Zinzendorf n’avait point abandonné la résolution qu’il avait prise d’entrer dans l’état ecclésiastique ; mais la fondation des missions des Frères, son exil, les inquiétudes qu’il put concevoir pour l’existence de Herrnhout, en un mot toutes les choses qui avaient rempli les années 1732 et 1733 et dont nous venons de faire le récit, l’avaient empêché jusqu’à ce moment de mettre son projet à exécution. Il ne voulut pas différer davantage. Ce fut en vain que la comtesse chercha à le dissuader. « Dieu m’appelle à prêcher l’Évangile, disait-il, et il ne revient point au même d’y rendre témoignage dans une réunion particulière ou bien dans une église et du haut de la chaire. Je veux annoncer mon Maître crucifié à des gens de toute sorte, et je veux pouvoir le faire en me conformant à l’ordre établi et sans avoir l’air de vouloir me singulariser. » Il communiqua donc sa résolution aux anciens, mais chez eux aussi il ne rencontra que des objections. Il n’en resta pas moins persuadé qu’il ne devait point se laisser détourner de son idée ; cependant, il remit la décision au Seigneur, qui, consulté par la voie du sort, se prononça pour l’affirmative.
Avant que le comte eût eu le temps de songer à la manière dont il s’y prendrait pour réaliser son projet, une circonstance imprévue vint lui en fournir le moyen. Un pieux négociant de Stralsund, nommé Richter, qu’il ne connaissait pas personnellement, lui écrivit pour le prier de lui procurer un précepteur. Le comte se détermina aussitôt à accepter cette place pour lui-même ; il y voyait l’occasion de se rendre incognito à Stralsund et d’y passer un examen en présence de deux théologiens distingués que possédait alors cette ville, Langemak et Sibeth. Il fit donc répondre en deux mots à Richter qu’il verrait arriver le précepteur demandé.
Le 17 mars 1734, il se mit en route et voyagea sans être reconnu. « Mon incognito réussit à merveille, » écrivait-il ; « je n’y vois qu’un inconvénient, c’est qu’il m’oblige à entendre quelquefois dire de moi des choses fort désagréables, auxquelles je n’ose même rien objecter, de peur de me trahir. » Au bout de douze jours de voyage, il arriva à Stralsund, se presenta à Richter, sous le nom de Louis de Freydecka, comme le précepteur attendu, et commença immédiatement à s’occuper de l’instruction des enfants. Dès le lendemain de son arrivée, il rendit visite au surintendant Langemak et lui exposa, sans se faire connaître, le désir qu’il avait de passer un examen. Peu de jours après, le surintendant, qui le prenait pour un candidat en théologie, le chargea d’une prédication. « Ceci nous fit faire connaissance plus intime, » raconte Zinzendorf. « Nous causâmes amicalement de choses et d’autres. On en vint à parler de ses ouvrages ; il me montra un travail catéchétique qu’il avait composé et le plan d’un écrit qu’il projetait pour réfuter le comte de Zinzendorf et les Herrnhoutes. Je lui demandai bonnementb s’il avait lu les écrits de ces gens-là. — Non, me répondit-il, mais j’ai lu la brochure du docteur Weidner, de Rostock, et j’en fais cas. Je lui dis alors ce que j’en savais et je l’engageai à lire lui-même les écrits du comte. Il me le promit. C’est ce qu’il fit en effet, et l’on sait assez ce qui s’ensuivit. »
a – Ce nom lui appartenait réellement.
b – Ce mot est en français.
Le 11 avril, quinze jours avant Pâques, Zinzendorf prononça le sermon dont on l’avait chargé ; c’était la première fois qu’il prêchait dans un temple ; c’était le premier pas qu’il faisait dans sa nouvelle carrière. Il était dominé par une extrême émotion, « faible et près de défaillir, mais en même temps soutenu intérieurement par la Grâce ; jamais les expressions les plus propres à rendre sa pensée ne s’étaient présentées à lui avec une telle facilité. » C’est lui-même qui nous le dit, et le diplôme qu’il reçut quelques jours après constate en effet qu’il a prêché avec grand succès (cum applausu).
Dès le dimanche suivant et après qu’il se fut fait connaître à Langemak, puis au docteur Sibeth, les deux théologiens procédèrent à son examen ; ils l’interrogèrent pendant trois jours entiers, tant en latin qu’en allemand, sur tous les points de la doctrine chrétienne. Le comte leur fit l’histoire de son développement théologique, leur parla de la constitution de la communauté de Herrnhout, et attira de lui-même leur attention sur celles de ses opinions qui auraient pu n’être pas entièrement d’accord avec l’orthodoxie luthérienne. Outre cette épreuve, dont il sortit à la pleine satisfaction de ses examinateurs, ceux-ci le chargèrent encore de quatre prédications. A l’un de ces sermons, le vénérable Langemak fut remué jusqu’au fond de la conscience et versa d’abondantes larmes ; il s’y était rendu en juge, il en sortit en pénitent.
Enfin, le 26 avril, les deux docteurs délivrèrent au comte, avec un procès-verbal de l’examen, un certificat d’orthodoxie très circonstancié et dont la teneur est intéressante. Ce certificat ne dissimule pas les points sur lesquels Zinzendorf s’écarte de la doctrine reçue — quant au mariage, par exemple, et au lavement des piedsc, — mais en les mentionnant il déclare que ce sont là des sujets qui ne touchent à aucun article de foi et sur lesquels une divergence d’opinions n’implique point une hétérodoxie.
c – Zinzendorf attribuait au mariage une plus grande valeur religieuse que ne le font généralement les protestants. Il le considérait, ainsi que le lavement des pieds, sinon comme un sacrement, du moins comme un acte sacramentel.
Au rapport de Schrautenbach, qui dit le tenir de Zinzendorf, le principal motif qui détermina le comte à subir cet examen, ce fut le désir de savoir à quoi s’en tenir sur sa propre doctrine. On lui contestait avec tant de persistance son orthodoxie, qu’il avait fini par en douter lui-même. S’il s’était trouvé après cet examen que son système religieux ne fût pas réellement luthérien, ce n’eût pas, il est vrai, été pour lui une raison suffisante de l’abandonner, mais au moins il ne l’aurait plus donné pour ce qu’il n’était pas.
Après un séjour de cinq semaines à Stralsund, Zinzendorf repartit pour Herrnhout. En prenant congé de Langemak, il remit entre ses mains son épée et n’en porta plus dès lors. Ce ne fut qu’après son départ que les habitants de Stralsund apprirent le vrai nom du prédicateur qui les avait si fort édifiés. Quant à Richter, son patron, Zinzendorf n’avait pas attendu jusqu’alors pour se faire connaître à lui. Cet excellent homme conçut une telle affection pour le comte et pour l’église des Frères, qu’il alla s’établir à Herrnhout. Bientôt après, il se rendit à Alger pour y prêcher l’Évangile aux malheureux esclaves du bagne et y mourut de la peste, victime de son dévouement.
L’examen que Zinzendorf venait de passer si heureusement était un préliminaire nécessaire à son entrée dans le ministère ecclésiastique ; il fallait maintenant qu’il se le fît conférer par quelque autorité compétente. Avant de faire ce dernier pas, il se demanda encore comment il pourrait s’y prendre pour que cette démarche ne fût pas trop étrange aux yeux du monde. Nous avons déjà dit quel puissant préjugé s’opposait alors en Allemagne à ce qu’un homme de qualité embrassât l’état ecclésiastique. En Wurtemberg cependant, il restait une porte ouverte par laquelle un grand seigneur pouvait entrer dans les ordres sans déroger ; c’était la nomination à quelque bénéfice légué par le catholicisme à l’église luthérienne ; c’était quelque vieille abbaye dont le revenu réel ou nominal donnait à celui qui en avait la jouissance le titre très considéré de prélat. Zinzendorf chercha donc à obtenir du duc de Wurtemberg une faveur de ce genre et jeta les yeux sur le couvent détruit de Saint-Georges ; mais comme il lui eût répugné de ne porter ce nom de prélat que comme un vain titre, purement honorifique, il voulait faire servir au règne de Dieu la position que ce titre lui donnait ; il s’engageait donc à relever à ses frais les ruines du monastère et à y établir un séminaire théologique.
Sa demande ne lui fut pas accordée, et ce projet de séminaire qui lui plaisait et qui occupa un moment son imagination n’eut pas plus de succès que n’en avait eu précédemment son plan d’une nouvelle université à fonder en Danemark.
On est surpris sans doute de voir Zinzendorf se donner tant de peine pour éviter de heurter les préjugés du monde. On serait tenté d’attribuer sa conduite à une fausse honte qui l’aurait empêché de porter franchement l’opprobre de Jésus-Christ. De telles faiblesses, les plus humiliantes de toutes, peuvent se rencontrer chez les saints ; il est certains caractères, grands par d’autres côtés, qui succombent aisément à une tentation de ce genre : ainsi, nous voyons saint Pierre, après même qu’il eut reçu l’Esprit, rougir de ses frères de la gentilité (Galates 2.12), comme jadis il avait rougi de son Maître. Mais pour peu que l’on ait observé le caractère de Zinzendorf et sa manière habituelle d’agir, on ne peut guère songer à expliquer par une timidité coupable ses ménagements pour l’opinion du monde ; ce ne fut jamais là son côté faible : la confession du nom de Jésus lui était familière dès l’enfance, et nous l’avons vu déjà souvent fuir volontairement la faveur du monde, afin d’être plus libre de servir le Seigneur. Il nous paraît donc que, si dans cette affaire il croyait devoir tenir compte de l’opinion et de l’usage, c’était seulement par défiance de sa volonté propre et pour rester fidèle à son principe de se laisser guider par le Seigneur. Il pensait en effet que l’on doit reconnaître dans les circonstances extérieures des indices de la volonté de Dieu, et qu’elles sont souvent des barrières placées par Lui-même à côté de notre route, pour nous montrer la direction que nous avons à suivre. « Je me plierai aux circonstances, dit-il, jusqu’à ce que je sois convaincu dans ma conscience que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir et que j’ai tenté toutes les voies régulières et ordinaires. Une fois qu’elles m’auront toutes manqué, alors, certes, avec mon Dieu je sauterai la muraille (Psaumes 18.30) et personne ne m’en empêchera. Jusqu’ici, mon principe a été d’avancer pas à pas, et en général je ne sais ce que c’est que la précipitation. »
Ce ne fut donc qu’après avoir inutilement essayé d’obtenir le titre de prélat qu’il s’adressa à la faculté de théologie de Tubingue, demandant à recevoir la consécration nécessaire pour devenir pasteur-adjoint de l’église de Herrnhout. Il lui adressa à cet effet une lettre en latin, dans laquelle il rend compte de sa foi et de sa vocation. « Je veux, dit-il entre autres choses, suivre l’exemple de Stéphanas, qui plaisait tant à saint Paul, et me vouer au service des saints (1 Corinthiens 16.15). Je veux gagner des âmes à mon bien-aimé Sauveur, lui faire des amis, lui assembler des brebis, lui convier des hôtes, lui engager des ouvriers. Je continuerai, si le Seigneur le veut, à me consacrer avant tout à la communauté dont je suis le serviteur depuis 1727, et sous les auspices et la protection de celle-ci je m’adresserai aussi aux peuples éloignés qui ne connaissent point le mérite du sang de Jésus et ne savent rien de leur salut. »
La faculté, se fondant d’une part sur la déclaration qu’elle avait donnée l’année précédente relativement à l’église des Frères, et d’autre part sur les épreuves soutenues à Stralsund par Zinzendorf, accorda à celui-ci la consécration demandée. « Nous avouons », dit-elle dans le programme qu’elle publia à cette occasion, « que la nouveauté du fait nous a frappés et que nous nous sommes étonnés que M. le comte ait pu prendre une résolution si contraire aux principes du monde et à l’usage, et qui, dans une personne d’un rang aussi élevé et d’une si illustre naissance, indique une crainte de Dieu vraiment rare. Néanmoins, comme cette circonstance n’est point par elle-même de nature à exclure quelqu’un de la prédication de la Parole, ni même d’un ministère officiel de pasteur, etc., etc. »
On voit que nous n’avons pas exagéré en disant qu’il est difficile aujourd’hui de se représenter la sensation produite par l’entrée de Zinzendorf dans sa nouvelle carrière. Avant même de faire à Tubingue ce pas décisif, il avait, dès son retour de Stralsund, écrit au surintendant Lœscher, de Dresde, et à la reine de Danemark, pour leur faire part de ses intentions. Le surintendant lui répondit amicalement, mais en lui exprimant des doutes sérieux sur la convenance de ce qu’il allait faire ; quant à la reine, nous verrons bientôt quel était son sentiment à ce sujet.