On a cru devoir me signaler affectueusement les défauts de ma conception chrétienne, et me donner aussi des avertissements très graves. Je me suis défendu, tout en retirant quelques fruits de ces débats. Qu’il me soit permis d’adresser, à mon tour, à mes critiques, quelques paroles analogues, non sur le ton d’un accusateur ou d’un juge, mais avec un amour vraiment fraternel.
Vous donc, mes amis et mes frères qui me combattez ou qui voulez me montrer un meilleur chemin, que me demandez-vous ? Vous me demandez de ne pas dissoudre le côté objectif de l’Évangile dans un subjectivisme arbitraire — de maintenir l’Écriture comme la règle de toute foi, de toute intelligence, et de toute vie chrétienne, — de reconnaître en elle, au-dessus d’une certaine diversité d’enseignement, une unité profonde de vérité et de foi, d’appliquer cette règle immuable à tous les phénomènes historiques de l’Église, — de rendre au dogme l’honneur qui lui est dû, — de ne pas effacer l’œuvre du Christ devant sa personne, ni la justice divine devant l’amour divin, ni l’élément moral devant l’élément organique. Vous demandez qu’on s’en tienne au fondement de la foi et de la théologie sur lequel nos réformateurs se sont appuyés. Je déclare que je veux toutes ces choses autant que vous, en les entendant d’une manière sainement chrétienne.
Et maintenant écoutez aussi mes avis, et veuillez ouvrir les yeux sur une autre fausse route que j’ai à vous signaler.
Prenez garde que l’objectif ne se pétrifie dans vos mains et ne devienne tout à fait extérieur, — que l’Écriture, au lieu d’être un guide vivant vers le Christ vivant, ne se transforme en un code de lois et en un livre de règles, qui chasse le Christ, — que l’unité de l’Écriture ne vous fasse méconnaître sa variété, et qu’en haine de la critique vous n’ouvriez la porte à toutes ses exagérations ! Prenez garde qu’en appliquant une règle immuable aux phénomènes de l’Église, vous ne confondiez une aveugle rigidité avec une pénétration intelligente, et que vous ne provoquiez par votre dédain de l’histoire les excès d’un esprit anti-historique ! Prenez garde qu’en outrant démesurément la valeur du dogme, vous ne deveniez la proie d’un dogmatisme inanimé, — que relevant l’œuvre du Christ, vous n’amoindrissiez l’importance de sa personne, et n’enleviez ainsi à la première sa base vivante et son caractère moral, — qu’en accentuant fortement la justice de Dieu et le côté moral, vous ne perdiez la véritable clef du christianisme et ne tombiez dans une conception mécanique et atomistique ! Prenez garde enfin qu’en retournant aux réformateurs vous n’oubliiez ce qui fut l’un des grands mérites de leur œuvre, les véritables droits de la subjectivité chrétienne, de la foi personnelle et de la liberté de conscience, en présence d’un faux objectivisme ecclésiastique et du dogmatisme traditionnel !
La mission particulière de la théologie allemande consiste, à ce qu’il me semble, à développer fidèlement tous ces grands biens, en s’appuyant sur le fondement, seul vrai, des réformateurs et des apôtres, — à approfondir sous toutes ses faces le fond objectif, historique, du christianisme, — à le sonder avec le véritable esprit chrétien, sans le défigurer par des retranchements ou par des additions, — à reconnaître sa vérité intime et à l’exprimer dans un ordre vivant. Il faut, pour la remplir, que cette théologie, immuable sur le vrai fondement, et ne perdant jamais de vue le véritable but, avance d’un pas ferme et libre, sans se laisser détourner de la route que Dieu lui a assignée, par ceux qui la méconnaissent ou qui la jugent injustement. Mais cela ne doit pas l’empêcher d’entrer en même temps en relations réciproques avec l’Église et la science des autres nations qui ont aussi leur vocation particulière. Et à coup sûr cette réciprocité d’influence tournera à l’avantage du progrès commun, parce que les peuples, aussi bien que les individus, sont appelés à se compléter par un commerce fraternel, à se vivifier, et à s’édifier les uns les autres, afin que tous arrivent à une même foi et à une même connaissance du Fils de Dieu, et acquièrent la stature parfaite en justice et en sainteté véritables. Si ces feuilles pouvaient contribuer en quelque manière auprès de nos chers frères évangéliques de France et de Suisse à les faire marcher vers ce but, elles n’auraient pas été écrites en vain. Que Dieu leur donne à cet effet sa bénédiction !