Une mort volontairement soufferte pour une cause juste et sainte est d’autant plus belle qu’elle a été redoutée davantage. Voilà surtout ce qui donne aux derniers moments de Jérôme un intérêt si grand, supérieur peut-être à celui qui s’attache à la mort de Jean Hus.
Celui-ci, doué d’une constance presque surhumaine, laissa entrevoir, au milieu de ses souffrances et de son agonie, plutôt une vague espérance de vivre que la crainte de mourir ; les plus vives angoisses ne lui arrachèrent point le plus léger signe de faiblesse. Jérôme, au contraire, toujours tout entier à l’émotion du moment, après avoir bravé le supplice par un mouvement plus généreux que réfléchi, n’osa d’abord l’affronter.
Une autre cause aide à comprendre comment il se montra moins constant que son maître dans l’intrépidité. Jean Hus eut auprès de lui, dans ses épreuves, ses plus fidèles disciples, et lui-même reconnaît avec effusion, dans ses lettres, combien leur dévouement lui fut secourable. Qu’étaient devenus les nobles barons Wenceslas Duba, Hussinetz et Jean de Chlum, le meilleur des amis, venus tous au concile pour accompagner Jean Hus ? Ils s’en étaient éloignés, sans doute, après sa mort ; ils étaient retournés en Bohême pour le venger. Nul ne sait non plus ce que devint à cette époque Pierre Maldoniewitz, le bon notaire. On l’a vu risquer sa liberté pour venir en aide à Jérôme. Que faisait-il maintenant ? Etait-il encore à Constance ? ou bien avait-il quitté ce lieu fatal, où le dévouement à un ami malheureux était un crime digne de mort ? L’histoire ne le dit pas. Jérôme était donc seul, au milieu de ses mortels ennemis, sans autre force contre eux que celle qu’il trouvait en lui-même. Comment n’aurait-il pas failli, lui qui déjà deux fois avait paru reculer en face de la mort ? lui qui était moins affermi que Jean Hus contre ses terreurs ? Mais aussi qu’il est grand lorsqu’il se relève de sa chute, lorsqu’il triomphe de son effroi et s’élance au martyre ! A force de courage il rachète toutes ses faiblesses.
Frappés de son éloquence, étonnés de son génie, des cardinaux, des évêques vinrent en foule le visiter dans son cachot, le conjurant de sauver sa vie en souscrivant à la sentence rendue contre Jean Hus et en abjurant sa doctrine. « Je l’abjurerai, dit-il, si par la sainte Écriture vous me démontrez qu’elle est fausse. — Êtes-vous donc à ce point ennemi de vous-même ? demandèrent les évêques. — Eh quoi ! répondit-il, pensez-vous que la vie me soit chère jusque-là que je craigne de la donner pour la vérité ou pour celui qui a donné la sienne pour moi ? N’êtes-vous pas cardinaux, n’êtes-vous pas évêques ? Ignorez-vous donc que le Christ a dit : Celui qui ne renonce point à lui-même à cause de moi, celui-là n’est pas digne de moi ?… Arrière, tentateurs. »
Le cardinal de Florence se présenta le dernier ; il fit venir Jérôme et lui dit : « Jérôme, vous êtes un homme savant que Dieu a comblé des plus grands dons : ne les employez pas à votre propre ruine, mais au bien de l’Église. Le concile a compassion de vous, et, à cause de vos rares talents, il regretterait de vous voir marcher au supplice. Vous pourriez prétendre à de grands honneurs et être d’un puissant secours à l’Église de Jésus-Christ, si vous vouliez vous convertir comme saint Pierre et saint Paul. L’Église n’est pas à ce point cruelle qu’elle refuse le pardon, si vous en devenez digne, et je vous promets toute espèce de faveur lorsqu’il sera reconnu qu’il n’y a en vous ni obstination ni mensonge. Réfléchissez, lorsqu’il est encore temps, épargnez votre propre vie et ouvrez-moi votre cœur. »
Jérôme répondit : « La seule grâce que je demande et que j’ai toujours demandée est d’être convaincu par les saintes Écritures. Ce corps qui a souffert tant de maux affreux dans les fers saura bien aussi supporter la mort dans les flammes pour Jésus-Christ. — Jérôme, demanda le cardinal, vous croyez-vous donc plus sage que tout le concile ? … — Je désire m’instruire, répondit Jérôme ; celui qui désire qu’on l’instruise n’est pas infatué de sa propre sagesse. — Et de quelle manière voulez-vous être instruit ? — Par les saintes lettres qui sont notre flambeau. — Et quoi ! jugera-t-on de tout par les saintes lettres ? Et qui peut les comprendre ? Ne faut-il pas revenir aux Pères pour les interpréter ? —Qu’entends-je ? s’écria Jérôme ; la parole de Dieu sera-t-elle déclarée mensongère ? ne doit-elle plus être écoutée ? Les traditions des hommes sont-elles plus dignes de foi que cette sainte parole du Seigneur ? Paul n’a point exhorté les prêtres à écouter les vieillards, mais il a dit : Les saintes Écritures vous instruiront. Sacrés écrits, inspirés par l’Esprit-Saint, déjà les hommes vous estiment moins que ce qu’ils forgent eux-mêmes tous les jours. J’ai assez vécu : grand Dieu, reçois ma vie, toi qui peux me la rendre ! — Hérétique, dit le cardinal en jetant sur lui un regard courroucé, je me repens d’avoir ici plaidé si longtemps pour toi : le diable est dans ton cœur. »
Jérôme fut encore une fois ramené dans son cachot ; il y demeura jusqu’au 30 mai, jour où le concile tint sa vingt et unième session générale.
Le bruit se répandit ce jour-là que Jérôme allait être condamné : toute la ville fut aussitôt sur pied. L’empereur était toujours absent ; l’électeur palatin le remplaçait comme protecteur du concile, et par ses ordres les troupes prirent les armes. L’évêque de Riga fit alors conduire Jérôme dans la cathédrale, où il le somma de rétracter ce qu’il avait dit récemment en public.
Jérôme s’écria : « Dieu tout-puissant, et vous qui m’écoutez, soyez témoins : je jure que je crois tous les articles de la foi catholique comme les croit et les observe l’Église ; mais je refuse de souscrire à la condamnation de ces hommes justes et saints que vous avez injustement condamnés parce qu’ils ont dénoncé les scandales de votre vie ; et c’est pour cela que je vais périr. »
Jérôme récita aussitôt à haute voix le symbole de Nicée et la confession d’Athanase, et discourut quelque temps avec autant de savoir que d’éloquence.
Tous admiraient sa science et son beau langage ; plusieurs s’approchèrent et lui présentèrent un nouveau formulaire de rétractation, l’exhortant à se laisser fléchir : mais il ne les entendait déjà plus.
Alors l’évêque de Lodia monta en chaire et prit pour texte de son sermon ce verset : « Il apparut une dernière fois aux onze, et leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur. » (Marc 16.14)
a – Selon Théobald, le sermon fut prononcé par l’évêque de Lyon (Bell. Hussit., p. 60) ; mais les auteurs contemporains le contredisent.
Lorsqu’on se rappelle l’effroyable rigueur de la captivité de Jérôme, il est difficile de ne point voir dans le discours de l’évêque une longue et cruelle ironie. Cependant ce discours, dans la pensée de son auteur, était sérieux, et pour le comprendre il faut se dire que, dans toutes les religions, les prêtres persécuteurs ont prétendu toujours user de mansuétude envers ceux qu’ils accablaient des plus grands maux, et leur faire grâce des tourments qu’ils ne leur infligeaient pas.
« Révérends Pères, dit l’évêque, et vous seigneurs fidèles, catholiques et orthodoxes, comme il arrive souvent qu’une légère correction est impuissante et qu’un châtiment sévère produit plus d’effet, il est nécessaire que ceux sur lesquels la douceur ne peut rien soient traités rigoureusement. Isidore a dit qu’avec les blessures qui sont incurables par un doux traitement il faut employer des moyens violents et douloureux… Lorsque le fer ne prend point avec facilité la forme voulue, on le soumet à l’action d’un feu plus vif et d’un marteau plus pesant. C’est pourquoi, Jérôme, ayant vu ton obstination prolongée, et ayant entendu ta dernière et perverse réponse, je peux dire de toi ce que dit Esaïe : Je sais que tu es dur ; que ta tête est de fer et ton front d’airain. Mais attends ce qui doit suivre ; le cœur dur sera abreuvé de douleurs à la fin, et celui qui aime le péril y périra.
Considère néanmoins que, bien qu’à l’extérieur ma voix s’élève redoutable et terrible contre toi, cependant il y a pour toi au fond de mon âme une tendresse remplie de douceur et de charité. Ne crois donc pas que je veuille accroître l’affliction dans le cœur de l’affligé, ni attiser le feu avec l’épée ; mais, afin que tu connaisses mieux avec quelle charité tu as été corrigé, avec quel amour, avec quelle longue et pieuse mansuétude tu as été repris et exhorté, j’ai choisi pour texte ces paroles : Il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur. »
L’évêque s’étendit ensuite longuement sur tous les maux qui résultent d’une orgueilleuse présomption qui égare les plus sages, et dans laquelle il faut voir la source des erreurs de Jérôme et la cause de sa ruine.
« Jérôme, dit-il, j’ai résolu de te frapper sur les deux joues, toutefois avec cette charité qui guérit en blessant. C’est pourquoi ne tourne point vers moi un visage endurci, mais souviens-toi plutôt de ce précepte de l’Évangile : Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui l’autre. Je te frapperai donc, Jérôme, et plût à Dieu que je puisse ainsi te guérir !
Je commencerai par jeter ta propre fange sur ta face afin que tu reconnaisses avec repentir combien tu es coupable. » L’évêque se répandit alors en invectives violentes contre Jean Hus et contre Jérôme. « Quelle témérité, dit-il, quelle insolente présomption dans ces hommes d’obscure extraction, de basse naissance, dans ces vils plébéiens, d’oser agiter le noble royaume de Bohême, soulever les barons et les princes, et saper les antiques fondements de l’État, diviser les peuples, provoquer des dissensions entre les citoyens, diriger des bandes armées, s’entourer de satellites, commettre ou du moins occasionner des homicides et profaner les autels ! Heureux royaume de Bohême si ces hommes n’étaient pas nés… De combien de maux a été cause l’orgueil de ces deux paysans !b »
b – Jérôme n’appartenait pas comme Hus à une famille de pays ; il était noble de race.
L’évêque ne fit aucune difficulté de leur attribuer tous les désordres et les excès dont la Bohême avait été le théâtre depuis l’époque de leur captivité et d’en rendre Jérôme responsable. Puis il ajouta : « Jérôme, je t’ai frappé sur une joue ; tends-moi l’autre maintenant, et apprends à connaître la douceur de tes juges. On sait avec quelle rigueur doivent être traités les hommes soupçonnés d’hérésie : on les retient dans une dure prison, on reçoit contre eux toute sorte de témoins, des voleurs, des femmes perdues, des infâmes : si cela ne suffit pas pour les convaincre on les applique à la torture, on les interroge au milieu des tourments, ils sont tenus à un secret rigoureux et toute audience publique leur est refusée. S’ils se repentent, il faut leur pardonner avec miséricorde ; s’ils s’obstinent dans l’erreur, on les condamne et on les livre au bras séculier. Mais avec toi, plus coupable qu’Arius, que Sabellius et Nestorius, avec toi qui as infecté toute l’Europe de l’hérésie, on a usé d’une grande indulgence. On ne t’a retenu en prison que par nécessité, on n’a écouté contre toi que des témoins honnêtes, on ne t’a point appliqué à la question et en cela on t’a fait tort. Plût à Dieu qu’on t’eût torturé ; tu aurais renié tes erreurs dans les tourments, et la souffrance aurait ouvert tes yeux que ton crime tenait fermés. On a laissé venir près de toi quiconque l’a voulu pour te consoler et pour t’exhorter : on t’a donné plusieurs audiences publiques, et elles ont tourné à ta ruine en redoublant ton audace. Tu as fermé la bouche à ceux qui voulaient te sauver, et qui pour te défendre te disaient insensé : il faudrait délirer soi-même pour déclarer hors de sens un homme parlant si bien ; mais il fallait que tes défenseurs fussent ainsi réduits au silence et convaincus par tes propres paroles… Nous avons tous ici compati à ton sort ; mais tu as combattu contre toi-même, tu as été ton plus grand ennemi. Tu n’as pas rougi de louer Jean Hus, après l’avoir condamné, anathématisé ! De quel front as-tu osé exalter un séditieux, un hérétique, un fauteur d’homicides ? Tu as dit souvent que Jean Hus n’était ni un homme intempérant ni un fornicateur ; mais que sert de ne point s’enivrer de vin lorsqu’on s’enivre de colère, de haine et d’orgueil ? que sert de ne commettre ni fornication, ni adultère ? Ce qui importe le plus, c’est de ne point tomber dans l’hérésie ; le plus grand adultère est de pécher contre la foi catholique ! Que n’as-tu gardé le silence ! Quel plus grand témoignage contre toi que celui que tu as porté toi-même en te déclarant, par ta révocation, menteur, parjure, hérétique et relaps ! C’est pourquoi le sacré concile, à qui appartient le jugement sur toute la terre, te jugera selon tes actes.
Après ce discours de l’évêque, Jérôme, pour être mieux entendu de tous, monta sur un banc d’où il harangua l’assemblée. Il repoussa vivement toutes les accusations du prélat relatives aux troubles de la Bohême, il répéta qu’il mourait catholique, comme il avait vécu ; mais il détesta, il maudit de nouveau l’assentiment donné par lui à la sentence de Jean Hus. « Je ne l’ai donné, dit-il, que par la crainte du feu dont l’ardeur est si terrible ; je révoque cet aveu coupable, et, je le déclare de nouveau, j’ai menti comme un malheureux en abjurant les doctrines de Wycliffe et de Jean Hus, et en approuvant la mort d’un homme saint et juste. Pour vous, vous n’avez pu citer un point, un seul point, sur lequel ma doctrine fût erronée ou hérétique ; vous voulez que je meure parce que j’honore des hommes droits qui ont flétri l’orgueil et l’avarice des prêtres ; cependant, y a-t-il là une cause suffisante pour me faire mourir ? Ayant d’avoir trouvé en moi aucun mal vous avez résolu ma mort. Courage donc ! mais croyez-moi, je laisserai en mourant un aiguillon dans vos cœurs, et un ver rongeur dans vos consciences : j’en appelle au sacré tribunal de Jésus-Christ, et dans cent ans vous y répondrez. »
Le patriarche de Constantinople lut la sentence de Jérôme, motivée uniquement sur sa rétractation et sur l’approbation qu’il avait publiquement donnée à la doctrine de Wycliffe et de Jean Hus, à l’exception de l’opinion du premier sur le sacrement de l’autel. Il est retourné comme un chien à son vomissement, dit la sentence ; c’est pourquoi le sacré concile ordonne qu’il soit arraché de la vigne comme une branche stérile et pourrie. Il le déclare hérétique, relaps et excommunié ; il le condamne comme tel, et lui dit anathème ; il l’abandonne enfin au juge séculier, afin de recevoir la juste peine due à un si grand crime. Cependant, bien que cette peine soit capitale, le concile exprime le vœu qu’elle ne soit pas aggravée.
Alors, s’il faut en croire quelques historiens, le chancelier de l’empereur, Gaspard Schleick, s’avança au milieu de l’assemblée ; il protesta, au nom de son maître, contre la condamnation de Jérôme, et menaça les assistants de toute la colère de Sigismond. Cette intercession tardive ne fut pas entendue, et le chancelier se retira sans rien obtenir.
Jérôme fut aussitôt livré au bras séculier. Une haute couronne en papier, sur laquelle étaient peints des démons enflammés, fut apportée. Jérôme la vit, et, jetant son chapeau à terre, au milieu des prélats, il la prit, la mit sur sa tête ; puis répétant les paroles qu’avait prononcées Jean Hus, il dit : « Jésus-Christ, qui est mort pour moi, pécheur, a porté une couronne d’épines ; je porterai volontiers celle-ci pour l’amour de lui.
Des soldats se saisirent de sa personne et le conduisirent à la mort. Durant le trajet de la cathédrale au lieu du supplice, il récita le symbole des Apôtres d’une voix ferme, les yeux levés au ciel et le front radieux. Il chanta ensuite les litanies, puis une hymne en l’honneur de la Vierge, et, lorsqu’il arriva au lieu où Jean Hus avait souffert, il tomba à genoux près de l’image de son maître, sculptée dans le poteau où il allait lui-même être attaché : là il pria Dieu.
Les bourreaux le relevèrent comme il priait encore ; ils l’attachèrent au poteau avec des cordes et des chaînes, et ils amoncelèrent du bois et de la paille autour de lui. Jérôme chanta l’hymne Salve, festa dies toto venerabilis ævo, etc. ; puis il répéta le Symbole, et, adressant la parole au peuple, il s’écria : « Ce symbole que je viens de chanter est ma profession de foi véritable ; je meurs donc uniquement pour n’avoir pas voulu reconnaître que Jean Hus a été condamné avec justice. Je déclare que j’ai toujours vu en lui un vrai prédicateur de l’Évangile. »
Voyant un pauvre laboureur apporter un fagot, il sourit et dit avec douceur : « O simplicité sainte ! mille fois plus coupable est celui qui t’abuse ! »
Lorsque le bois fut élevé au niveau de sa tête, on jeta ses vêtements sur le bûcher, et comme l’exécuteur mettait le feu par derrière pour n’être pas vu : « Avance hardiment, dit Jérôme, et mets le feu devant moi ; si je l’avais craint, je ne serais pas ici. » Lorsque le bûcher fut allumé, il dit à haute voix : « Seigneur, je remets mon esprit entre tes mains. » Sentant déjà l’ardeur des flammes on l’entendit s’écrier en langue bohémienne : « Seigneur, Père tout-puissant, aie pitié de moi et pardonne-moi mes péchés ; car tu sais que j’ai toujours aimé ta vérité. »
Sa voix fut promptement étouffée ; mais on vit, au mouvement rapide de ses lèvres, qu’il continuait à prier.
Enfin, lorsqu’il eut cessé de vivre, on apporta de la prison tout ce qui lui avait appartenu, son lit, son bonnet, sa chaussure ; le tout fut jeté aux flammes et consumé avec lui. Ses cendres furent recueillies et précipitées dans le Rhin, comme l’avaient été celles de Jean Hus. On crut enlever ainsi aux sectateurs de ces deux grands martyrs tout ce qui aurait pu devenir en leurs mains l’objet d’un culte ; on fit disparaître jusqu’à la dernière parcelle de leurs corps et de leurs vêtements ; mais le sol même où s’éleva leur bûcher fut creusé ; la terre sur laquelle ils avaient souffert fut apportée en Bohême et gardée soigneusement comme une autre terre sacrée.
[Le récit du jugement et de la mort de Jérôme a été indistinctement emprunté des auteurs protestants et des écrivains catholiques. Ces derniers, et entre autres Æneas-Silvius Piccolomini, Théod, de Niem, Théod. Vrie et Pogge de Florence, rendirent également hommage au courage héroïque et aux sentiments pieux dont il fit preuve dans ses derniers moments. « Objet de commisération pour tous, dit Théod. Vrie, excepté pour lui-même. »]
Les sanglantes annales de l’humanité ne présentent peut-être aucun spectacle plus odieux que le bûcher de Jérôme, et nous nous sommes abstenu de toute réflexion dans le cours de ce lamentable récit. Le plus éloquent commentaire en dirait moins que les simples faits qui se résument en ce peu de mots : une assemblée de prêtres jeta un homme dans les flammes pour avoir refusé de souscrire à la condamnation de son maître et de son ami.
Note L.
récapitulation de tous les articles produits contre jean jus, au concile de constance, comme étant tirés de ses œuvresc.
c – Ces articles sont au nombre de trente-neuf. Plusieurs présentent un même sens, et ils peuvent tous être groupés sous un certain nombre de chefs principaux, comme nous l’avons fait 3.5. Voyez les réponses de Jean Hus à ces articles.
Articles imputés comme extraits du livre de l’Église.
- Il n’y a qu’une sainte Église catholique et universelle, qui renferme dans son sein tous les prédestinés.
- Saint Paul n’a jamais été membre du diable, quoiqu’il ait fait quelques actions semblables à celles des méchants. Il en est de même de saint Pierre, qui, par la permission de Dieu, tomba dans un grand parjure, afin qu’il se relevât avec plus de force.
- Aucune partie de l’Église ne se détache jamais du corps, parce que la grâce et la prédestination qui les lient ne peuvent jamais déchoir.
- Un prédestiné, qui n’est pas actuellement en état de grâce par la justice présente, est toujours membre de la sainte Église universelle.
- Il n’y a aucune place où dignité, ni aucune élection humaine, ni aucune marque extérieure, qui rende membre de la sainte Église catholique.
- Un réprouvé n’est jamais membre de la sainte Église.
- Judas n’a jamais été vrai disciple de Jésus-Christ.
- L’assemblée des prédestinés, qu’elle soit en état de grâce ou n’y soit pas, quant à la justice présente, est la sainte Église, qui n’a ni tache ni ride, mais qui est sainte et immaculée, et que Jésus-Christ appelle sienne.
- Saint Pierre n’a été ni n’est le chef de la sainte Église catholique.
- Si celui qui est appelé le vicaire de Jésus-Christ imite la vie de Jésus-Christ, il est son vicaire ; mais s’il suit un chemin opposé, il est le messager de l’Antechrist, contraire à Jésus-Christ, et le vicaire de Judas Iscariot.
- Tous les simoniaques et les prêtres qui vivent dans le crime, étant des enfants infidèles, ne peuvent que profaner les sept sacrements, les charges, la discipline, les cérémonies et tout ce qu’il y a de sacré dans l’Église, la vénération des reliques, les indulgences et les ordres.
- La dignité papale doit son origine aux empereurs romains.
- Sans une révélation, personne ne peut assurer raisonnablement qu’il est le chef d’une sainte Église particulière.
- Il ne faut pas croire que celui qui est pontife de Rome soit pour cela le chef d’aucune sainte Église particulière, si Dieu ne l’a prédestiné.
- Le pouvoir du pape, comme vicaire de Jésus-Christ, est nul s’il ne se conforme pas à Jésus-Christ et à saint Pierre dans sa conduite et dans ses mœurs.
- Le pape n’est pas très-saint parce qu’il tient la place de saint Pierre, mais parce qu’il possède de grandes richesses.
- Les cardinaux ne sont pas les vrais successeurs des apôtres de Jésus-Christ s’ils ne vivent comme les apôtres, observant les commandements et les conseils de Jésus-Christ.
- Aucun hérétique, après la censure de l’Église, ne doit être abandonné au bras séculier pour être puni corporellement.
- Les grands du monde doivent obliger les prêtres à observer la loi de Jésus-Christ.
- L’obédience ecclésiastique est une obédience inventée par les prêtres, sans autorité expresse dans l’Écriture.
- Lorsqu’un homme est excommunié par le pape, si, sans avoir égard au jugement du pape et d’un concile général, il en appelle à Jésus-Christ, cet appel empêche que l’excommunication lui soit préjudiciable.
- Un homme vicieux agit vicieusement et un homme vertueux vertueusement.
- Un prêtre qui vit selon la loi de Jésus-Christ, qui entend l’Écriture, et qui a du zèle pour l’édification du peuple, doit prêcher nonobstant une excommunication prétendue.
- Tout prêtre qui a reçu mandat pour prêcher doit obéir à son mandat, nonobstant une semblable excommunication.
- Les censures ecclésiastiques, dites fulminatoires, que le clergé a inventées pour s’exalter lui-même et pour s’assujettir le peuple, sont antichrétiennes.
- On ne point mettre d’interdit sur le peuple, parce que Jésus-Christ, qui est le souverain pontife, n’a point jeté d’interdit sur les Juifs à cause des persécutions qu’il a subies lui-même.
Articles produits comme extraits des réponses de Hus à Paletz.
- Si un pape, un évêque ou un prélat est en péché mortel, il n’est ni pape, ni évêque, ni prélat.
- La grâce de la prédestination est le lien par lequel le corps de l’Église, et chacun de ses membres, est inséparablement attaché au chef.
- Si le pape est méchant et réprouvé comme Judas, il est diable, larron, fils de perdition, et nullement chef de l’Église militante, puisqu’il n’en est pas membre.
- Tout pape ou prélat méchant ou réprouvé n’est pas vrai pasteur, mais il est voleur et larron.
- Le pape n’est ni ne doit être appelé très-saint, même quant à son office.
- Si un pape vit d’une manière contraire à Jésus-Christ, quand même il aurait été élu légitimement et canoniquement, selon l’élection humaine, il ne laisserait pas d’être monté par ailleurs que par Jésus-Christ.
- La condamnation que les docteurs ont faite des quarante-cinq articles de Wycliffe est déraisonnable et injuste, et la raison qu’ils allèguent de cette condamnation, savoir, qu’aucun de ces articles n’est catholique, et qu’ils sont tous erronés ou scandaleux, est entièrement fausse.
Articles produits comme extraits du livre de Hus contre Stanislas de Znoïma.
- Le consentement unanime de ceux qui ont élu un pape, ou de la plupart d’entre eux, n’est pas ce qui le fait pape et successeur de Jésus-Christ, ou vicaire de saint Pierre ; mais il reçoit de Dieu un plus ample pouvoir, à mesure qu’il s’emploie plus utilement et plus efficacement à l’édification et à l’avantage de l’Église.
- Un pape réprouvé n’est pas le chef de la sainte Église.
- Il n’est pas nécessaire que l’Église militante ait un seul chef qui la régisse dans le spirituel et qui converse toujours avec elle.
- Jésus-Christ gouvernerait mieux son Église par ses vrais disciples qui sont répandus dans le monde que par de telles têtes monstrueuses.
- Saint Pierre n’a pas été le pasteur universel des brebis de Jésus-Christ, beaucoup moins le pontife romain.
- Les apôtres et les fidèles ministres de Jésus-Christ ont fort bien gouverné l’Église, dans ce qui est nécessaire à salut, avant que l’office du pape fût introduit, et il est très possible qu’ils le fassent jusqu’au jour du jugement, quand il n’y aurait point de pape.
Sur ces trente-neuf articles, douze sont relatifs au pouvoir spirituel non reconnu dans les prêtres de mauvaise vie. Hus, comme on l’a vu (3.5), donna une explication catholique de sa doctrine sur ce point.
Selon la doctrine catholique, tout prêtre, quelque criminelle que soit sa vie, conserve les dons de l’Esprit-Saint, quant à l’exercice du pouvoir spirituel ; le plus impie demeure toujours un canal par lequel la grâce divine se transmet aux fidèles. Il y a dans le cœur humain une tendance naturelle et presque invincible à protester contre cette opinion, et de Maistre lui-même a écrit ce qui suit au sujet des papes du xe siècle : « Lorsque des courtisanes toutes-puissantes, des monstres de crimes et de scélératesse, profitant des désordres publics, s’étaient emparées du pouvoir, disposaient de tout à Rome, et portaient sur le trône de saint Pierre, par les moyens les plus coupables, ou leurs fils ou leurs amants, je nie expressément que ces hommes aient été papes. Celui qui entreprendrait de prouver la proposition contraire se trouverait certainement fort empêchéd. »
d – Du Pape, liv. II, chap. 7.
C’est le cri du cœur ; cependant les conséquences de cette opinion étaient graves : de Maistre les a reconnues plus tard ; et il ajoute en note qu’il pourrait défendre ou expliquer ce paragraphe, mais qu’il préfère l’abdiquer ; c’est la logique des théologiens.
Note M.
La femme dont il fut fait mention devant le concile sous le nom d’Agnès est plus connue sous celui de papesse Jeanne. D’anciens chroniqueurs ont prétendu qu’ayant déguisé son sexe elle occupa le trône pontifical après Léon IV en 855. Cette histoire est aujourd’hui considérée comme fabuleuse ; mais à l’époque du concile de Constance elle était généralement admise pour vraie. Si les Pères du concile l’eussent révoquée en doute, ils se seraient élevés avec force contre une supposition si injurieuse au Saint-Siège, comme ils le firent contre des imputations beaucoup moins graves. On trouve dans les écrits de Jean Hus, et dans ceux d’autres docteurs de l’époque, des allusions fréquentes et sérieuses au prétendu règne d’Agnès ; cependant aucun membre du concile ne lui reprocha d’avoir rappelé, soit dans ses œuvres, soit dans ses réponses, celte scandaleuse anecdote.
Note N.
On a vu, dans le procès de Jean Hus, la violence que fit le concile à l’empereur. Voici maintenant de quelle manière des écrivains d’un caractère grave, et dont les intentions étaient pures, rapportent, dans ce drame affreux, le rôle de Sigismond. On lit avec une pénible surprise les lignes suivantes dans l’Histoire abrégée de l’Église, par Lhomond. Cet auteur a dit au sujet de Jean Hus : « Le concile n’a point sollicité son supplice ; il a laissé agir la justice du souverain, qui certainement peut, pour le bien de l’État, punir ceux qui troublent l’ordre civil. »
L’abbé Frayssinous a dit la même chose et presque dans les mêmes termes.
Certes, il est difficile de déguiser la vérité avec plus de courage. Si les meilleurs ont fait ainsi, que font les autres ? Que devient l’histoire dans la bouche de ceux qui regardent comme un devoir de la falsifier ? L’Église, pour ceux-ci, n’a jamais eu tort, et le mensonge est permis dans l’intérêt d’une cause sacrée. « Ce n’est pas le concile, disent-ils, c’est l’empereur qui a frappé Jean Hus, car c’est l’empereur qui a ordonné son supplice. » A ce compte, ce n’est pas aux Juifs qu’il fallait imputer la mort du Sauveur ; car c’est Pilate qui a prononcé la sentence.
L’abbé Frayssinous ajoute, pour mieux encore justifier l’assemblée : « Ce n’est pas le concile, mais l’empereur, qui avait donné le sauf-conduit ! »
Quelle leçon pour les princes qui deviennent d’aveugles instruments entre les mains des prêtres !
Note O.
On reproche sans cesse aux communions dissidentes de se séparer sur une multitude de points, tandis qu’elles s’unissent toutes dans une opposition commune à l’Église romaine. Ce reproche a été vivement exprimé en ces termes par un ancien moine dominicain nommé Reiner : « les hérétiques, disait-il, sont divisés entre eux, mais ils ne font qu’un contre l’Église ; ils ressemblent aux renards de Samson, qui avaient des faces diverses, mais qui se tenaient tous liés les uns aux autres. »
Il est étrange qu’on ait trouvé un sujet de blâme dans cette résistance commune à l’Église romaine ; il va sans dire que les hommes qui adoptent le principe du libre examen soient d’accord pour résister à ceux qui condamnent ce principe au nom du principe d’autorité. Ce n’est pas d’ailleurs à l’Église de Rome seule que les premiers opposent une vive résistance ; ils l’opposent, chez tous les peuples et dans toutes les églises, à quiconque prétend substituer une autorité humaine à la parole révélée interprétée par la conscience.
Note P.
Propositions extraites, par les docteurs de Paris, de l’Apologie du duc de Bourgogne, par le docteur Jean Petit.
- Il est licite, à chaque sujet, sans quelconque mandement, selon les lois morale, naturelle et divine, d’occire ou faire occire tout tyran qui, par convoitise ou sortilège, machine contre le salut corporel de son roi et souverain seigneur pour lui ôter sa très-noble et très-haute seigneurie, et non pas seulement licite, mais honorable et méritoire, mêmement quand il est de si grande puissance que justice ne peut bonnement être faite par le souverain.
- Les lois naturelle, morale et divine, autorisent un chacun d’occire ou faire occire ledit tyran.
- Il est licite à un chacun sujet d’occire ou faire occire le susnommé tyran, traître et déloyal à son roi et souverain seigneur, par embûches, et est licite de dissimuler et taire la volonté de faire ainsi.
- C’est droite raison et justice que tout tyran soit occis vilainement par embûches, et c’est la propre mort de laquelle doivent mourir tyrans déloyaux, de les occire vilainement par bonnes ruses et embûches.
- Celui qui occit et fait occire de telle sorte tout tyran n’est à blâmer en rien, et le roi ne doit pas seulement en être content, mais il doit avoir l’action pour agréable, et l’autoriser en tant que besoin serait.
- Le roi doit rémunérer celui qui occit en la manière susdite, ou fait occire le tyran susnommé, en trois choses : c’est à savoir en amour, honneur et richesses, à l’exemple des rémunérations faites à saint Michel l’archange pour l’expulsion de Lucifer du royaume de Paradis, et au noble homme Phinès pour l’expulsion du duc Zambri.
- Le roi doit plus aimer qu’auparavant celui qui occit ou fait occire le tyran susnommé par les manières susdites, et doit faire prêcher sa foi et bonne loyauté par son royaume et dehors le royaume.
- La lettre tue, mais l’esprit vivifie ; c’est-à-dire que toujours tenir le sens littéral en la sainte Écriture est occire son âme.
- Au cas d’alliance, serment, promesse ou confédération faite de chevalier à autre, en quelque manière que ce soit ou peut être, s’il advient qu’il tourne au préjudice de l’un des prometteurs ou confédérés, de son épouse ou de ses enfants, il n’est point tenu de les garder.
Note Q.
Cette note, a pour objet de rappeler les principaux arguments produits des deux parts au sujet des décrets des quatrième et cinquième sessions du concile.
Les ultramontains n’ont rien négligé pour contester l’authenticité des décrets des quatrième et cinquième sessions du concile de Constance et pour en infirmer l’autorité. Voici comment s’exprime à ce sujet Joseph de Maistre, le plus illustre défenseur des doctrines ultramontaines.
« Que faut-il penser de cette fameuse session quatrième, où le concile (le conseil) de Constance se déclare supérieur au pape ? La réponse est aisée. Il faut dire que l’assemblée déraisonna, comme ont déraisonné depuis, le long Parlement d’Angleterre, et l’Assemblée constituante, et l’Assemblée législative, et la Convention nationale, et les Cinq-Cents, et les Deux-Cents, et les dernières Cortès d’Espagne ; en un mot, comme toutes les assemblées imaginables, nombreuses et non présidées.
Bossuet disait en 1681, prévoyant déjà le dangereux entraînement de l’année suivante : Vous savez ce que c’est que les assemblées, et quel esprit y domine ordinairement. Et le cardinal de Retz, qui s’y entendait un peu, avait dit précédemment dans ses mémoires, d’une manière plus générale et plus frappante : Qui assemble le peuple l’émeut. Dans l’ordre moral et dans l’ordre physique les lois de la fermentation sont les mêmes : elle naît du contact, et se proportionne aux masses fermentantes. Rassemblez des hommes rendus spiritueux par une passion quelconque ; vous ne tarderez pas de voir la chaleur, puis l’exaltation, et bientôt le délire, précisément, comme dans le cercle matériel, la fermentation turbulente mène rapidement à l’acide, et celle-ci à la putride. Toute assemblée tend à subir cette loi générale, si le développement n’en est arrêté par le froid de l’autorité, qui se glisse dans les interstices et tue le mouvement. Qu’on se mette à la place des évêques de Constance, agités par toutes les passions de l’Europe, divisés en nations, opposés d’intérêts, fatigués par le retard, impatientés par la contradiction, séparés des cardinaux, dépourvus de centre, et, pour comble de malheur, influencés par les souverains discordants. Est-il donc si merveilleux que, pressés d’ailleurs par l’immense désir de mettre fin au schisme le plus déplorable qui ait jamais affligé l’Église, et dans un siècle où le compas des sciences n’avait pas encore circonscrit les idées comme elles l’ont été de nos jours, ces évêques se soient dit à eux-mêmes : Nous ne pouvons rendre la paix à l’Église, et la réformer dans son chef et dans ses membres, qu’en commandant à ce chef même : déclarons donc qu’il est obligé de nous obéir. De beaux génies des siècles suivants n’ont pas mieux raisonné. L’assemblée se déclara donc, en premier lieu, concile œcuménique. Il le fallait bien, pour en tirer ensuite la conséquence que toute personne de condition et dignité quelconque, même papale, était tenue d’obéir au concile en ce qui regardait la foi et l’extirpation du schisme.
La cinquième session ne fut qu’une répétition de la quatrième. Il y aurait une infinité de choses à dire sur ces deux sessions, sur le manuscrit de Schelstrate, sur les objections d’Arnaud et de Bossuet, sur l’appui tiré des précieuses découvertes faites dans les bibliothèques d’Allemagne, etc., etc. ; mais, si je m’enfonçais dans ces détails, il m’arriverait un petit malheur que je voudrais cependant éviter, s’il était possible : celui de n’être pas lu.
Le monde catholique était alors divisé en trois parties ou obédiences, dont chacune reconnaissait un pape différent. Deux de ces obédiences, celles de Grégoire XII et de Benoît XIII, ne reçurent jamais le décret de Constance, prononcé dans la quatrième session ; et depuis que les obédiences furent réunies, jamais le concile ne s’attribua, indépendamment du pape, le droit de réformer l’Église dans le chef et dans les membres. Mais, dans la session du 30 octobre 1417, Martin V ayant été élu avec un concert dont il n’y avait pas d’exemple, le concile arrêta que le pape réformerait lui-même l’Église, tant dans le chef que dans les membres, suivant l’équité et le bon gouvernement de l’Église.
Le pape, de son côté, dans la quatorzième session, du 22 avril 1418, approuva tout ce que le concile avait fait conciliairement en matière de foi. Et quelques jours auparavant, par une bulle du 10 mars, il avait défendu les appels des décrets du Saint-Siège, qu’il appela le souverain juge. Voilà comment le pape approuva le concile de Constance.
Jamais il n’y eut rien de si ridiculement nul, et même de si évidemment ridicule, que la quatrième session du concile de Constance, que la Providence et le pape changèrent depuis en concile. Que si certaines gens s’obstinent à dire : « Nous admettons la quatrième session, oubliant tout à fait que ce mot nous, dans l’Église catholique, est un solécisme s’il ne se rapporte à tous, nous les laisserons dire, et, au lieu de rire seulement de la quatrième session, nous rirons de la quatrième session et de ceux qui refusent d’en rire ! »
La quatrième session de Constance, dont M. de Maistre parle avec tant de dédain, eut pour objet, ainsi que la cinquième, de marquer où réside l’autorité dans une Église qui repose elle-même tout entière sur l’autorité. Cette question est à nos yeux la question capitale ; l’appréciation de la valeur des actes qui la décident est d’une extrême importance, et nous donnerons à cet examen toute l’étendue nécessaire. Dans un autre ouvrage de Maistre a dit, en rappelant la déclaration de 1682, fondée en partie sur les décrets de ce concile : « Elle contient une insupportable assertion, savoir : que les sessions quatrième et cinquième du concile de Constance furent approuvées par le Saint-Siège apostolique, et confirmées par la pratique de toute l’Église et des pontifes romains. Je m’abstiens de toute réflexion, persuadé qu’on doit beaucoup à certains hommes, lors même qu’une passion accidentelle les aveugle entièrement. » C’est Bossuet surtout que de Maistre a ici en vue ; c’est donc Bossuet qu’il faut entendre. Nous citerons textuellement une partie des objections qu’il posee, et nous donnerons l’abrégé des réponses qu’il y fait.
e – Ces objections sont celles qui ont été faites par les docteurs ultramontains.
Après avoir cité les décrets de la quatrième et de la cinquième session du concile de Constance, Bossuet ajoute : « Le décret de la quatrième session est considérablement éclairci par ceux de la cinquième ; car, quoique le décret de la quatrième session attribue au concile la puissance souveraine, néanmoins on aurait pu dire, en chicanant sur les expressions, que cette puissance était spécialement attribuée au seul concile de Constance. Mais les Pères, s’étant aperçus que, si l’on resserrait ainsi l’autorité du concile, l’Église ne pourrait dans la suite remédier à ses maux, décident dans la cinquième session que la puissance souveraine n’appartient pas au seul concile de Constance, mais à tout autre concile général. Ces décrets furent renouvelés à Bâle par le suffrage de tous les Pères, dans un temps où ce concile était certainement général. Alors Eugène IV lui était uni, et le schisme ne s’éleva qu’après.
Ce n’était pas un petit péril pour nos adversaires que l’entreprise qu’ils avaient formée de jeter des nuages sur les décrets de Constance et d’en rabaisser l’autorité. Ils commencent par attaquer le texte, ce que personne n’avait encore tenté. Car tout le monde, avant Emmanuel Schelstrate, docteur en théologie et bibliothécaire du Vatican, admettait, comme la vraie production du concile de Constance, les décrets que nous venons de rapporter, et qu’on trouve mot pour mot dans l’édition des conciles généraux faite au Vatican. Mais enfin, en 1683, c’est-à-dire deux cent cinquante ans après la tenue du concile de Constance, ce docteur paraît tout à coup pour détromper le monde, auquel il présente de nouveaux actes du concile de Constance, et il a soin d’avertir, dit le titre de son ouvrage, que le premier décret de la quatrième session de ce concile a été falsifié par les Pères de celui de Bâle. Il parle ainsi pour abattre d’un seul coup l’autorité de ces deux conciles. — Nos adversaires nous disent aussi que les Pères de Constance, en déclarant le pape soumis au concile, n’ont pas prétendu que cela fût vrai dans tous les cas, mais seulement dans celui de schisme. Ils attaquent enfin l’autorité même des décrets de Constance, et c’est contre ce dernier point qu’ils dressent leurs plus fortes batteries. Nous allons donc examiner ces trois accusations. »
I
quel est le véritable texte des décrets de constance ?
« Le sieur Schelstrate prétend, dans l’histoire qui est toute de son invention, que le décret de la quatrième session, rapporté plus haut, fut altéré et corrompu, en 1432, par l’ordre des Pères de Bâle, qui à ce décret, portant que le pape est soumis au concile dans les choses qui concernent la foi et l’extirpation du schisme, firent ajouter ces autres paroles : et la réformation générale de l’Église de Dieu dans son chef et dans ses membres. En vérité, M. Schelstrate s’expose à la raillerie du public, quand il nous dit gravement que le concile de Bâle, qu’on sait avoir été composé d’un très grand nombre de prélats illustres, a commis, et gratuitement commis, un crime aussi énorme ; car si d’ailleurs il avait été coupable d’un pareille fourberie, comment aurait-elle échappé aux yeux critiques d’Eugène IV et du cardinal de la Tour-Brûlée (Torre-Cremata), qui dans leurs fréquentes invectives contre les Pères de Bâle, ne leur reprochent jamais rien de semblable ? Comment Æneas Sylvius, témoin oculaire et historien célèbre de tout ce qui se fit à Bâle, ensuite devenu pape sous le nom de Pie II, aurait-il ignoré cette falsification, et n’en aurait-il pas laissé le moindre soupçon ? Rien n’égale donc l’étrange témérité avec laquelle, au bout de plus de deux siècles, le sieur Schelstrate ose taxer de mauvaise foi les Pères de Bâle, qui même pendant la chaleur des contestations n’en ont point été accusés par leurs ennemis.
Nous devons dire encore qu’on a, dans la bibliothèque du roi, dans celle de M. Colbert, dans celles de l’abbaye de Saint-Victor et du collège de Navarre, des copies très anciennes du concile de Constance, dont quelques-unes furent envoyées de Constance même, pendant la tenue du concile, comme on peut s’en assurer par les lettres qui furent écrites en les envoyant. Or, dans ces manuscrits, le décret de la quatrième session est tel qu’on le lit dans les imprimés, et que l’éditeur du Vatican a cru devoir le suivre.
Si le sieur Schelstrate a eu la témérité d’accuser les Pères de Bâle d’avoir falsifié le décret de la quatrième session de Constance, il convient de l’exactitude et de l’authenticité de ceux de la cinquième. Or, c’est sur les décrets de la cinquième, encore plus que sur ceux de la quatrième, que nous établissons notre sentiment. Cette session fut tenue le 6 avril 1415, et, le 21 juillet de la même année, après la célébration des saints mystères et diverses prières, Gerson, chancelier de l’université de Paris et ambassadeur du roi très-chrétien, Charles VI, au concile de Constance, fit un sermon, en présence de cette illustre et nombreuse assemblée, dans lequel il rapporte mot pour mot les décrets de la cinquième session ; puis il ajoute : Cette salutaire décision, cette loi pleine d’équité, me paraît mériter d’être écrite dans les lieux plus élevés, et gravée dans toutes les églises, afin qu’on s’en serve, comme d’une règle de conduite fondamentale et infaillible, contre l’horrible et malheureuse doctrine que plusieurs avaient enseignée jusqu’alors, et qui tendait à mettre l’Église dans l’impossibilité d’établir des lois. Cette doctrine, fondée sur des textes de la glose, qu’on n’avait pas lieu d’interpréter conformément à l’Évangile et à la loi éternelle, consistait à dire que le pape n’est pas soumis au concile et que le concile ne peut le juger. Ainsi parlait en plein concile l’ambassadeur du roi de France, le célèbre Gerson, quatre mois après la tenue de la cinquième session, sans que personne y trouvât rien de répréhensible.
Le 17 janvier 1417, le même ambassadeur fit un autre sermon en présence du saint concile, dans lequel il s’exprime ainsi, en parlant encore des décrets de la même session : Il paraît superflu de multiplier les discours pour cette vérité ; elle a été trop clairement décidée par ce saint concile pour qu’il soit permis ou de la contester, ou même de la traiter comme une question problématique. Le sieur Schelstrate voudrait cependant nous faire accroire que les ambassadeurs du roi de France s’opposèrent aux décrets de cette session. Bossuet ajoute qu’il pourrait faire une longue liste des auteurs du temps qui rapportent les décrets de la cinquième session, tels qu’on les a aujourd’hui ; puis il établit l’état véritable de la question, en exposant la déplorable situation où se trouvait l’Église durant le schisme. Il montre qu’après l’évasion du pape Jean XXIII, et par suite de l’injonction faite par lui à tous ses officiers de venir le trouver à Schaffouse, sous peine d’excommunication, le concile, qui seul pouvait rétablir la paix et l’unité dans l’Église, se vit dans l’obligation absolue de renouveler dans la cinquième session le décret de la quatrième, et d’y ajouter deux clauses importantes. Par la première il déclare plus nettement que le pape est soumis aux décrets de tout autre concile général, et par la seconde que, s’il refuse opiniâtrement d’obéir, il doit être puni comme sa faute le mérite.
Ces décrets ayant été lus, le concile les approuva et les ratifia unanimement. »
II
quel est le vrai sens des décrets de constance ?
« La Tour-Brûlée est le premier qui ait eu la hardiesse d’expliquer les décrets de la cinquième session dans un sens tout différent de celui que présentent les paroles mêmes de ces décrets et de soutenir qu’ils doivent être restreints au seul cas de schisme. Mais tous les efforts de ce dialecticien ne servent qu’à faire voir qu’il a parfaitement senti la clarté des expressions du concile, et qu’il n’a imaginé ce sens que parce qu’il lui était impossible de défendre sa cause sans contredire formellement le texte de Constance. Aussi les auteurs qui l’ont suivi n’ont-ils pu dire, à son exemple, que des rêveries toutes pures.
Parmi eux écoutons le Père Gonzalès, général des jésuites. Ce révérend Père, après avoir restreint les décrets au temps du schisme ou d’un pape douteux, ajoute : Peut-être les Pères, par inattention, ont-ils laissé échapper, dans leur décret, quelques paroles qui semblent avoir un sens plus étendu. Certes je pense que tout le monde croira plutôt que le Père Gonzalès a été lui-même inattentif que d’accuser un si grand nombre de prélats et de théologiens sages et circonspects d’avoir porté l’inattention jusqu’au point de ne pas entendre le sens des mots dont ils se servaient, et qu’ils semblaient choisir à dessein.
Mais rien n’égale en absurdité la pensée de Bellarmin, que nos adversaires regardent cependant comme le plus ferme soutien de leur cause. Le concile, selon lui, n’a prétendu s’assujettir que des papes douteux, et qui par conséquent ne sont pas papes ; c’est-à-dire que le concile, en décidant que lui et tout autre concile général a reçu immédiatement de Jésus-Christ son autorité sur le pape même, ne prononce que de grands mots qui au fond ne disent rien, puisqu’ils signifient que le concile a autorité sur ceux qui ne sont pas papes ! ! ! Je le répète : encore une fois, y a-t-il rien de plus absurde ?
D’ailleurs le saint concile ne se proposait de travailler à la réformation qu’après avoir fait un pape certain, et par conséquent, lorsqu’il disait que le pape était soumis au concile dans les choses qui concernent la réformation, il ne voulait pas parler d’un pape douteux, mais d’un pape certain, et qui aurait été fait par le concile même.
. . . . . . . . . . . . . . .
Après avoir réfuté quelques autres objections, Bossuet énumère tous les actes du concile de Constance dans lesquels cette assemblée agit comme supérieure du pape qu’elle va élire, ou qu’elle a élu, et les actes dans lesquels ce pape reconnaît lui-même que les décrets du concile l’obligent. « Si l’on considère, dit-il enfin, dans quelle situation se trouvaient alors les affaires de l’Église, quels étaient ses désirs, ses craintes, ses besoins, au milieu de cette multitude de maux qui l’accablaient, et auxquels un schisme affreux mettait le comble, on conclura sans peine que, pour guérir des plaies si profondes, il fallait chercher d’autres remèdes que ceux qui n’ont d’efficacité que dans un temps de schisme et contre des papes douteux ; et par conséquent qu’il ne suffisait pas au concile de faire des décrets qui ne fussent applicables que dans ces temps de schisme. Aussi voyons-nous que les Pères de Constance, sans faire presque mention des papes douteux, admirent un principe supérieur et plus étendu en décidant que toute personne, de quelque qualité qu’elle soit, même papale, est soumise à tout concile général. Par où ils instruisent tous les chrétiens qu’en tout temps, quelle que soit la situation des affaires, soit qu’il y ait un schisme on non, sous un pape douteux ou sous un pape certain, ils doivent toujours reconnaître également l’autorité souveraine des conciles et se soumettre à leurs décisions. »
III
quelle est l’autorité des décrets de constance ?
« Nous ne rejetons pas tout le concile de Constance, répondent nos adversaires, mais seulement les premières sessions. N’est-ce donc rien que d’ébranler les fondements qui soutiennent ce respectable édifice, et d’agir en cela par son autorité privée, sans qu’aucun concile ou qu’aucun pape ait rien fait de semblable ? Si de telles entreprises sont permises, j’ignore, en vérité, ce qui ne le sera pas. Mais entrons dans le détail des objections qui nous sont faites, pour en montrer la faiblesse et la frivolité.
Première objection et réponse. Nos adversaires prétendent qu’il n’y avait au concile de Constance, dans les premières sessions, que la troisième partie de l’Église, parce qu’il n’y avait que les peuples et les royaumes qui obéissaient à Jean XXIII. Mais nous répondrons d’abord que toutes les obédiences avaient été convoquées par l’autorité du véritable pape, et en conséquence d’un décret du concile de Pise. Nous demanderons ensuite s’il fallait laisser périr l’Église parce que les Espagnols, les Écossais et quelques habitants de la Pouille, attachés aux antipapes, s’opposaient à l’union ? Qui croira que cette multitude d’Églises qui obéissaient au pape légitime n’étaient pas en droit d’agir au nom de toute l’Église, d’apaiser les troubles qui l’agitaient, ou de jeter au moins les fondements de ce grand ouvrage ? Ce qui détruit enfin totalement cette objection, c’est que, quand les deux obédiences furent réunies au concile, elles le déclarèrent œcuménique, et approuvèrent la bulle de Martin V. Certes, si elles avaient soupçonné quelque erreur dans les décrets, elles ne se seraient réunies au concile qu’en rejetant expressément ce qui leur aurait paru erroné.
Il n’y avait point alors de pape certain dans l’Église ajoute Bellarmin, et l’on ne peut décider sans le pape les doutes qui concernent la foi. Je réponds qu’il n’y avait point de pape qui fût reconnu de tout le monde sans exception ; mais il y en avait un certain, et que presque toute l’Église reconnaissait. Car Bellarmin doit avouer que ceux qui ne le reconnaissaient pas n’étaient qu’une poignée de gens en comparaison des autres.
Il n’y avait point de pape dans le concile, dit encore Bellarmin ; car Jean XXIII, qui avait assisté à son ouverture, s’était déjà retiré lorsqu’on tint la quatrième session. Mais Bellarmin croit-il que la fuite honteuse de ce pape ait pu annuler l’autorité du concile. Le pape lui-même ne le croyait pas, puisque, le lendemain de son départ, il envoya des députés à l’empereur avec une lettre de créance, par laquelle il assurait qu’il exécuterait tout ce qu’il avait promis.
Seconde objection et réponse. L’auteur anonyme de la doctrine de Louvain nous dit que bien des personnes assurent que tous les Pères qui composaient le concile de Constance ne consentirent pas aux décrets de la quatrième et de la cinquième session ; que Jean XXIII n’y-consentit pas et ne les autorisa jamais ; qu’il se plaignit même de ce qu’après sa retraite on avait publié quelques décrets faux et erronés contre l’autorité des pontifes romains… Comme il était impossible à cet auteur d’affaiblir l’autorité du concile en produisant des actes publics, il eut recours à des bruits vagues et populaires… Mais les actes du concile démontrent que deux cents Pères assistèrent à la quatrième session, et qu’après la lecture des décrets de la cinquième tout le concile les approuva. Ces actes, ces mêmes actes attestent également que Jean XXIII adhéra au concile, même après sa fuite, et que depuis il avoua souvent, sans que personne l’en pressât, qu’il s’était enfui honteusement de Constance ; qu’il voulait s’en tenir à la décision du concile, que le concile de Constance étant une continuation de celui de Pise ne pouvait errer ; qu’il recevait approuvait et ratifiait autant qu’il était en lui la sentence de déposition prononcée contre lui. Le concile était très assuré que tous ses décrets auraient été très valides malgré l’opposition du pape ; comment donc peut-on contester leur validité lorsque le pape les approuve ?
Que Jean XXIII, obsédé par une troupe de lâches flatteurs qui avaient causé sa perte, comme nous l’apprend le cardinal d’Ailly, se soit plaint en particulier de la conduite du concile à son égard, qu’importe ? Tout ce qui intéresse est de savoir ce qu’il a déclaré publiquement au concile.
Troisième objection et réponse. Quelques-uns de nos adversaires prétendent que le concile de Constance n’était pas œcuménique dans les premières sessions, parce qu’il consentit qu’on fît une nouvelle convocation, dans la quatorzième session, lorsque les procureurs de Grégoire XII vinrent s’y réunir. Mais c’est prendre un acte de pure condescendance et de charité vraiment apostolique pour une démarche de nécessité ; car déjà la paix était rétablie dans presque toute l’Église. Les meilleurs esprits avaient abandonné les deux contendants, qu’on voyait bien ne chercher que leurs propres intérêts, et quelques personnes seulement leur restaient attachées par des préjugés dont elles ne pouvaient se débarrasser… L’Église, pleine de tendresse pour ses enfants, se détermina donc à admettre la nouvelle convocation faite dans la quatorzième session par les procureurs de Grégoire XII, mais en déclarant qu’elle l’admettait en tant que cela regardait ledit Grégoire … Quand les Espagnols, qui avaient adhéré à Benoît, vinrent se réunir au concile de Constance, on usa de la même condescendance à leur égard par la loi de la paix et par ménagement pour le faible. Mais aucun d’eux n’exigea que les décrets déjà publiés fussent retouchés ou au moins confirmés de nouveau, comme ayant été faits par une autorité insuffisante et douteuse. On continua sur le même pied toutes les affaires entamées sans en recommencer aucune. Il ne fut pas plus question de revoir et de retoucher les décrets de la quatrième et de la cinquième session, dans lesquelles la supériorité des conciles sur le pape avait été décidée, que les décrets contre Wycliffe et Jean Hus, dans les sessions également tenues avant l’arrivée des Espagnols.
. . . . . . . . . . . . . . .
Quatrième objection et réponse. Nos adversaires prétendent que Martin V n’approuva point et ne confirma point les décrets de la quatrième et de la cinquième session, et qu’on ne peut regarder comme décision d’un concile œcuménique que ce qui a été approuvé et confirmé par le pape… Dans le style ecclésiastique le mot confirmer signifie simplement consentir, et donner par ce consentement un nouveau poids à la décision. Martin V, devenu pape, a parlé des premières sessions comme ayant été tenues par un concile général. Il les approuvait suffisamment en communiquant avec ceux qui en avaient publié les décrets. Il les approuvait suffisamment en souffrant qu’on le mît à la place de Jean XXIII, dont la déposition canonique n’était fondée que sur ces décrets… Et il faut n’avoir aucune connaissance de l’antiquité, il faut ne pas savoir en quoi consiste proprement la force des saints canons, pour s’imaginer qu’un pape présent à un concile, et qui applaudit à ses décisions, ne les confirme pas de la manière la plus claire et la plus authentique.
Cinquième objection et réponse. Bellarmin nous dit que Martin V déclara expressément qu’entre les décrets concernant la foi il ne confirmait que ceux qui avaient été faits (conciliariter) synodalement, c’est-à-dire après un mûr examen, suivant l’usage des conciles. Or, ajoute ce cardinal, il est certain que le concile de Constance publia sans examen les décrets de la quatrième et de la cinquième session. Quelle absurdité, bon Dieu ! de mettre des décrets publiés dans deux sessions consécutives, faits de dessein prémédité, posés comme des principes fondamentaux, et enfin déterminés à l’unanimité des suffrages, au nombre des choses qui n’ont été traitées que comme en passant et sans examen ! Je dis donc que révoquer en doute si un décret a été fait suivant les règles, quand il a été publié par le concile, après une décision précise et authentique, c’est frayer un chemin pour attaquer et renverser tous les canons, tous les décrets, tous les conciles. »
Telle est en substance la célèbre dissertation de Bossuet relative aux trois questions capitales soulevées sur l’authenticité, sur le sens et sur l’autorité des décrets de la cinquième session de Constance. Ces arguments ont été reproduits de nos jours par un illustre défenseur des libertés de l’Église gallicane, par le cardinal de la Luzerne, qui pose en outre ce dilemme aux ultramontains : « Les conciles de Pise et de Constance ont été ou n’ont pas été œcuméniques. Si on convient avec nous qu’ils l’ont été, voilà le pape, au jugement de l’autorité infaillible, inférieur au concile. Si on dit qu’ils ne l’ont pas été, il faut admettre la conséquence qu’Alexandre V et Martin V ont été des intrus, et que tous leurs successeurs, jusqu’à nos jours, sont des papes illégitimes. »
De Maistre résume les graves conséquences de ce débat, en citant l’opinion de celui qu’il nomme le plus grand des protestants, et peut-être le plus grand des hommes dans l’ordre des sciences : « Leibnitz, dit-il, objectait à Bossuet, en 1690, qu’on n’avait pu convenir encore dans l’Église romaine du siège radical de l’infaillibilité, les uns le plaçant dans le pape, les autres dans le concile, quoique sans le pape, etc. Tel est, poursuit de Maistre, le résultat du système fatal adopté par quelques théologiens au sujet des conciles, et fondé principalement sur un fait unique, mal entendu et mal expliqué, précisément parce qu’il est unique ; ils exposent le dogme de l’infaillibilité en cachant le foyer où il faut le chercher. »
C’est là en effet toucher la plaie, et Bossuet lui-même, si fort contre ceux qui attaquent l’authenticité, le sens et l’autorité des actes de Constance, faiblit à son tour lorsqu’il pèse et apprécie les actes des conciles de Florence, de Latran, et des papes, dont les décrets, sans révoquer en principe ceux de Constance, les annulent de fait. Étrange et fâcheuse situation que fait aux gallicans comme aux ultramontains le dogme de cette infaillibilité qu’ils posent tous comme le fondement de l’Église, et qu’ils ébranlent en se combattant. Ce dogme les condamne, lorsqu’ils ont établi leur principe, à ruiner l’autorité des actes qui portent à admettre un principe contraire. L’unité succombe dans ce débat, et il y a péril des deux parts pour l’infaillibilité.