Histoire de la Réformation du seizième siècle

11.3

Dispute d’octobre – Zwingle sur l’Église – l’Église – Commencements du presbytérianisme – Dispute sur la messe – Des enthousiastes – Une voix sage – Victoire – Un caractère de la Réforme suisse – Modération – Oswald Myconius à Zurich – Les lettres renaissent – Thomas Plater du Valais

Ces excès mêmes devaient être salutaires ; il fallait un nouveau combat pour assurer de nouveaux triomphes ; car pour les choses de l’esprit, comme pour les royaumes de la terre, il n’y a pas de conquête sans lutte ; et puisque les soldats de Rome demeuraient immobiles, le combat devait être provoqué par les enfants perdus de la Réformation. En effet, les magistrats étaient incertains, agités ; ils sentaient le besoin d’éclairer leur conscience, et ils résolurent dans ce but d’instituer une seconde dispute publique, en langue allemande, où l’on examinerait, d’après l’Écriture, la question des images,

Les évêques de Coire, de Constance et de Bâle, l’université de Bâle et les douze cantons furent en conséquence invités à envoyer des députés à Zurich. Mais les évêques se refusèrent à cette invitation. Ils se rappelaient la triste figure que leurs députés avaient faite, lors de la première dispute, et ils ne se souciaient nullement de renouveler ces scènes humiliantes. Que les évangéliques disputent, à la bonne heure ; mais qu’ils disputent seuls. La première fois on s’était tu ; la seconde, on ne se présentera même pas ; Rome s’imaginait peut-être que le combat cesserait faute de combattants. Les évêques ne furent pas seuls à refuser de venir. Les hommes d’Underwald répondirent qu’il n’y avait pas chez eux des savants, mais seulement des prêtres honnêtes et pieux, qui expliquaient l’Évangile, comme avaient fait leurs pères ; qu’ils n’enverraient donc aucun député à Zwingle « et à ses pareils » ; mais que, s’ils le tenaient en leurs mains, ils le traiteraient de façon à lui ôter l’envie de retomber dans les mêmes fautesp. Schaffouse et Saint-Gall se firent seuls représenter.

p – So wollten wir Ihm den Lohn geben, dass er’s nimmer mehr thäte. (Simmler Samml. MS. IX.)

Le lundi, 26 octobre, une assemblée de plus de neuf cents personnes, composée des membres du grand conseil, et de trois cent cinquante prêtres, remplit, après le sermon, la grande salle de l’hôtel de ville. Zwingle et Léon Juda étaient assis devant une table, sur laquelle se trouvaient l’Ancien et le Nouveau Testament dans les langues originales. Zwingle prit le premier la parole, et renversant d’un bras vigoureux l’autorité de la hiérarchie et de ses conciles, il établit les droits de chaque Église chrétienne, et réclama la liberté des premiers siècles, de ces temps où l’Église n’avait encore ni conciles œcuméniques, ni conciles provinciaux. « L’Église universelle, dit-il, est répandue dans tout le monde, partout où l’on croit en Jésus-Christ, aux Indes aussi bien qu’à Zurich… Et quant à des Églises particulières, nous en avons à Berne, à Schaffouse, même ici. Mais les papes, leurs cardinaux et leurs conciles ne sont ni l’Église universelle, ni une Église particulièreq. Cette assemblée où je parle, continua-t-il avec énergie, est l’Église de Zurich ; elle veut entendre la Parole de Dieu, et elle a droit d’ordonner tout ce qui lui paraîtra conforme à la sainte Écriture. »

q – Der Päbste, Cardinäle und Bischöffe Concilia sind nich die christliche Kirche. (Fussl. Beytr. III. 20.)

Ainsi Zwingle s’appuyait sur l’Église, mais sur la véritable ; non pas sur les prêtres seulement, mais sur l’assemblée des chrétiens, sur le peuple. Tout ce que l’Écriture dit de l’Église en général, il l’appliquait aux Églises particulières. Il ne pensait pas qu’une Église, qui écoute avec docilité la Parole de Dieu, pût se tromper. L’Église était pour lui représentée politiquement et ecclésiastiquement par le grand conseilr. Il expliquait d’abord chaque question du haut de la chaire ; puis, quand les esprits étaient convaincus de la vérité, il portait la chose au grand conseil, qui, d’accord avec les ministres de l’Église, prenait les décisions qu’elle réclamaits.

r – Diacosion Senatus summa est potestas Ecclesiæ vice. (Zw. Opp. III. 339.)

s – Ante omnia multitudinem de quæstione probe docere ita factum est, ut quidquid diacosii (Conseil des deux-cents), cum verbi ministris ordinarent, jamdudum in animis fidelium ordinatum esset. (Zw. Opp. III. 339.)

En l’absence des députés de l’évêque, ce fut le vieux chanoine Conrad Hoffmann, le même qui avait fait appeler Zwingle à Zurich, qui prît la défense du pape. Il soutint que l’Église, le troupeau, le « tiers état, » n’avaient point le droit de discuter de telles matières. « J’ai été treize ans à Heidelberg, dit-il, j’ai demeuré chez un grand savant, il s’appelait le docteur Joss, homme honnête et pieux, avec lequel j’ai mangé et bu longtemps et mené bonne vie ; mais je lui ai toujours entendu dire qu’il ne convenait pas de discuter sur ces choses. Vous voyez bien !… » Chacun était prêt à rire ; le bourgmestre arrêta l’explosion. « Ainsi donc, continua Hoffmann, attendons un concile. Pour le moment, je ne veux pas disputer, mais être soumis à l’évêque, fût-il même un coquin ! »

« Attendre un concile ! reprit Zwingle. Et qui se rendra à un concile ? Le pape et des évêques oisifs et ignorants, qui ne feront rien qu’à leur propre tête. Non, ce n’est pas là l’Église ! Höng et Küssnacht (deux villages zuricois) sont bien plus certainement une Église, que tous les évêques et les papes réunis ! »

Ainsi Zwingle revendiquait les droits du peuple chrétien, que Rome avait déshérité de ses attributs. L’assemblée devant laquelle il parlait n’était pas selon lui l’Église de Zurich ; mais elle en était la première représentation. Ce sont ici les commencements du système presbytérien. Zwingle enlevait Zurich à la juridiction de l’évêché de Constance, il la détachait de la hiérarchie latine, et il fondait, sur l’idée du troupeau, de l’assemblée chrétienne, une nouvelle constitution ecclésiastique, à laquelle d’autres contrées devaient plus tard adhérer.

La dispute continua. Plusieurs prêtres s’étant levés pour défendre les images, mais sans avoir recours pour cela à la sainte Écriture, Zwingle et les autres réformateurs les réfutèrent par la Bible. « Si personne, dit l’un des présidents, ne se lève pour présenter des arguments bibliques en faveur des images, nous appellerons par leur nom quelques-uns de leurs défenseurs. » Personne ne se présentant, on appela le curé de Wadischwyl. « Il dort, » répondit l’un des assistants. On appela alors le curé de Horgen. « Il m’a envoyé à sa place, dit son vicaire, mais je ne veux pas répondre pour lui. » La Parole de Dieu faisait évidemment sentir sa puissance au milieu de cette assemblée. Les partisans de la Réforme étaient pleins de force, de liberté, de joie ; leurs adversaires paraissaient interdits, inquiets, abattus. On appela successivement les curés de Laufen, de Glattfelden, de Wetzikon, le recteur et le curé de Pfaffikon, le doyen de Elgg, le curé de Bäretschwyl, les frères dominicains et cordeliers connus pour prêcher partout les images, la Vierge, les saints et la messe ; mais tous répondirent qu’ils ne pouvaient rien dire en leur faveur, et que dorénavant ils s’appliqueraient à l’étude de la vérité. « J’ai cru jusqu’à présent les anciens docteurs, dit l’un d’eux ; maintenant je veux croire les nouveaux. — Ce n’est pas nous que vous devez croire, s’écria Zwingle, c’est la Parole de Dieu ! Il n’y a que la seule Écriture de Dieu qui ne puisse jamais tromper ! La séance s’était prolongée ; il commençait à faire nuit. Le président Hofmeister, de Schaffouse, se leva et dit : « Béni soit le Dieu tout-puissant, éternel, de ce qu’en toutes choses il remporte en nous la victoire ; » et il exhorta les conseillers de Zurich à abolir les images.

On se réunit de nouveau le mardi, sous la présidence de Vadian, afin de discuter la doctrine de la messe. « Frères en Christ, dit Zwingle, loin de nous la pensée qu’il y ait quelque tromperie ou quelque fausseté dans le corps et le sang de Christt. Tout notre but est de montrer que la messe n’est pas un sacrifice qu’un homme puisse présenter à Dieu pour un autre homme, à moins qu’on ne prétende aussi qu’un homme peut manger et boire pour son ami. »

t – Dass einigerley Betrug oder Falschsyg in dem reinen Blut und Fleisch Christi. (Zw. Opp. I. 498.)

Vadian, ayant demandé à deux reprises si aucun des assistants ne voulait soutenir par l’Écriture la doctrine attaquée, et personne n’ayant répondu, les chanoines de Zurich, les chapelains et plusieurs autres ecclésiastiques déclarèrent qu’ils étaient d’accord avec Zwingle.

Mais à peine les réformateurs avaient-ils ainsi vaincu les partisans des anciennes doctrines, qu’ils durent lutter contre ces hommes impatients, qui demandent des innovations brusques et violentes, et non des réformes sages et graduelles. Le malheureux Conrad Grebel se leva et dit : « Ce n’est pas assez d’avoir discuté sur la messe, il faut en abolir les abus. — Le conseil, répliqua Zwingle, rendra un arrêté à cet égard. » Alors Dimon Stumpf s’écria : « L’Esprit de Dieu a déjà décidé ! pourquoi donc renvoyer la décision au conseilu ? »

u – Der Geist Gottes urtheilet. (Zw. Opp. I. 529.)

Le commandeur Schmidt de Kusnacht se leva avec gravité, et faisant entendre des paroles pleines de sagesse : « Apprenons aux chrétiens, dit-il, à recevoir Christ dans leurs cœursv. Jusqu’à cette heure, vous avez tous marché après les idoles. Ceux de la plaine ont couru dans les montagnes, et ceux des montagnes dans la plaine ; les Français en Allemagne, et les Allemands en France. Maintenant, vous savez où vous devez vous rendre. Dieu a réuni toutes choses en Christ. Nobles hommes de Zurich, courez à la source véritable ; et que Jésus-Christ rentre enfin sur votre territoire, et y reprenne son antique empire. »

v – Wie sy Christum in iren Herzen sollind bilden and machen. (Ibid. 534.)

Ce discours fit une impression profonde, et personne n’ayant paru pour le contredire, Zwingle ému se leva et parla ainsi : « Gracieux seigneurs, Dieu est avec nous !… Il défendra sa cause. Maintenant donc… au nom de Dieu… en avant !… » Ici l’émotion de Zwingle devint si forte qu’il fut obligé de s’arrêter. Il pleurait, et plusieurs pleuraient comme luiw.

w – Dass er sich selbst mit vil andren bewegt zu weinen. (Ibid. 537).

Ainsi se termina la dispute. Les présidents se levèrent ; le bourgmestre les remercia ; puis ce vieux guerrier, s’adressant au conseil, dit avec gravité, de cette voix qui avait si souvent retenti sur les champs de bataille : « Maintenant donc… prenons en main le glaive de la Parole de Dieu…, et que Dieu donne prospérité à son œuvre ! »

Cette dispute du mois d’octobre 1523 avait été décisive. La plupart des prêtres qui y avaient assisté retournèrent dans les diverses parties du canton pleins de zèle, et l’effet de ces journées se fit sentir dans toute la Suisse. L’Église de Zurich, qui avait toujours maintenu, à l’égard de l’évêché de Constance, une certaine indépendance, fut alors pleinement émancipée. Au lieu de reposer par l’évêque sur le pape, elle reposa dès lors par le peuple sur la Parole de Dieu. Zurich reprit les droits que Rome lui avait enlevés. La ville et la campagne rivalisèrent d’intérêt pour l’œuvre de la Réformation, et le grand conseil ne fit que suivre le mouvement du peuple. Dans les occasions importantes, la ville et les villages faisaient connaître ce qu’ils pensaient. Luther avait rendu la Bible au peuple chrétien ; Zwingle alla plus loin : il lui rendit ses droits. C’est ici un trait caractéristique de la Réforme en Suisse. Le maintien de la saine doctrine y fut confié, après Dieu, au peuple ; et des événements récents ont montré que le peuple sait garder ce dépôt, mieux que les prêtres et les pontifes.

Zwingle ne se laissa point enfler par la victoire ; au contraire, on procéda à la Réforme, d’après son désir, avec une grande modération. « Dieu connaît mon cœur, dit-il, quand le conseil lui demanda son avis ; il sait que je suis porté à édifier et non à démolir. Je connais des âmes timides qui méritent qu’on les ménage ; que la messe soit donc, pendant quelque temps encore, lue le dimanche dans toutes les églises, et que l’on se garde d’insulter ceux qui la célèbrentx. »

Le conseil prit un arrêté dans ce sens. Hottinger et Hochrutiner, l’un de ses amis, furent bannis du canton pour deux ans, avec défense d’y rentrer sans permission.

x – Ohne dass jemand sich unterstehe die Messpriester zu beschimpfen. (Wirtz. H. K. G., v. 208.)

La Réformation suivait à Zurich une marche sage et chrétienne. Élevant toujours plus cette cité, elle l’entourait de gloire aux yeux de tous les amis de la Parole de Dieu. Aussi, ceux qui en Suisse avaient salué le jour nouveau qui se levait sur l’Église, se sentaient-ils attirés avec force vers Zurich. Oswald Myconius, chassé de Lucerne, demeurait depuis six mois dans la vallée d’Einsidlen, lorsqu’un jour, au moment où il revenait d’un voyage à Glarisy, accablé par la fatigue et par la chaleur du soleil, il vit son fils, le jeune Félix, courir à sa rencontre, et lui annoncer qu’il était appelé à Zurich, pour la direction de l’une des écoles. Oswald, ne pouvant croire une si heureuse nouvelle, hésitait entre la crainte et l’espoirz. « Je suis à toi, » écrivit-il enfin à Zwingle. Geroldsek le laissa partir à regret ; de tristes pensées occupaient son esprit. « Ah ! lui dit-il, tous ceux qui confessent Christ se rendent à Zurich ; je crains qu’un jour nous n’y périssions tous à la foisa. » Pressentiments douloureux, que la mort de Geroldsek lui-même et de tant d’autres amis de l’Évangile ne devait réaliser que trop dans les plaines de Cappel.

y – Inesperato nuntio excepit me filius redeuntem ex Glareana. (Zw. Epp. p. 322.)

z – Inter spem et metum. (Ibid.)

a – Ac deinde omnes simul pereamus. (Ibid.) p. 323.

Myconius trouvait enfin dans Zurich un port assuré. Son prédécesseur, qu’on avait nommé à Paris, à cause de sa taille, « le grand diable, » avait négligé ses devoirs ; Oswald consacra toutes ses forces et tout son cœur à remplir les siens. Il expliquait les classiques latins et grecs ; il enseignait la rhétorique et la dialectique ; et la jeunesse de la ville l’écoutait avec joieb. Myconius devait être pour la nouvelle génération ce que Zwingle était pour les hommes faits.

b – Juventus illum lubens audit. (Ibid.) p. 264.

D’abord Myconius s’était effrayé des grands écoliers qu’il allait avoir ; mais il avait peu à peu repris courage, et il n’avait pas tardé à distinguer parmi ses élèves un jeune homme de vingt-quatre ans, dans le regard duquel on voyait briller l’amour de l’étude. Il se nommait Thomas Plater, et était originaire du Valais. Dans la belle vallée où le torrent de la Viége, après s’être échappé de cet océan de glaciers et de neiges qui entourent le mont Rosa, roule ses ondes tumultueuses, entre Saint-Nicolas et Stalden, sur la montagne qui s’élève à la droite de la rivière, est encore le village de Grächen. Ce fut le lieu de naissance de Plater. Du voisinage de ces colosses des Alpes devait sortir l’un des personnages les plus originaux qui figurent dans le grand drame du XVIe siècle. Placé à l’âge de neuf ans chez un curé, son parent, le petit rustre, souvent accablé de coups, criait, dit-il lui-même, comme un chevreau qu’on tue. Un de ses cousins le prit avec lui, pour visiter les écoles allemandes. Mais il avait déjà plus de vingt ans que, tout en courant d’école en école, il savait à peine lirec. Arrivé à Zurich, il prit la ferme résolution de s’instruire ; il se fit un banc dans un coin de l’école de Myconius, et il se dit : « Là lu apprendras, ou tu y mourras. » La lumière de l’Évangile pénétra dans son cœur. Un matin qu’il faisait très froid, et qu’il n’avait rien pour chauffer le poêle de l’école, qu’il était chargé d’entretenir, il se dit à lui-même : « Tu n’as point de bois, et il y a dans l’église tant d’idoles ! » Personne n’était encore dans le temple, où Zwingle cependant devait prêcher et où déjà les cloches appelaient les fidèles. Plater y entra sans bruit, saisit un saint Jean placé sur un autel, et le mit dans le poêle, en disant : « Baisse toi, car il faut que tu y passes. » Sans doute ni Myconius, ni Zwingle n’auraient approuvé un tel acte.

c – Voir son autobiographie.

C’était en effet avec de meilleures armes que l’incrédulité et la superstition devaient être combattues. Zwingle et ses collègues avaient tendu la main d’association à Myconius ; et celui-ci exposait chaque jour le Nouveau Testament dans l’église de Notre-Dame à une foule avide de l’entendred. Une dispute publique, tenue le 15 et le 14 janvier 1524, avait été de nouveau funeste à Rome ; et c’était en vain que le chanoine Kock s’était écrié : Les papes, les cardinaux, les évêques et les conciles, « voilà mon Église !… »

d – Weise, Füsslin Beyt. IV. 66.

Tout avançait dans Zurich ; les esprits s’éclairaient, les cœurs se décidaient, la Réforme s’établissait. Zurich était une forteresse conquise par la doctrine nouvelle, et de ses murs elle allait se répandre dans toute la confédération.

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