Nos réunions ont été annoncées comme ayant pour objet une étude philosophique du problème du mal. C’était dire que nous devions nous rendre ici sans aucune convention préalable autre que celle d’apporter des âmes sérieuses et des esprits de bonne foi à l’étude d’une question importante. Il n’existe entre nous le lien d’aucune foi communément consentie qui nous place sous une autorité commune. Avec toutes les diversités, toutes les nuances, toutes les transitions qu’offre la réalité, et qui échappent à nos divisions abstraites, nous formons deux classes distinctes. Les uns font profession d’être chrétiens, c’est-à-dire d’accepter le témoignage surnaturel de Jésus-Christ, et, s’ils sont conséquents, d’aller là où l’autorité de Jésus-Christ les conduira. Les autres sont simplement ici en leur qualité d’hommes, avec leur raison, leur cœur et leur conscience. J’ai pu jusqu’à présent m’adresser indistinctement à tous, parce que j’ai marché sur le terrain commun de l’humanité. Maintenant, je suis dans la nécessité de distinguer.
Nous donc qui sommes chrétiens, ou, pour mieux dire dans bien des cas, qui désirons l’être, quelle est notre affirmation quant au sujet de notre étude ? Nous affirmons que c’est dans la foi au Crucifié de Golgotha, et dans la participation aux grâces qui découlent de cette source de miséricorde, que l’âme peut trouver, avec la prière efficace, la force nécessaire pour opérer ce changement, cette conversion qui doit la tirer des voies de l’égoïsme et la faire entrer dans les voies de la charité. Vous qui croyez, quel que soit le degré de votre foi, votre croyance est votre trésor. Mais ce trésor n’est pas comme celui de l’avare ; qui le possède doit le répandre, parce qu’il s’augmente dans la proportion où il se partage. Vous avez donc à rendre témoignage de votre foi. Vous devez fixer l’attention des hommes sur la source de force qui est en vous, par le moyen de vos œuvres et de vos sentiments ; en étant bons, et en étant joyeux, car toute foi vraie est source de bonté et principe de joie. Vous devez ensuite joindre le discours à l’exemple et propager vos convictions par la parole. Mais prenez garde de ne pas heurter des sentiments légitimes. N’augmentez pas par votre faute les difficultés que la vérité éprouve à pénétrer dans les âmes. Lorsque vous vous adressez à ceux qui font profession de la même foi que vous, rappelez-leur hardiment la règle de l’autorité à laquelle vous vous soumettez comme eux. Mais quand vous avez à rendre compte de votre espérance à ceux qui sont simplement vos semblables, sans être des croyants, n’oubliez jamais que ce sont vos semblables, c’est-à-dire qu’ils ont comme vous une volonté qui se doit à Dieu, mais qui devant les hommes reste maîtresse d’elle-même. Respectez en tout la liberté d’autrui ; et, pour dire la chose en deux mots, si vous voulez servir utilement la cause de la foi chrétienne, proposez-la, ne l’imposez pas.
Pour vous, Messieurs, qui ne faisant pas profession d’être chrétiens, êtes venus ici avec l’intention de faire une étude de philosophie, le témoignage des croyants est un fait qui se produit devant vous, et dont vous êtes appelés à vous rendre compte. Vous ne sauriez le négliger sans méconnaître les conditions de l’étude qui nous rassemble. La philosophie, en effet, est une recherche entièrement libre, c’est-à-dire dans laquelle n’intervient aucune présupposition dogmatique ; et la philosophie est une recherche dont l’objet est universel ; elle se distingue des sciences particulières précisément par l’universalité de son objet. Liberté, universalité : ce sont là deux caractères de la philosophie. Dans votre recherche de l’explication du monde, vous rencontrez le témoignage des chrétiens qui occupe une grande place dans l’histoire. Que faut-il penser du fait sur lequel se fonde leur foi ? Cette question vous est-elle interdite ? Votre recherche n’est pas libre. Cette question vous est-elle étrangère ? votre recherche n’est pas universelle. Dans un des cas comme dans l’autre, vous sortez des conditions de la philosophie. Il faut donc, dans une étude vraiment sérieuse et libre, se poser directement la question de la foi, c’est-à-dire la question de la nature du témoignage de Jésus-Christ. Ne pas l’aborder, parce qu’on la tiendrait pour résolue dans le sens de la négation, ce serait agir sous l’influence d’un préjugé ; et ce préjugé constituerait une présupposition dogmatique qui pour être contraire à celle des croyants n’en altérerait pas moins le caractère de la science.
La question étant posée, elle peut recevoir deux solutions. Le témoignage de Jésus-Christ est-il un témoignage divin qui fonde une autorité légitime ? Si, après examen, vous dites non, vous chercherez une base autre que celle de la foi pour organiser votre pensée et votre vie. Si, après examen, vous dites oui, vous entrerez dans l’enceinte de la foi. Si vous avez dit non, ou votre recherche continuera sans aboutir à un résultat, ou vous arriverez à être positiviste, hégélien, déiste, panthéiste, ou encore à formuler une doctrine qui vous sera personnelle. Vous aurez une philosophie ; cette philosophie pourra même être chrétienne dans une certaine mesure, en ce sens que vous accepterez une partie de l’enseignement chrétien ; mais les doctrines que vous aurez acceptées ainsi, resteront pour vous de simples doctrines, ne reposant pas sur une base de foi. C’est ainsi que la plupart des philosophes français contemporains dits spiritualistes ont dans leur pensée des éléments dont la source historique est visiblement la prédication chrétienne. C’est ainsi que je vous ai proposé une solution philosophique du problème du mal, extraite du dogme, mais que nous en avons séparée, et qu’on peut accepter, si on estime qu’elle rend raison des faits, sans accepter dans son ensemble la foi des chrétiens. Quoi qu’il en soit, si vous avez dit non à la question de la foi, vous resterez dans la philosophie commune, dans la philosophie proprement dite.
Si vous avez dit oui, si vous avez reçu le témoignage de Jésus-Christ comme un témoignage divin, la foi qui aura été le résultat de votre recherche deviendra le point de départ d’un travail nouveau de la pensée, car, comme l’a dit St. Anselme, la foi cherche l’intelligence. Vous aurez alors, en partant des données chrétiennes, à organiser votre pensée et votre vie. Si vous êtes docteur dans l’école, vous établirez une science théologique. Si vous n’êtes pas docteur, mais simplement homme du monde désirant vous bien rendre compte des conséquences de votre foi, vous établirez ce que vous pourrez appeler la philosophie du chrétien, parce que ces mots du chrétien lèveront tout malentendu, et feront clairement entendre que vous n’êtes plus sur le terrain de la philosophie commune et simplement humaine, mais dans l’enceinte de la foi. Là où le témoignage divin est accepté, la recherche des bases de la vérité s’arrête, comme un navire jette l’ancre en entrant dans le port, et le travail de la pensée prend un autre caractère. La philosophie proprement dite cesse dans l’enceinte de la foi, et continue si la foi a été l’objet d’une négation raisonnée ; mais là où existerait, avant l’examen, une négation qui ne serait qu’un préjugé, la vraie philosophie, qui est la science impartiale et pleinement indépendante, ne saurait ni cesser ni continuer, parce qu’elle n’aurait jamais commencé.
Ne vous paraît-il pas qu’un esprit véritablement libre ne saurait passer à côté d’un fait aussi considérable que l’action de la foi chrétienne dans le monde, sans l’examiner avec la plus sérieuse attention ? Beaucoup d’hommes cependant, je dis d’hommes de science, n’ont jamais fait cet examen, n’ont jamais eu l’idée de se poser sérieusement la question de la foi. Comment cela peut-il être ? Le fait s’explique en partie par des causes historiques dans le détail desquelles nous ne saurions entrer ici. Je veux pourtant en indiquer une : l’abus de l’autorité, et l’ingérence des pouvoirs civils dans le domaine des croyances. A l’époque où la faute d’hérésie, déterminée par l’autorité ecclésiastique, pouvait entraîner des conséquences temporelles graves, les hommes qui voulaient établir l’indépendance de leur pensée, et qui n’avaient pas le goût du martyre, n’ont rien imaginé de mieux que de déclarer que, livrés aux recherches de la philosophie, ils se tenaient complètement en dehors du domaine religieux, et ne portaient leur examen, à aucun degré, sur les vérités de la foi. C’est alors qu’est née la théorie bizarre qu’il peut y avoir deux vérités : l’une à laquelle on adhère comme philosophe, et l’autre que l’on accepte comme croyant. C’est alors que l’Italien Pomponazzip rédigeait un livre contre l’immortalité de l’âme, mais affirmait que, du reste, en sa qualité de catholique, il acceptait pleinement la doctrine de la vie future, au point de vue de la foi. A l’abus de l’autorité a répondu le refus de l’examen. Une des causes qui entravent, maintenant encore, la propagation de la foi chrétienne est le fait que nombre d’hommes ne veulent pas examiner les questions religieuses par l’effet d’une crainte vague, héritage de la servitude du passé. Mais les temps de la liberté sont venus. Il est contraire à toute raison de penser qu’il puisse y avoir deux vérités. Il n’y a de vraie liberté et de force d’esprit que chez l’homme dont le regard traverse le nuage des préjugés, et contemple dans sa grandeur et sa simplicité le problème que soulève l’existence de la religion chrétienne. Qu’ai-je donc à faire ici ? Vous montrer comment la question de la foi qui se pose de tant de manières résulte directement et nécessairement de l’étude qui nous rassemble.
p – En français, Pomponace ou Pomponat.
Le bien a une histoire. Il a eu ses luttes, ses revers et ses triomphes. Or, dans l’histoire du bien, il est un nom qui occupe un rang tout à fait à part ; personne au fond ne le conteste : le nom de Jésus de Nazareth. La lumière morale s’était développée dans le monde ancien par la réflexion des sages appliquée à discerner la voix de la conscience et à reconnaître les lois de la société spirituelle. Mais, tandis que la lumière morale grandissait, les mœurs allaient s’abaissant ; et la civilisation romaine offrait un mélange hideux de débauche et de cruauté. Il existait comme un divorce profond entre la conscience et la vie de l’humanité ; et plus les sages voyaient clairement l’image du bien, plus ils sentaient leur impuissance à le réaliser dans le monde. C’est alors que la parole du Galiléen se fit entendre, et devint le point de départ de la restauration d’une société qui descendait dans les abîmes de la corruption. Je puis vous renvoyer sur ce sujet à un ouvrage qui ne vous sera pas suspect, au moins dans le sens où je puis l’être à quelques-uns d’entre vous. C’est l’œuvre d’un écrivain français, M. Denis, qui a écrit une Histoire des idées morales dans l’antiquitéq. M. Denis paraît avoir l’intention positive de nier la réalité d’une manifestation surnaturelle en Jésus-Christ. Il rassemble une foule de textes destinés à établir que la lumière morale a grandi sous l’action des recherches de la philosophie antique. Il le prouve ; mais il doit constater aussi que la corruption des mœurs grandissait à mesure que les sages voyaient d’une vue plus distincte et plus claire les véritables lois de la nature ; et il reconnaît que la puissance, la force qui a commencé à réaliser la loi morale, n’est pas sortie directement du travail des philosophes, mais de la prédication chrétienne. C’est la parole chrétienne qui a donné l’éveil au progrès qui caractérise et constitue la civilisation moderne ; ceux même qui n’admettent pas la divinité de l’Évangile sont souvent conduits à proclamer ce fait sur le terrain de l’histoire. Pour accepter cette affirmation, il faut admettre que le monde est en progrès. Permettez-moi de vous faire à ce sujet une confession personnelle. Je sais que la bonne règle est de parler de soi le moins qu’on peut ; mais vous savez aussi que, lorsque les hommes mettent leurs pensées en commun, rien peut-être n’a autant de valeur que le récit d’une expérience qu’on a faite soi-même. Voici donc ce qui m’est arrivé à l’égard de l’idée du progrès.
q – Deux volumes in-8, librairie Auguste Durand, 1856.
Chacun de nous, soit en raison des circonstances qui ont entouré sa venue dans le monde, soit aussi, je le crois, par l’effet de son tempérament, est porté à regarder plutôt avec amour du côté du passé, ou du côté de l’avenir. J’ai toujours eu un goût prédominant pour le passé ; soit par l’effet des circonstances générales que je viens d’indiquer, soit peut-être parce que n’étant pas insensible à la poésie, je trouve que ces chemins du temps jadis si bien célébrés par notre Tœpfferr, ces chemins circulant entre de grandes haies, se détournant au coin des champs et serpentant selon le cours des ruisseaux, sont plus aimables que les rails les mieux entretenus et le plus bel alignement de poteaux télégraphiques ; peut-être enfin, parce que dans les spectacles que l’Europe politique a présentés, depuis le temps de ma jeunesse, j’ai toujours éprouvé un sentiment qui n’est pas celui de l’estime pour ces hommes qui acclament toute nouveauté, en ayant soin de se ménager dans l’ordre nouveau une place aussi bonne que possible, pour ces hommes qui tournent le dos à tous les soleils qui se couchent, qui adorent tous les astres levants, et qu’on voit applaudir après le succès à ce qu’ils avaient blâmé dans l’incertitude de la victoire. Par l’effet de toutes ces causes, j’étais disposé à médire des nouveautés et à croire peu au progrès. Or, en l’année 1854, je fus appelé à faire à Genève un enseignement public relatif à l’influence du christianisme sur les destinées de la société. Il me fallut embrasser d’un regard tout le développement de l’histoire depuis dix-huit siècles. Je reconnus que toute nouveauté n’est pas un progrès ; que, dans la marche de la société, il y a des chutes, des retours en arrière, des affaissements de la conscience, des débilitations de l’opinion publique ; mais que pourtant, si l’on regarde les grands mouvements et les grandes lignes, on voit croître et progressivement croître, dans les lois et dans les mœurs, la dignité, la justice et la bienveillance. Je reconnus que si toutes les eaux des fleuves descendent dans les abîmes de l’Océan, la vague humaine, bien qu’elle se recourbe souvent, monte pourtant après tout dans la direction du ciel. Dès lors, sans vouloir acclamer toute innovation, sans renoncer au droit imprescriptible de flétrir les nouveautés mauvaises et de protester contre les triomphes injustes, j’ai cru, sérieusement cru au progrès, et cette impression ne s’est jamais effacée. J’avais été vaincu par la vérité.
r – Du Progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois et les maîtres d’école — dans le volume des Mélanges de Rodolphe Töpffer.
Mais d’où vient le progrès ? Je vous l’ai dit. Le sol humain a été préparé par le travail de la conscience et les réflexions des sages ; mais la sagesse antique a trouvé la lumière sans rencontrer la puissance. Elle n’a pas réussi à fournir au genre humain un principe durable de vie. Le germe de la force véritable a été déposé dans le sol par la parole chrétienne. Dès lors, l’arbre du bien a grandi. Il peut se couvrir de mousse, de gui, de branches mortes ; mais la sève d’une éternelle jeunesse circule dans ses branches. L’arbre paraît bien jeune encore à quiconque a entrevu les proportions désignées par sa nature ; et ceux qui méprisent son ombrage sont pareils à des hommes qui dédaigneraient le chêne séculaire qui a ombragé leurs pères et qui peut étendre ses rameaux sur les générations à venir, pour planter dans des sables arides des glands déjà desséchés.
Nous avons en nous deux instincts : l’amour du passé et l’amour de l’avenir ; et ces deux instincts sont également vrais. Sans nous faire aucune illusion, sans attendre des sociétés de la terre ce que la terre ne pourra jamais réaliser ; sans nous dissimuler les secousses, les tempêtes, les catastrophes qui peuvent nous atteindre et qui sont peut-être voisines, il faut reconnaître que les sociétés humaines tendent à offrir un reflet de moins en moins imparfait du royaume du bien. Mais l’avenir procède du passé ; le progrès est le développement des germes purs déposés dans la tradition. Notre amour de ce qui fut et notre désir de la nouveauté se concilient dans l’attachement à une tradition maintenue, épurée, et d’autant plus sûrement maintenue qu’elle est plus sérieusement épurée. La division des hommes en deux camps, dont l’un veut conserver tout ce qui est et dont l’autre veut tout détruire, cette division qui se manifeste depuis les querelles d’un village jusqu’à la politique des empires, et depuis la conversation de deux individus jusqu’aux plus grands combats du monde des idées, n’a pas de raison d’être légitime. La lutte de deux partis exclusifs est naturelle peut-être à nos cœurs mauvais, parce que c’est la lutte des intérêts et des passions. Mais n’avez-vous pas vu l’aurore de temps meilleurs, chaque fois que vous vous êtes dégagés des intérêts et des passions ? Novateurs, voulez-vous donc détruire le bien du passé et renoncer à l’héritage des siècles ? Conservateurs, voulez-vous donc arrêter l’œuvre du présent et empêcher le bien de croître pour l’avenir ? Non, Messieurs ; entre les drapeaux de ces factions en lutte, il en existe un troisième, celui des hommes qui, dans le travail du présent veulent préparer l’avenir, par le développement de tout le bien du passé et la destruction croissante du mal. C’est le parti de la paix, de la justice et de la vérité. C’est là qu’est l’avenir ; saluons-le avec une ferme espérance. Maintenant retournez-vous, et dites si ce n’est pas là le passé ; dites si ce qui fait la solidité et la gloire de notre civilisation, n’est pas le développement de la pensée chrétienne ; dites si le rapprochement de tous les individus et de toutes les nations dans la justice et la bienveillance n’est pas l’œuvre de Celui qui a voulu faire éclater sa gloire dans les lieux très hauts, en annonçant sur la terre la paix aux hommes de bonne volonté ?
Jésus de Nazareth se présente dans l’histoire comme la source du plus grand déploiement de la force sociale pour le bien ; c’est là un fait assurément étrange et qui pose sérieusement une question. Il est surprenant que le germe du progrès universel ait été déposé dans le sol humain, non par les écoles de la Grèce ou par la sagesse pratique de Rome, mais par un habitant de Nazareth en Galilée. Mais ne considérez pas seulement l’action sociale du fils de Marie, voyez son influence sur les individus. Alfred de Musset, victime de passions sensuelles dont il n’a jamais cessé de reconnaître, alors même qu’il leur obéissait, le funeste caractère, s’est arrêté un jour devant la grande figure de St. Augustin ; et, voyant ce fils ardent de l’Afrique triompher pleinement des passions qui le perdaient lui-même, il a écrit cette ligne qui n’est pas un des moindres hommages qu’ait reçus la mémoire de l’évêque d’Hippone : « l’homme le plus homme qui ait jamais été, St. Augustins. » D’où venait à St. Augustin la force qui a triomphé de ses passions ? Il l’a dit assez haut pour que nul ne l’ignore. Nous avons parlé de Pascal. Pascal était maladif à ce point que, depuis l’âge de dix-neuf ans, il ne passa jamais une seule journée sans souffrir dans son corps. Dans ce corps débile était logée une âme si hardie et si fière, si prompte à descendre dans les dernières profondeurs de la pensée, qu’elle a pu connaître tous les tourments de l’intelligence. Et c’est Pascal qui a dit, en parlant de l’état de sa propre âme : « Joie, joie, joie et pleurs de joie ! » D’où lui venait la force qui l’a rendu triomphant de la douleur ? Il l’a écrit dans des caractères qui ne s’effaceront pas. Mais pourquoi nous arrêter à des noms illustres ? La foi chrétienne agit trop peu pour le bien ; c’est la faute et la honte de ceux qui en font profession ; mais elle agit. Informez-vous de ce qui se passe dans le monde, au près et au loin. Que de tentations vaincues ! que de vies changées ! que de dévouements ! que de larmes adoucies ! que de rayons de lumière jusque dans les angoisses et les ténèbres de la mort ! que de force enfin, force contre la douleur, force contre la tristesse, force contre l’inquiétude, force contre la tentation, que de force pour le bien, a produit et produit encore tous les jours ce seul nom, ce mot de deux syllabes : Jésus.
s – La Confession d’un enfant du siècle, deuxième partie, chapitre iv.
Supprimez ce nom ! Si vous pouviez l’effacer de la mémoire des hommes, quel deuil passerait sur la terre, quel nuage épais voilerait notre soleil ! nuage plus sombre que celui qui plana sur l’agonie du monde antique, parce que les ténèbres qui succèdent à la lumière sont plus ténébreuses que les ténèbres qui la précèdent. Toute conviction sérieuse a son droit, et mérite le respect. Si un homme, après avoir pesé et repesé ses pensées, est bien convaincu que la foi chrétienne en elle-même, et indépendamment de l’abus qu’on peut faire de son nom, est nuisible, il a le droit, et il n’a pas seulement le droit, il a le devoir de détruire ce qui est à ses yeux une superstition funeste. Mais (je le dis, non pas au nom de mes croyances personnelles, mais au nom des intérêts les plus évidents de l’humanité, au nom des faiblesses soutenues, au nom des douleurs consolées), combien ici la précipitation paraît coupable ! combien la légèreté paraît criminelle ! qu’il faut être affermi dans ses pensées et sûr de ses négations pour pouvoir, en bonne conscience, consacrer sa parole et sa plume à détruire ce qu’il y a de foi sur la terre !
Mais ne verrons-nous qu’une seule face de la question, et, à l’étude du bien qui procède de la foi chrétienne, ne joindrons-nous pas l’examen des maux qu’on l’accuse d’avoir produits ? Gardons-nous de laisser dans l’ombre ce côté de notre sujet. De quoi se plaint-on ? Sous prétexte de religion, on recherche la richesse, le pouvoir, les intérêts matériels. Au nom de la religion, on a exercé la contrainte, l’oppression, pratiqué le despotisme, de telle sorte que tous les amis de la liberté ont été jetés comme de force dans le camp hostile à la foi. En deux mots, on se plaint de ce que la religion est souvent un manteau qui couvre les poursuites mauvaises de la sensualité et de l’orgueil. Est-ce un fait ? C’est un fait, un fait incontestable. D’où vient-il ? L’imputerons-nous à la foi chrétienne ? Croyez-vous que les brahmanes de l’Inde et les prêtres de la Mongolie ne cherchent jamais, sous prétexte de religion, la satisfaction d’intérêts peu spirituels ? Serait-ce, sinon la foi chrétienne, du moins la religion en général, qui produit ces tristes résultats ? Croyez-vous que tous les patriotismes sont parfaitement purs, et que jamais des intérêts privés ne se cachent sous le manteau de l’intérêt public ? Seriez-vous assez jeunes, et assez peu au courant des affaires de ce monde, pour ignorer que si la foi a ses hypocrites, la politique et la philanthropie ont aussi leurs tartufes ? Quant aux persécutions, imputerez-vous à la foi chrétienne les ordres des empereurs romains qui ont voulu étouffer dans le sang l’église naissante ? On a versé dans l’Inde le sang des disciples du Bouddha : est-ce la faute de la foi chrétienne ? Et ici encore faudra-t-il nous en prendre, sinon à la foi chrétienne, du moins à la religion en général ? Les intérêts des monarques et les passions des peuples se sont créés et se créent encore de nombreux martyrs ; les proscriptions de Sylla n’avaient pas une origine religieuse, et quand la terreur française a fait couler des fleuves de sang et des torrents de larmes, ce n’était pas pour le compte de la religion. Ne voyez-vous pas que vous êtes en présence de passions qui montent du mauvais cœur de l’homme et qui s’attachent à tout ? Vous prenez pour la cause du mal ce qui n’est que l’occasion dans laquelle le mal se produit. Les passions se sont déchaînées surtout à l’occasion des intérêts religieux, par le fait de l’importance générale attachée à la religion. Quand ce sont les intérêts sociaux qui prédominent, les passions s’attachent aux intérêts sociaux ; l’hypocrisie et la persécution se produisent dans le domaine de la politique ; nous l’avons bien vu, et nous le verrons encore. Mais allons directement à notre question.
Jésus de Nazareth est-il responsable du mal qu’on a fait en son nom ? Est-ce lui qui, par son exemple, a enseigné à rechercher la richesse et le pouvoir de la terre en prenant le ciel pour prétexte ? Vous savez que le fanatisme s’est montré, sous ses yeux mêmes, dans la personne de ses disciples ? Qu’a-t-il dit à ceux qui voulaient appeler le feu du ciel sur une bourgade inhospitalière ? « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés. » Et à celui qui voulait tirer le glaive pour le défendre ? « Rentre ton épée dans le fourreaut. » Et dans une autre occasion ? « Mon règne n’est pas de ce monde. » Jésus a eu des imitateurs, et il en a encore. Pendant trois siècles, les chrétiens n’ont jamais versé d’autre sang que le leur, et les portes des prisons se sont ouvertes pour se refermer sur eux. Depuis dix-huit siècles, il y a eu, et il y a encore, des hommes qui ont pratiqué sincèrement le détachement des biens de la terre, et renoncé aux poursuites de l’égoïsme. Or, je vous le demande, je vous le demande à vous qui vous plaignez des maux que produit la religion : Sont-ce ces hommes-là qui sont les chrétiens véritables, ou sont-ce les autres ? Jésus a prévu et condamné d’avance tous les abus que l’on a faits de sa parole. Il n’est pas une seule protestation d’un cœur noble et d’une conscience généreuse contre les emplois indignes qu’on peut faire de la religion qui ne rencontre la parole de Jésus-Christ et qui n’y trouve un appui. La terre a vu des cultes souillés ; il y a eu des débauches pieuses et de saintes cruautés ; le vice armé d’une autorité sacrée est descendu du séjour immortel, et la conscience de Socrate valait mieux que l’Olympe. Mais, dans le monde chrétien, ce qui est l’occasion des abus sera toujours le principe de la protestation contre ces abus. Dans le monde chrétien, lorsque les faits affligeants de l’hypocrisie ou du fanatisme se produisent, comme ils se produisent partout, on peut toujours en appeler du temple au Dieu qu’on y adore, et du prêtre à Celui dont il se dit le ministre. La parole chrétienne coule comme une source qui fertilise le sol de l’humanité. En coulant dans cette humanité mauvaise, la source se charge de limon et d’immondices ; mais regardez son origine : elle coule toujours cristalline et pure. Ne lui imputez donc pas le limon et les immondices qu’elle reçoit, qu’elle entraîne, et qu’elle purifie. Jésus, je le répète, est le plus grand nom, un nom dont aucun autre n’approche, dans la lutte contre le mal. La question se pose donc pour tout esprit attentif et impartial : Quel était cet homme dont la position est si exceptionnelle dans l’histoire du développement du bien ?
t – Luc 9.55 ; Matthieu 26.52 ; Jean 18.36.
Je pose cette question, je ne l’aborde pas ; elle sortirait de notre programme ; et elle vaut la peine d’être traitée à part. Il est d’ailleurs temps de conclure.
Avant l’ouverture de nos réunions, à l’occasion du titre sous lequel elles ont été annoncées, j’ai reçu de l’étranger une lettre écrite par une plume que guide une âme d’artiste. On me demandait si ce n’est pas la contemplation du beau et du bien qui est salutaire, et s’il n’est pas dangereux de trop regarder le mal. Je réponds : Il n’est pas bon de regarder le mal, et il faut se hâter d’en détourner les yeux, si on se sent faible en sa présence, et qu’on ait la crainte fondée de céder à ses sollicitations, au lieu de le combattre. Mais le mal est lié si intimement à notre vie qu’il se montre sans qu’il soit besoin de le regarder ; et comme l’a dit Pascalu : « Il est bon de s’accoutumer à profiter du mal, puisqu’il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare. » J’espère, Messieurs, que nous ne nous séparons pas sans avoir appris quelque peu à profiter de la vue du mal. Résumons les traits principaux de l’étude que nous terminons aujourd’hui.
u – Septième lettre à Mlle de Roannez. Édition Faugère, tome I, page 51.
Le bien doit être ; il est la volonté de Dieu. La réalisation du bien a été remise à la créature libre ; là où la liberté ferait défaut il n’y aurait ni bien ni mal. De l’existence de la créature libre résulte la possibilité de la révolte et ses conséquences. La révolte s’est produite ; l’espèce humaine s’est écartée de sa loi par un acte volontaire, et nous subissons les conséquences de la chute commune. Mais le bien est la cause du Tout-Puissant ; et le temps ne manquera pas au Tout-Puissant pour accomplir ses desseins. La source de nos découragements est souvent dans notre impatience ; nous voulons mesurer à notre courte mesure les voies de Celui qui est patient parce qu’il est éternel.
Le mal ne doit pas être ; Dieu ne le veut pas. Le nommer, c’est proclamer à la fois l’obligation de le combattre et la sainte espérance d’en triompher. Pour celui qui, ne voulant pas révoquer en doute l’autorité de la raison et la valeur de la conscience, garde une foi inébranlable en la bonté du principe de l’univers, le bien rayonne dans l’étude même du mal, et toutes les plaintes du découragement se transforment enfin en un chant d’espérance.