La nuée de témoins

Frédéric Oberlin

« La foi sans les œuvres est morte. »
(Jacques 2.26)

Un premier Janvier.

Avec Fox et Wesley, nous avons étudié la réforme de la Réforme à l’étranger ; avec Oberlin, nous l’examinerons en France. D’autre part, cette biographie offrira un intérêt spécial, puisqu’elle nous fera pénétrer dans le XIXe siècle ; elle fortifiera en nous l’impression que l’histoire de l’Eglise n’appartient pas seulement au passé, mais à une mouvante et vivante réalité. Ainsi donc, les Actes des apôtres forment un livre jamais terminé, puisqu’il s’enrichit toujours de chapitres nouveaux.

Jean-Frédéric Oberlin naquit à Strasbourg, le 31 août 1740. (L’année précédente, Wesley avait commencé à prêcher en plein air.) De bonne heure, l’enfant manifesta un caractère énergique et sensible, qualités rarement réunies, mais dont l’harmonieuse combinaison favorise l’épanouissement des personnalités exceptionnelles.

« D’instinct, écrivait-il plus tard, je suis soldat. Je me suis toujours efforcé d’être le premier au danger, et de rester ferme dans la peine. » (Il aurait fait un excellent Eclaireur, chef de patrouille.) « L’ordre et la discipline militaire me plaisent, dans la mesure où elles forcent le lâche à montrer du courage, et l’homme désordonné à être ponctuel… J’ai la passion de la régularité. »

En même temps, il se considérait comme « extrêmement irritable ». Il ajoutait : « Je suis si sensible, que je ne puis parfois trouver d’expression aux sentiments qui m’oppressent. » Dans ce domaine de la sensibilité, il manifesta, dès son enfance, toute la bonté d’une généreuse nature. Voici divers exemples. Au marché, des garnements avaient brisé les œufs apportés par une paysanne. Témoin de sa désolation, Oberlin courut chez lui, et revint avec ses économies, qu’il plaça dans la main de la pauvre femme. D’où lui venait ce capital ? Le père de Frédéric, modeste professeur, octroyait trois centimes par semaine à chacun de ses enfants. Et le futur grand homme avait mis de côté cette rente !

Dans une autre occasion, il remarqua une indigente qui débattait avec la revendeuse le prix d’une vieille robe ; il lui manquait deux sous pour faire l’acquisition... Elle s’éloignait, déjà, mélancolique ; mais Oberlin, brusquement, paya la marchande.

Cette générosité n’était rendue possible que par l’épargne ; Frédéric Oberlin, devenu étudiant à Strasbourg, passait pour avare auprès de certains camarades, à cause de sa frugalité. L’un d’entre eux, pour lui infliger une leçon de désintéressement, jeta une pièce de monnaie dans la rivière, en disant ; « Vois-tu, Fritz ? » Mais, plus loin, ils rencontrèrent un miséreux infirme. Oberlin lui remit une pièce de même valeur, et, s’adressant à son compagnon, lui demanda : « Vois-tu ? »

Dans tous les domaines, il exerçait sur lui-même une stricte discipline. Par exemple, il glissait parfois une ou deux bûches sous son matelas, pour abréger le sommeil ; car, il avait observé qu’au début de la journée, son esprit était plus dispos à l’étude.

Mais la jeunesse elle-même est le matin d’une destinée mystérieuse, – ici-bas, et au-delà du voile. Oberlin s’y préparait avec décision. Agé de vingt ans, il rédigea, au 1er janvier, un acte de consécration : « Dieu éternel et d’une sainteté infinie, je viens à toi, en confessant que je suis un grand pêcheur. Mais je viens, parce que j’ai été invité au nom de ton Fils. Je te supplie de vouloir, à cause de Lui, me pardonner mon injustice. Je suis convaincu de tes droits sur moi ; je ne désire plus rien que de t’appartenir. Dieu saint ! je me donne à toi de la manière la plus solennelle. Je te consacre tout ce que je suis et tout ce que j’ai : les facultés de mon âme, les membres de mon corps, ma fortune et mon temps. »

Ces déclarations expriment l’essence de l’attitude religieuse ; celle-ci, malgré la diversité des formes, est identique dans le monde entier. Mais voici où se dessine l’orientation particulière de la piété d’Oberlin, caractérisée non seulement par le souci de l’action intensive, mais par l’obsédante préoccupation missionnaire et salvatrice où se reflète le pur esprit de l’Evangile. « Fais-moi la grâce de ne pas me dévouer seul à ton service, mais que je puisse aussi persuader mes frères de s’y consacrer... Que ta grâce me rende capable, non seulement

de suivre toujours cette route que j’ai reconnue être la meilleure, mais encore d’être toujours plus actif en y marchant... Et quand je serai descendu au sépulcre, si ces pages viennent à tomber entre les mains des amis que j’aurai laissés sur la terre, oh ! permets que leurs cœurs en soient vivement touchés ; accorde-leur la grâce, non seulement de les lire comme exprimant mes propres sentiments, mais de sentir eux-mêmes ce qui y est exprimé. »

Cette prière est donc, en quelque sorte, une intercession en notre faveur. Sera-t-elle exaucée pour vous ? Elle suscitera, peut-être, une vocation précise et décisive, pour l’amour du Royaume de Dieu...

Au cours de ses études en théologie, Oberlin, craignant d’infliger une charge financière à ses parents, donna des leçons payantes ; il vivait, d’ailleurs, comme un moine. Dès cette époque, il s’imposa des règles de ce genre : « Faire toujours le contraire de ce qu’un penchant sensuel pourrait exiger de moi. Je ne mangerai et ne boirai jamais plus qu’il ne faut, pour la conservation de ma santé. » Et encore : « Gouverner raisonnablement son corps ; l’humilier par le travail et par le jeûne. »

Un jour qu’il étudiait, solitairement, dans une chambre louée, il reçut la visite inopinée d’un pasteur. Celui-ci examina la cellule avec une attention extraordinaire. Il observa les rideaux de papier destinés à cacher le lit ; puis il demanda : « Que signifie ce poêlon de fer, au-dessus de la table où sont vos livres ? – C’est ma cuisine, répondit Oberlin. A huit heures du soir, j’y mets du pain, de l’eau, du sel ; je place ma lampe dessous, et je continue à étudier. Si, vers dix ou onze heures, la faim se fait sentir, je mange une soupe délicieuse. » Aussitôt, l’inconnu s’écria : « Vous êtes l’homme que je cherche ! » C’était le pasteur Stuber, qui essayait de se découvrir un successeur pour la paroisse du Ban-de-la-Roche.

Oberlin entendit l’appel de ce fidèle ministre de l’Evangile, et il accepta de creuser les sillons déjà tracés par le zèle d’un véritable précurseur du christianisme social. Il n’avait pas encore soutenu sa thèse de bachelier en théologie ; il ne pouvait donc recevoir la consécration pastorale. L’autorité ecclésiastique lui conféra une « délégation » provisoire. Un pasteur-président, qui avait confiance entière dans le jeune athlète, lui mit la main sur le cœur en déclarant : « Je vous donne plein pouvoir d’exercer tous les actes du saint ministère... Vous reviendrez, et le reste se trouvera. » Et, en avril 1767, Oberlin s’établit au Ban-de-la-Roche, région déshéritée, située au sud-ouest de Strasbourg, dans un cadre montagneux et sauvage.

Rappelez-vous la résolution solennelle qu’il avait rédigée, sept années plus tôt, en un jour d’hiver, le 1er janvier : « Dieu saint ! je te consacre tout ce que je suis et tout ce que j’ai : les facultés de mon âme, les membres de mon corps, ma fortune et mon temps. » Qu’aurait valu la consécration ecclésiastique et officielle, sans cette première consécration intime, ignorée des hommes, ratifiée par le Saint-Esprit ?

Prière, pain, pioche.

Oberlin se fixa au village de Waldersbach, où, pendant vingt années, marié dès 1768, et sept fois père, il se contenta d’une maison de trois ou quatre pièces. Il touchait un traitement annuel de 640 francs ; il dépensait presque le double, en prenant sur son petit avoir personnel. « Qu’importe ! expliquait-il à sa mère, je suis soldat. Dieu, mon Seigneur, m’ordonna par mes supérieurs de travailler pour lui dans le pauvre Ban-de-la-Roche. »

Le ressort de son activité resta donc la foi. Il y ajouta une énergie indomptable et un lucide bon sens.

Recommander aux gens de prier, c’est bien ; mais il faut les nourrir, les habiller, les loger ; il faut dissiper leur ignorance, entreprendre leur éducation ; fournir à l’âme, enfin, les moyens de son propre développement. Dès l’abord, il comprit que la tâche urgente était de former la jeunesse, de l’arracher à la barbarie. En été, elle restait abandonnée ; en hiver, on mettait la place d’instituteur aux enchères, et les élèves se groupaient dans une baraque branlante où logeait tantôt le maître d’école, tantôt e pâtre. Oberlin acheta un terrain en face de sa demeure, et fit construire un bâtiment réservé aux écoliers. Le contraste était singulier entre cette maison neuve et l’humble presbytère. « J’habitais, écrit-il, une vieille demeure, infestée de rats, envahie par la pluie ; mais je ne voulais pas qu’on m’en donnât une autre, aussi longtemps que les écoles ne seraient pas convenablement logées. » Il avait engagé ses propres ressources dans l’entreprise, comptant sur le secours d’En-haut. Il ne lui manqua point ; si bien que la pioche ne resta pas inactive dans d’autres villages de la paroisse, où s’élevèrent, peu à peu, des bâtiments scolaires.

Puis Oberlin s’occupa de préparer des instituteurs, de tracer des programmes, d’organiser la discipline. Il fabriqua des cartes murales pour l’enseignement par l’aspect. Il montra des collections d’histoire naturelle. Il insista sur la bonté envers les animaux, souvent si bestialement traités par l’homme. Il disait très joliment : « Il ne faut point troubler, par pétulance, la joie qu’ont les oiseaux de leurs petits. » Il voulait que les enfants apprissent aussi à regarder, à dessiner : « Presque tous les écoliers, expliquait-il, ne veulent peindre qu’avec des couleurs brillantes : il y en a peu dans la nature. » En même temps, il développait le goût de la musique ; il imagina le moyen de lire les notes sur la main ouverte, dont les doigts représentent les cinq lignes de la portée.

Que de charmants détails il faudrait reproduire ! Il insistait sur la calligraphie, qui avait, d’après lui, une valeur sociale. Mal écrire, c’est imposer une perte de temps à son prochain, et lui fatiguer les yeux. Il ajoutait : « Beaucoup de militaires estropiés ne reçoivent pas leur solde, parce que leurs noms furent mal déchiffrés. J’en supplie tout patriote : donnez à chaque lettre sa figure. Avançons le bien, combattons la confusion ! »

Pour les enfants en bas âge, Oberlin organisa l’œuvre des « Conductrices de la tendre enfance », d’où est sortie l’institution moderne des Salles d’asile, ou Ecoles maternelles. Il en confia la direction à Louise Schepler. sa domestique, entrée chez lui à l’âge de quinze ans, et qui le servit durant quarante-sept années, en refusant tout salaire (1).

(1) L’Académie française, en 1829, lui décerna un « Prix de vertu » de 5.000 francs. Un salaire de cent francs par an lui eût rapporté la même somme en quarante-sept ans : 4.700 francs.

Oberlin désirait, surtout, qu’on enseignât « l’horreur de manquer au respect que nous devons aux pauvres, – la présence de Dieu, – la prière du cœur ». Cela n’empêchait point d’inculquer mille connaissances pratiques ; par exemple, reconnaître les plantes nuisibles ou, vénéneuses, pour les éviter, ou les extirper. Il avait même élaboré un petit code élémentaire de bienséance, où l’on trouve la règle suivante : « Il faut tâcher d’éternuer doucement, faire ensuite la révérence, et remercier ceux qui expriment des vœux. »

Naturellement, il fallut éduquer les parents eux-mêmes. « Vous qui êtes les pères et les mères de nos écoliers, et qui ne lâchez pas un veau sans lui donner un surveillant, ne méprisez pas vos chers enfants immortels, plus que vous ne méprisez votre veau. » Il accordait des prix aux parents qui veillaient le mieux sur leur progéniture : une bêche, un hoyau, un livre de cantiques, un Nouveau Testament.

Ce beau travail, dans le domaine scolaire, fut complété par un labeur social de vaste envergure. Les voies de communication manquaient ; entraînant ses paroissiens par l’exemple, le pasteur lui-même, pioche en main, répara ou construisit des routes. « Chaque œuvre pour le bien public, disait-il, est une bonne œuvre, qui réjouit le cœur de Jésus-Christ. – Une route carrossable est aussi un service rendu à nos adversaires ; par là nous ressemblons au Père céleste, qui est bienveillant pour les injustes. – Enfin, nous soulageons les bêtes, car les denrées seront charriées non plus sur leur dos, mais par des voitures. » (A plus forte raison, la moderne traction mécanique a-t-elle supprimé beaucoup de souffrance animale, ici-bas… Sans compter qu’elle a diminué la consommation des jurons dans le monde.)

Oberlin enseignait, aussi, que « l’agriculture est un devoir envers Dieu, car la nature aura sa part dans la rédemption universelle ». Et il citait le chapitre VIII de l’épître aux Romains : « La nature entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. » D’après lui, la culture était une sorte de rite sacré, car la terre préfigure le ciel. Il ne pouvait supporter qu’on détériorât le sol ; et les dégâts des poules dans les semis l’indignaient : « Si je perdais chaque année un louis d’or, cela me chagrinerait bien moins que le gâchis éternel des poules. »

Il introduisit dans la région la culture du trèfle, du seigle, du lin, de la pomme de terre. Avant de confirmer un catéchumène, il réclamait de sa famille un certificat, attestant qu’il avait planté deux arbres fruitiers ; il exigeait que chaque nouveau marié plantât, au moins, trois arbres fruitiers et trois arbres non fruitiers ; enfin, il conseillait aux parents de planter un arbre, à la naissance de chaque enfant.

Et son persévérant souci de l’hygiène ! A ceux qui désiraient toucher telle récompense, ou recevoir tel secours, il imposait comme condition d’avoir une caisse d’évier ou une fosse à purin. Il visait ainsi à désinfecter les maisons. D’autre part, il cherchait à dessécher les marais. Un témoin raconte : « Il existait un marais auprès duquel Oberlin ne passa jamais sans remplir ses mains de pierres, pour les y jeter. Je me rappelle avec quel plaisir je m’y employai, plus d’une fois, avec les enfants et les pensionnaires d’Oberlin. Cela se fit pendant plus de dix ans, et le marais, disparut. »

Les connaissances médicales du pasteur lui furent très utiles, soit pour soigner des malades, car tout médecin manquait dans la contrée, soit pour publier des instructions sur les secours aux noyés, aux gelés, aux asphyxiés.

A l’arrivée d’Oberlin, on ne comptait pas un seul artisan dans le pays. On envoya des jeunes gens en apprentissage ; quand ils revinrent, la paroisse acquit maréchaux-ferrants, maçons, menuisiers, cordonniers, vitriers, et autres ouvriers d’état. Le pasteur, très habile dans les arts mécaniques, possédait dans sa maison un atelier où il se délassait de l’étude par le travail manuel.

Pour combattre la misère et la fainéantise pendant la mauvaise saison, Oberlin encouragea la filature et le tissage du coton, avec organisation du travail à domicile durant l’hiver. Toujours à l’affut, il découvrit lui-même des tourbières et des carrières de grès. Par tous les moyens, il propageait la haine de l’oisiveté. Il s’écriait : « Parmi les animaux, il n’y a que les pourceaux qui aient le privilège d’être fainéants. »

Voici quelques échantillons d’un sermon contre l’oisiveté : « Le paresseux dit : La neige m’empêche de vaquer aux travaux accoutumés. – Tu es, certes, à plaindre, de ne savoir faire que des ouvrages d’été, dans un pays où les hivers sont si longs. Il faut que tu sois, ou prodigieusement stupide, ou prodigieusement paresseux. Si c’est stupidité, je te dirai qu’on a dressé des chiens, des chats, des ours, des singes, des éléphants, à rendre des services de valet et à faire différentes jolies choses. – C’est que je n’ai pas été accoutumé au travail… – Pauvre homme ! Quel bonheur qu’on fait accoutumé à t’étendre dans un lit, car sans cela tu n’irais jamais te coucher ! Quel bonheur qu’on fait accoutumé à peler les pommes de terre, car tu les mangerais sans cela avec la terre et la peau ! »

Le ton d’un pareil discours est une véritable révélation sur le niveau mental et moral des gens qu’Oberlin évangélisait. On comprend qu’il ne voulût rien négliger pour leur développement, aspirant par exemple à exciter en eux le goût du beau, grâce à la culture des fleurs, aux abords des maisons. Lui-même, travaillait toujours dans une chambre fleurie.

Mais les nuances et les parfums symbolisaient, à ses yeux, l’efflorescence plus précieuse des âmes, enfin épanouies, ouvertes à des sentiments de délicatesse et de grandeur. C’est ainsi que, pour combattre l’indigence, il créa une Caisse permanente d’assistance, permettant des prêts sur l’honneur. « La dette, expliquait-il, ne sera enregistrée nulle part que dans le souvenir de Dieu. »

Lui-même, par sa libéralité extrême dans l’aumône, rayonnait comme un chevalier de la charité. Un jour que les rats avaient dévoré son linge, il ouvrit sa Bible, et ses yeux tombèrent sur un passage de l’Ancien Testament, qui enjoignait aux israélites de consacrer à l’Eternel la dixième partie de leur gain. Toujours prompt à obéir, quand l’Esprit ordonne, Oberlin résolut de distribuer annuellement, pour le culte, la dîme de ses revenus, puis une somme égale pour les écoles, enfin une somme égale tous les trois ans pour l’imprévu.

A cet effet, il répartissait dans trois boîtes différentes les sommes consacrées : la première, pour l’église ; la deuxième, pour les prix aux écoliers, les œuvres d’utilité publique, et les repas des pauvres ; la troisième, pour les occasions spéciales, secours aux incendiés, aux victimes d’accidents, etc. Toute cette réglementation, loin d’alourdir l’âme d’Oberlin, lui donnait des ailes. Quelle poésie, quelle allégresse, dans cet élan lyrique : « Les disciples de Jésus-Christ, animés de l’Esprit de leur cher, généreux et charitable Maître, trouvent un plaisir délicieux à donner à Dieu les différentes dîmes de tout ce qu’ils reçoivent. »

La bénédiction d’un pareil système, c’est que la caisse de « charité », sans cesse alimentée – (comme une source, par d’imperceptibles filets d’eau) – reste toujours débordante, et que la « bienfaisance » devient alors aisée, libérale et joyeuse. Quand Oberlin avait fait, ou croyait avoir fait, un tort quelconque à son prochain, – s’il ne pouvait le réparer directement, il versait une somme dans sa caisse de l’amour fraternel. Par exemple, un Juif avait été volé et assassiné sur le territoire de la paroisse ; en expiation, pour ainsi dire, le pasteur envoya cinquante francs à la veuve pendant plusieurs années.

… Je m’aperçois qu’en essayant de décrire l’activité sociale d’Oberlin, je me suis engagé dans une voie impossible à suivre jusqu’au bout, car il y aurait trop à dire. J’ai l’impression d’avoir couru sur une route interminable, et je m’arrête essoufflé. Combien d’autres traits pittoresques, déconcertants, inspirateurs, j’aurais voulu multiplier ! Visiter le presbytère, c’était parcourir un petit musée. Des passages bibliques étaient fixés aux portes et aux murailles. Dans le corridor, on voyait des cornes de divers animaux, et des sacs de papier contenant les plantes médicinales qu’Oberlin distribuait aux malades. Des cartes de géographie, gravées par lui sur bois, ornaient son cabinet de travail, où se trouvaient également sept classes d’insectes recueillis par le pasteur, une rangée de pierres précieuses artificielles, une tête de mort, préparée pour étudier les fonctions du cerveau. On y admirait aussi un carton ployé, représentant d’un côté une tête d’oiseau, de l’autre, une fleur ; Oberlin conduisit, devant ce tableau de sa composition, ceux qu’un malentendu séparait : il leur prouvait que, dans une discussion, les deux interlocuteurs peuvent avoir également raison (tout en se contredisant), d’après l’angle visuel sous lequel ils regardent.

Et que d’anecdotes à citer sur la manière dont le vaillant Oberlin savait payer de sa personne ! Il prenait au sérieux l’exhortation apostolique : « Offrez vos corps, en sacrifice vivant à Dieu, voilà le culte raisonnable. » C’est ainsi qu’il travailla, de ses mains, à la construction d’un pont qu’il nomma le pont de la Charité.

Rien ne l’arrêtait, au service de l’amour chrétien. Il parcourait assidûment la paroisse, malgré les intempéries. Sa fille raconte : « Il rentrait, parfois, par des froids terribles. » La glace couvrait ses jambes, au point qu’il fallait « couper les boutons de ses guêtres avec un couteau, le mettre au lit et le réchauffer de mille façons. » Pour se protéger la figure, il finit par employer un masque en cuir, avec deux trous vitrés pour les yeux. Sa vie fut parfois en danger ; au cours d’une de ses tournées, les dix hommes qui l’accompagnaient eurent peine à le conduire au travers de la tourmente.

D’ailleurs, cette endurance physique n’allait point sans de graves sollicitudes morales pour son église ; il connaissait de rudes combats intérieurs. Un jour, apercevant son village, du haut de la montagne, si pauvre, si chétif, dans la pénombre d’une vallée hérissée de rocs, il sentit le poids de son lourd ministère lui écraser le cœur ; saisi d’angoisse, il s’étendit sur le sol et cria vers Dieu.

L’universel et l’invisible.

Des éclairs de ce genre illuminent les paysages secrets d’une âme foncièrement mystique ; elle ne respirait que dans l’atmosphère de la prière. Quand Oberlin rentrait de ses tournées fatigantes, il notait à la craie, sur sa porte, le nom de ceux pour lesquels il voulait intercéder à genoux. Afin de créer, dans sa paroisse, un climat spirituel, il ne négligea rien. Par exemple, il organisa une Association pour la prière ; les membres s’engageaient, d’abord, à prier, le premier lundi du mois, pour les missionnaires ; – ensuite, à « se prosterner d’esprit et de cœur, si faire se peut, tous les dimanche et mercredi, à cinq heures du soir, pour intercéder en faveur des membres de L’Association, et les enfants de Dieu sur toute la terre, de quelque religion qu’ils puissent être » ; – enfin, à « prier tous les samedis, au soir, pour que Dieu bénisse, le lendemain, la prédication de sa Parole ».

On croit rêver, devant l’audace d’un pareil visionnaire. Il a l’ambition sublime d’entraîner ces indigènes mal dégrossis à prier, deux fois par semaine, en plein après-midi, pour l’ensemble des fils et des filles de Dieu, sur le globe entier, qu’ils soient chrétiens ou juifs, musulmans ou païens ! Programme d’une hardiesse invraisemblable, soit qu’il s’agît de l’exécuter, soit simplement de le formuler; car cette contemplation d’une seule famille du Père, distribuée entre toutes les religions, est une vue prophétique, refusée encore à l’immense majorité des croyants. Dans un sermon sur la Femme cananéenne, il disait : « Pour aller à Dieu et au Seigneur Jésus-Christ, on n’a pas besoin d’aller d’une religion à l’autre, en quittant la sienne. Mais, comme tous les pays de toutes les religions sont ouverts par en haut, vers le ciel et le soleil, de même, dans toutes les religions, il faut s’adresser à Dieu même, avec foi, et on deviendra son enfant. »

Un catholique raconte en ces termes le début d’une entrevue avec Oberlin : « Je cherchai à motiver ma visite sur le désir de voir le créateur du bien-être de cette contrée, lequel, quoique d’une religion différente de la mienne... – Etes-vous chrétien ? demanda-t-il, en m’interrompant ; si vous êtes chrétien, mon cher enfant, nous sommes de la même religion ».

Cette largeur d’esprit n’empêchait nullement Oberlin d’être un fervent zélateur des missions évangéliques. Sept ans après son entrée dans le ministère, il faillit même s’expatrier avec sa femme, pour évangéliser les païens au-delà de l’Atlantique ; mais la Guerre de l’indépendance américaine anéantit ses projets.

Un jour qu’on lui demandait si le païen Socrate était en enfer, il s’écria, sans peser chaque parole, mais avec une spontanéité charmante : « Quoi, ce cher homme ? Je suis persuadé qu’il occupe une des premières places près du trône de Dieu. » Une autre fois, entendant vociférer : « Au Juif ! Au Juif ! », il courut vers un colporteur que les villageois accablaient d’injures, il chargea le ballot de l’étranger sur ses propres épaules, et conduisit par la main, jusqu’au presbytère, l’enfant d’Israël.

A un curé, qui marquait de l’antipathie aux protestants, il écrivit : « Vous semblez croire que, pour être agréable à Dieu, il faut être de votre religion. Et cependant, un bon païen, humble pieux, charitable, équitable, vaut plus, aux yeux de Dieu, que mille croyants qui seraient de la meilleure de toutes les religions, mais qui n’auraient pas les sentiments célestes. Si donc nous étions des païens, vous devriez en agir autrement avec nous. Mais nous sommes chrétiens, et chrétiens catholiques évangéliques ; car celui qui médite et pratique les commandements de Jésus-Christ, celui-là est catholique apostolique. »

Et il ajoute : « Anciennement, les catholiques évangéliques, que des ignorants non chrétiens appellent huguenots, avaient en France même liberté de culte que les catholiques romains. Mais le haut clergé catholique romain a séduit Louis XIV à sévir contre eux (2)… Au bout de cent ans, la vengeance de Dieu a éclaté contre les oppresseurs. Vous savez le triste sort de la noblesse, et du haut clergé, et de la famille royale, pendant la Révolution. » (La lettre est datée du 29 ventôse 1805.)

(2) « Séduire à »... Oberlin n’écrit pas toujours correctement.

Catholicisme « romain » et Catholicisme « évangélique ». Ce n’est point là une boutade. En adoptant ce vocabulaire, Oberlin obéissait à une conviction mûrement réfléchie, il écrit, par exemple : « Notre église, l’église évangélique, ou catholique-évangélique, appelée vulgairement protestante. » Il raconte comment il fut amené à employer ce langage. Au début de mon ministère, explique Oberlin, je fus obligé de parler en chaire des catholiques romains. « Mes paroissiens m’avertirent que mon prédécesseur les appelait simplement romains. Je n’en compris pas alors la raison. » Or, quand nous « convenons simplement que nous ne sommes pas catholiques, les bonnes gens en infèrent que nous confessons être hérétiques, ce qui leur donne une répugnance insurmontable pour nous ».

Un jour qu’Oberlin prenait un repas à l’auberge, un fidèle de l’église romaine lui demanda pourquoi il avait prêché, le dimanche précédent, contre la religion catholique. Le pasteur ouvrit une Bible : « Je montrai à ce bon et honnête catholique les inscriptions suivantes : « Epître catholique de saint Jacques ; Epître catholique de saint Pierre ; Epître catholique de saint Jean. J’ajoutai : Comment pourriez-vous croire que je prêche contre la religion catholique ? Ce bon homme dit ; Dieu soit loué ! Dès lors, je compris pourquoi M. Stuber ne s’était servi que du terme « Romain » en chaire. »

Et Oberlin de conclure : « Que doit penser de nous le peuple catholique romain ignorant, quand il voit que nous nous nommons nous-mêmes protestants ou luthériens ?... Nous ne sommes pas « luthériens » ; nous croyons en Jésus-Christ, et non en Luther... Il se passe peu de semaines qui ne me fournissent de nouveaux motifs de prier tous les protestants de ne se nommer, peu à peu, que catholiques évangéliques. »

Si l’Eglise Réformée de France consentait à porter son titre véritable : « Eglise catholique réformée », elle aurait plus d’accès auprès de nos compatriotes. L’attitude prise par Oberlin, dans le domaine de l’universalisme religieux, éclaire sa position à l’égard de l’Etat, pendant la Révolution et sous l’Empire. Parce qu’il se tenait au centre des réalités spirituelles, il voulut ignorer la diversité des régimes politiques. Il accueillit avec enthousiasme la devise de la Révolution française : Liberté, Egalité, Fraternité. Le 5 août 1792, il prononça un discours pour le départ des conscrits, appelés à défendre la patrie : « Si vous deviez entrer en pays ennemis, souvenez-vous que nous ne sommes pas ennemis des peuples, nous l’avons juré... O Dieu ! pourquoi faut-il que des hommes combattent contre des hommes ? C’est contre des bêtes féroces et contre des scélérats qu’on devrait s’armer, pour en purger la terre... Mais les pauvres gens, que les rois et les princes ont envoyés contre nous, ne sont pas ces scélérats, ces bêtes féroces ; ce sont plutôt leurs chefs sanguinaires qui mériteraient ce nom. O Dieu miséricordieux ! aie donc pitié du peuple innocent et foulé... Enfin, que Dieu vous soit tout, et plus que tout !... Et si quelqu’un devait trouver son tombeau loin d’ici, il reconnaîtra que les pays où Dieu et notre devoir nous mènent, sont toujours les plus près du ciel. » Son fils aîné, âgé de vingt et un ans, périt sur le champ de bataille.

Vinrent les angoisses de la Terreur, avec l’interdiction de célébrer le culte. Oberlin fonda un club républicain, qui choisit pour lieu de réunion le « saint temple de la raison ou de l’Eternel », c’est-à-dire l’église de la paroisse. Le pasteur fut désigné comme orateur populaire. Il déclara que « la meilleure arme pour combattre les tyrans, c’est la Bible ». On appela « tribune » la chaire du prédicateur, qui parlait en costume laïque, indiquait des hymnes, prononçait des prières, et prêchait des sermons où le mot « républicain » servait à désigner un disciple du Christ. A l’occasion d’une Fête de la jeunesse, il s’écria : « On est républicain, quand on ne vit, ne subsiste, n’entreprend, ne se marie, n’élève ses enfants que pour l’utilité publique... On est républicain, quand on préserve ses enfants de cet esprit égoïste, cet esprit infernal antirépublicain, en même temps qu’antichrétien. » En somme, le républicain, d’après lui, prenait pour idéal : « Ton règne vienne ! »

Certains paroissiens ? furent troublés par la suppression du dimanche, devenu jour ouvrable, au profit du decadi. Oberlin les rassura : « Pour tranquilliser vos consciences sur l’ordre de travailler le dimanche, méditez le passage où saint Paul dit aux Colossiens : Que nul ne vous condamne pour les sabbats. » D’autres, parmi les fidèles, s’affligeaient d’être privés de la Cène. Ici encore, le splendide et candide spiritualisme du pasteur sauva la situation ; il exhorta ses ouailles à célébrer la communion dans les maisons, « comme on fit du temps des apôtres, chaque famille chez soi ». C’est avec la même sérénité qu’il obtempéra aux ordres tracassiers, ou tyranniques, du « Comité de sûreté générale », qui exigeait de lui une déclaration sur sa manière de penser, et d’agir, en fait de révolution politique et religieuse. Parlant à l’insensé selon sa folie, il affirma : « J’approuve qu’on ait aboli les cérémonies vaines, et qu’on ait banni tout dogme de religion qui est stérile, infructueux, et qui ne sert qu’à exciter des querelles. » Mais Oberlin se gardait de désigner ces dogmes.

Six mois plus tard, le Comité révolutionnaire, peu rassuré au sujet de ce personnage singulier, enquêta auprès de la municipalité dont il dépendait. Elle répondit qu’il avait renoncé au costume ecclésiastique : « Il a déposé publiquement à l’église son rabat et son manteau ; et, de ce dernier, il a fait faire des corselets à de pauvres femmes... » Deux mois après, on arrêta Oberlin comme « suspect » ; mais sa détention dura quinze jours seulement, car la chute de Robespierre lui rendit la liberté. – Un Paul Rabaut, un Frédéric Oberlin, captifs des Jacobins !

La réputation du pasteur alsacien ne cessa de croître. Et, après les guerres de Napoléon, quand les Alliés envahirent la France, le tzar adressa un saufconduit au pasteur du Ban-de-la-Roche, pour mettre le presbytère à l’abri du pillage. L’empereur de Russie déclara même à l’un de ses officiers, au sujet d’Oberlin : « C’est un homme que je respecte ; je vous charge de lui dire que je l’aime et l’estime. »

Vous voyez à quel point cette grande âme rayonnait sur le plan de l’universalisme chrétien ; or, cette influence, qui s’étendait au loin, avait son foyer central dans une foi fervente au monde invisible. Je ne dis pas seulement le monde spirituel, le monde normal des réalités morales et religieuses ; je dis le monde invisible, qui est plus vaste que le monde spirituel ; de même que l’espace interstellaire enveloppe l’atmosphère terrestre.

Nous abordons, ici, l’un des aspects les plus étranges, et parfois les plus troublants, de la riche individualité d’Oberlin. Sans, être superstitieux, il manifestait des sympathies marquées pour toutes les recherches tournées vers les présages, les pressentiments, les prédictions, les visions, les fantômes, les possessions démoniaques, les apparitions des morts, le sort des trépassés, la nature du ciel, de l’enfer et du purgatoire, le retour de Jésus-Christ, la date précise de la fin du monde (3). En 1788, il disait, dans un sermon, qu’il ne s’écoulerait peut-être pas quatre-vingts ans, jusqu’à l’avènement du Seigneur (4). Il avait imprimé un placard indiquant les « Demeures des trépassés » ; elles seraient au nombre de sept, et teintées, chacune, dans l’au-delà, d’une couleur particulière. Il spécifiait la nature des châtiments variés infligés aux damnés ; toutefois, il refusait avec énergie le dogme des peines éternelles : « Si Dieu pouvait damner éternellement une de ses créatures, il cesserait d’être Dieu, il deviendrait diable. » Certes, il parlait souvent des tourments des réprouvés ; mais il les considérait comme des châtiments purificateurs, et il admettait l’intercession des vivants en faveur des disparus.

(3) Wesley lui-même se montra fort crédule dans le domaine de l’occultisme.

(4) Sur le manuscrit de ce sermon, il ajouta : « Répété en 1808 ». Pourtant, les chiffres durent varier ?

Dans le domaine illimité de l’occultisme, il avait trop de bon sens pour être l’esclave de ses propres hypothèses ; aussi, avait-il inscrit, sur la liste numérotée de toutes les Demeures des trépassés : « Représentation hasardée de la chère patrie des disciples de Jésus-Christ. » Néanmoins, il affirma souvent, après la mort de sa femme, qu’elle communiquait avec lui en songe, et qu’il recevait d’elle des conseils pour la vie pratique. A la question : « Comment distinguez-vous ces rêves des jeux de l’imagination ? » il répondait : « Comment distinguez-vous entre les couleurs ? »

Ne cherchez pas à suivre Oberlin dans cette direction-là. Ici-bas, la tentative pour percer l’énigme du monde invisible équivaut presque à une « tentation ». Elle semble prématurée ; elle dépasse nos moyens actuels d’investigation. Pourquoi essayer de pénétrer par effraction dans l’au-delà, en gagnant de vitesse notre mort corporelle ? A ce jeu enivrant, mais dangereux, nous risquons de « forcer notre talent » ; et de fausser l’équilibre de nos énergies, malheur plus grave qu’une ignorance provisoire.

D’ailleurs, Oberlin lui-même nous montre la véritable voie, par son application inflexible à scruter l’Ecriture sainte. Il fut le premier pasteur de France qui correspondit avec la Société biblique, fondée à Londres, en 1804, pour la diffusion du volume sacré. Depuis longtemps déjà, il avait installé chez lui une modeste presse qui lui permettait d’imprimer des passages bibliques. Il en distribuait à tous ses visiteurs. J’ai en ma possession l’un de ces petits carrés de papier ; je le garde comme une relique.

La méditation assidue de l’Ecriture, interprétée avec intelligence dans la communion de Jésus-Christ (la « Parole vivante », âme de la Parole écrite), voilà l’antidote souverain contre toutes les chimères. Cela ne signifie nullement, bien au contraire, que la piété protestante n’ait pas besoin d’ouvrir de larges baies sur les horizons éternels ; mais c’est par l’obéissance même à la révélation du Nouveau Testament, que les églises de la Réforme s’enrichiront d’une certitude plus chaude, plus hardie, plus joyeuse, dans le domaine de la communion des vivants avec les invisibles.

Tels firent les sentiments qui accompagnèrent Oberlin jusqu’au terme de son pèlerinage, et lui assurèrent, en quelque sorte, une escorte angélique. Malgré ses infirmités d’octogénaire, il traitait durement son corps. Quand il avait peine à se lever d’un siège, il s’écriait : « Paresseux ! Allons, Fritz ! où sont tes forces ? »

Il observait une diète sévère. Il avait repris l’usage du café sucré, le matin, mais avec répugnance morale, car il lui semblait que chaque morceau de sucre était rouge du sang des esclaves nègres, dans les plantations de canne. Il refusait de se coucher avant dix heures du soir. La dernière année, il fit la grasse matinée jusqu’à six heures ; mais déjà il ne trouvait plus de repos, et se relevait brisé de fatigue.

Ses pensées allaient toujours à son église. Que de fois, croyant être seul, il s’écria : « Ah ! ma paroisse, ma pauvre paroisse ! Mon Dieu, aie pitié de ma paroisse ! »

Subitement, il fut pris de convulsions, comme Pascal. Elles durèrent cinq jours. Enfin, raconte un témoin, le 1er juin, à six heures du matin, le vénérable Oberlin, déjà privé de l’usage de la langue, couvert de la sueur de la mort, les membres froids et presque roides, trouva cependant assez de force pour ôter son bonnet, et pour joindre les mains ; il jeta vers le ciel un regard plein d’une tranquillité inexprimable, il ferma ensuite ses yeux qui ne devaient plus se rouvrir. Cinq heures après, il expira. « Les sons lugubres de la cloche mortuaire firent connaître au Ban-de-la-Roche qu’il avait perdu son père, son bienfaiteur, sa providence visible. »

Quelle est la place d’Oberlin parmi les pionniers qui, inconsciemment, travaillèrent à la réforme de la Réforme ? Son ministère, enraciné dans une petite paroisse rurale, ne ressemble en rien, de l’extérieur, à l’apostolat itinérant d’un Fox ou d’un Wesley, ces perpétuels chemineaux. Et quelle différence dans les moyens d’action ! Les deux Anglais prêchaient, volontiers, la conversion brusque, par subite illumination ; l’Alsacien se concentre sur l’éducation des âmes, par une lente pédagogie et une discipline systématique. Il croit profondément à l’influence du milieu ; il cherche à créer, autour de la personnalité malade et pécheresse, une ambiance appropriée à sa guérison, à sa rédemption ; ambiance matérielle, sociale, ecclésiastique. Il croit à la nécessité de l’Eglise, la « grande Université morale » du monde ; une Eglise qui sait employer les formes rituelles et les formules doctrinales, mais qui sait également s’en dispenser, pour employer d’autres instruments de l’Esprit, et d’autres symboles de la Grâce, car celle-ci est avant tout Charité, un Amour qui donne et se donne.

La réforme de la Réforme ! Fox est un prophète, l’individualiste absolu, appuyé sur le témoignage intérieur du Saint-Esprit ; son message à la chrétienté empêchera, toujours, la formation durable d’un cléricalisme protestant. – Wesley est un évangéliste, le missionnaire intégral ; à la doctrine de la justification gratuite, il ajouta la promesse de la sanctification par la foi. Son message à la chrétienté empêchera, toujours, la durable formation d’un dogmatisme protestant, d’un intellectualisme orthodoxe où celui-là est verbalement sauvé, qui affirme son propre salut par la croyance « conforme ». – Oberlin est un pasteur, le conducteur d’âmes. Son originalité rayonna dans sa consécration totale à cet idéal apostolique : « Trois choses demeurent, la foi, l’espérance, la charité ; mais la plus grande est la charité. »

Il ne fut pas un penseur. On éprouve parfois, non pas un vide à l’âme, certes, mais je ne sais quel sentiment de vacuité cérébrale, devant ces étendues illimitées de bonnes œuvres, où se profile trop rarement, comme un arbre vigoureux, la puissante ramure de l’Idée.

Et cependant, celle-ci, en réalité, existait. Dans la destinée d’Oberlin, elle est partout présente, mais latente ; idée incarnée, idée faite homme, devenue ministère pastoral, manifestée dans un service concret, poussé jusqu’au sacrifice ; énergie plastique et rédemptrice, dynamisme constructeur, inspiration indéfinie et créatrice d’Avenir ; idée, enfin, qui s’identifie avec l’idéal du Royaume de Dieu.

Cette notion capitale, retrouvée au XIXe siècle, et remise en valeur par la théologie biblique, Oberlin, sans la nommer, sans même la discerner clairement, la portait en lui. C’est par là qu’il fut, à son insu, un initiateur. Sur le plan théorique, et si l’on envisage les répercussions possibles de la grandissante influence exercée par ses continuateurs, Frédéric Oberlin mérite qu’on salue, en sa personne, un des ouvriers les plus efficaces d’une réforme de la Réforme.

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