plus grand nombre, parce que toutes les passions en forment à leur avantage. Ils en ont de plus dangereux, parce qu’il est mille fois plus facile de revenir des fausses opinions qu’on a reçues par l’impression de la naissance et de l’éducation, telles que sont celles qu’on nous soupçonne d’avoir, que de celles dont on est préoccupé par toutes les passions du cœur, telles que sont celles que nous attribuons aux incrédules.
Ainsi, la coutume et les sens plus forts que la coutume ni l’éducation, nous ayant persuadé dans notre enfance que les étoiles ne sont pas plus grandes que des flambeaux, nous nous sommes facilement désabusés en raisonnant sur ce sujet ; mais on ne voit point de présomptueux qui soit revenu de la bonne opinion qu’il avait conçue de soi-même, parce que ce dernier préjugé vient de l’orgueil et de l’amour-propre.
Or, les incrédules ont à craindre les préjugés du cœur, puisque, comme nous venons de le remarquer, toutes leurs passions trouvent leur compte dans leur sentiment ; au lieu que nous avons seulement à appréhender les préjugés de la naissance, de la coutume et de l’éducation : il s’ensuit donc qu’ils ont à craindre beaucoup plus que nous.
Certainement il faudrait être bien aveugle, pour craindre que les principes d’éducation, ou les objets que la religion nous fait entrevoir, fussent plus capables de surprendre notre crédulité, et d’imposer à notre esprit, que l’idée de la volupté présente, le sentiment réel et vif des plaisirs que nous goûtons, des objets qui entrent comme en foule dans notre âme par le canal des sens, la fougue et l’impétuosité de ces passions, qui sont si évidemment des principes d’erreur et d’illusion dans la vie civile, qu’il suffit de faire voir qu’un homme est passionné, pour lui ôter toute créance.
Que si l’on n’ajoute jamais de foi aux paroles d’un vindicatif qui veut justifier l’excès de son ressentiment, ou d’un présomptueux qui se loue lui-même, ou même d’un père qui excuse les fautes de son fils, encore que ce soit là une affection bien innocente ; encore moins doit-on croire ceux qui nient les principes de la religion, lorsque toutes les passions nous fournissent des préjugés contre elle, parce qu’elle tend à réprimer toutes nos passions.
Mais bien qu’à examiner les principes de nos faux préjugés, il y ait mille fois plus d’apparence qu’ils se trompent, qu’il n’y en a que nous nous trompons, nous supposerons, si l’on veut, que cela est égal, et nous leur demanderons seulement des précautions égales pour s’empêcher de tomber dans l’erreur. Nous leur offrons de ne recevoir aucun principe que par raison, et nous leur demandons aussi qu’ils ne doutent qu’avec raison. Nous ne ferons aucun effort pour nous persuader la vérité des principes de la religion, si leur évidence ne nous y oblige. Qu’ils ne résistent pas aussi à leur évidence, si elle les convainc : on n’exige que cela d’eux, et l’on promet de remplir exactement cette condition. On peut voir même facilement qu’on a suivi cette méthode dans le commencement de cet ouvrage, et que le préjugé n’a point de part aux vérités que nous avons prouvées.
Ce n’est pas le préjugé qui nous a persuadés qu’il y avait un Dieu ; la raison ne peut s’empêcher de tirer cette conséquence de tout ce que nous voyons. Ce n’est pas le préjugé qui nous persuade que Dieu est un être sage et intelligent : la raison ne reconnaît point Dieu, et elle retombe dans l’athéisme, s’il faut qu’elle le croie privé d’intelligence et de sagesse. Ce n’est pas le préjugé qui nous fait croire que Dieu sait ce qui se passe sur la terre : la raison nous dit que Dieu est soit un être sans intelligence, soit il connaît les actions de ses créatures. Ce n’est pas le préjugé qui nous persuade que Dieu approuve la piété de ceux qui lui rendent leurs hommages et leurs actions de grâces, et qu’au contraire il condamne l’impiété de ceux qui le méprisent et qui l’outragent ; la raison nous dit que s’il est nécessaire que Dieu connaisse les actions des hommes, il ne l’est pas moins qu’il les connaisse telles qu’elles sont, et qu’il les approuve ou ne les approuve pas, selon qu’elles méritent de l’être. Ce n’est pas le préjugé qui nous persuade que Dieu aime ce qu’il approuve, et qu’il hait ce qu’il désapprouve ; la raison ne nous permet pas de douter que Dieu ne haïsse tout ce qu’il connaît digne de haine, en le désapprouvant, et qu’il n’aime ce qu’il connaît digne d’être aimé, en l’approuvant. Ce n’est pas le préjugé qui nous fait croire que Dieu doit aimer plus les gens de bien que les méchants ; la raison nous en a déjà persuadés, en nous convainquant des vérités précédentes. Ce n’est pas le préjugé qui nous fait voir que, si Dieu aime davantage les gens de bien que les méchants, il faut nécessairement qu’il fasse plus de bien à ceux-là qu’à ceux-ci ; la raison nous dit qu’on fait plus de bien à mesure qu’on aime davantage : ce qui est particulièrement vrai d’un Être souverainement libre et tout-puissant. Ce n’est pas le préjugé qui nous fait croire que Dieu ne ferait pas plus de bien aux bons qu’aux méchants, s’il n’y avait rien à espérer après cette vie, et que souvent la vertu est misérable et opprimée dans ce monde ; la raison, ou plutôt nos sens, notre vue, l’expérience, nous apprennent cette vérité. Ce n’est donc pas le préjugé mais la raison qui nous convainc de la nécessité et de la vérité de cette religion où nous trouvons l’exercice de la justice divine, et qui nous enseigne que Dieu doit rendre un jour à chacun selon ses œuvres.
Ceux qui révoquent en doute la révélation, nient le jugement à venir. Ceux qui nient le jugement à venir, sont obligés de nier que Dieu favorise davantage les gens de bien que les méchants, puisque à leur compte les méchants auront la meilleure part de ses biens. Ceux qui nient que Dieu aime davantage les gens de bien que les méchants, seront contraints de dire qu’il approuve également la vie des uns et celle des autres, le bien et le mal, le vice et la vertu. Ceux qui soutiennent que Dieu approuve également le bien et le mal, mettent de l’imperfection en Dieu, et ne peuvent se sauver qu’en se rétractant, et en disant que Dieu ne connaît ni l’un ni l’autre. Ceux qui nient que Dieu connaisse les actions des hommes, nient que Dieu soit cette intelligence qui a composé l’homme, et qui le conserve avec les autres ouvrages de l’univers. Ceux qui nient que Dieu soit cette intelligence, nient que Dieu soit. Ecartez-vous un peu de ces principes, vous voilà dans l’égarement et dans les ténèbres. Tenez-vous-en au contraire aux vérités de la religion, rien ne vous sera plus facile que de sauver le bon sens et la raison.
Mais ne peut-on point former des doutes sur ces vérités, tout évidentes qu’elles sont ? Et quelque indissoluble que paraisse leur union, n’y aurait-il pas moyen de renverser ce système ? Voyons, faisons des efforts en faveur des incrédules, et n’oublions rien, s’il se peut, de ce qui peut leur être avantageux. La vérité ne sera que plus forte, lorsque nous lui aurons opposé tout ce qu’on peut dire de plus spécieux contre elle.