J’ai vu naître, non pas certes le spiritualisme, il est né, comme le matérialisme son frère jumeau, dans le berceau et dès les premiers pas de la philosophie, mais l’école spiritualiste du xixe siècle. Elle est née d’une réaction naturelle contre le sensualisme du xviiie, comme le réveil chrétien d’une réaction contre son impiété. Les théories n’échappent pas à l’empire des événements ; à la suite des idées viennent les faits qui les inondent de leur lumière ; les vices des systèmes, philosophiques aussi bien que politiques, se révèlent dans leurs conséquences pratiques. Le sensualisme, c’est-à-dire, pour l’appeler de son vrai nom, le matérialisme du xviie siècle, s’est trouvé mal de cette épreuve ; il régnait encore en France au commencement du xixe, mais comme règne un pouvoir vieilli et en déclin, dont le public reconnaît les fautes, et qui touche à l’avènement de son successeur.
M. Royer-Collard eut, le premier, le mérite et l’honneur de ramener le spiritualisme dans l’enseignement philosophique et dans la pensée publique ; non par un simple retour aux doctrines spiritualistes du xviie siècle, mais par un réel progrès dans une voie nouvelle et vraiment scientifique. M. Royer-Collard n’était ni un philosophe de profession, ni le disciple d’aucun maître, ni un esprit enclin aux conceptions systématiques ; il observait, lisait, étudiait et réfléchissait en spectateur et juge sérieux du monde et des hommes. Il a été en philosophie et dans sa chaire, comme plus tard en politique et à la tribune, un penseur original et profond, sensé avec élévation, circonspect avec fierté, et intimement pénétré de l’esprit de son temps, tout en s’appliquant à en repousser le joug. Dans son grave et libre enseignement, il traitait les questions philosophiques à mesure qu’elles se présentaient à lui, pas à pas, chacune pour son compte, sans autre souci que la recherche de la vérité, mais aussi sans empressement à réunir et à résoudre toutes les questions dans un système général savamment prémédité. Pour ceux qui les ont entendues, et même pour ceux qui n’en peuvent connaître que les fragments qu’en a publiés M. Jouffroya, ses leçons, dirigées chacune vers une question spéciale bien déterminée, étaient des modèles d’analyse et de critique philosophique scrupuleusement renfermées dans l’étude des faits et des résultats que l’induction découvre dans les faits. Il avait beaucoup lu les philosophes écossais, leur portait une grande estime, et marchait dans leur voie, le regard plus haut et d’un pas plus ferme quoique aussi prudent. Il eut, dans sa courte carrière philosophique, deux bonnes fortunes rares : l’une, d’avoir pour ami M. Maine de Biran, observateur profond et passionné de l’âme humaine dans sa propre âme, métaphysicien subtil et presque mystique que j’appellerais, si j’osais, la sainte Thérèse de la philosophie ; l’autre, d’avoir pour disciple M. Cousin, le sympathique rival et l’éloquent interprète. des grands philosophes de tous les siècles. M. Cousin, à son tour, a eu la bonne fortune d’avoir pour disciple M. Jouffroy, disciple original et indépendant, maître accompli dans l’art d’observer les faits intellectuels et moraux, de les décrire et de les coordonner sans les altérer, cédant quelquefois à l’ambition de sa pensée et aux courants intellectuels de son temps, mais bientôt ramené ou du moins averti par son lucide et probe bon sens. Ce sont là les fondateurs et les chefs glorieux de l’école spiritualiste du xixe siècle.
a – Dans sa Traduction des œuvres complètes de Reid, t. III, p. 299-419 ; t. IV, p. 273-451.
Les disciples et les héritiers dignes d’eux ne leur ont pas manqué. C’est, depuis quelques années, dans quelques régions du monde savant, une mode un peu frivole de demander un peu ironiquement « Que devient donc et que fait l’école spiritualiste ? » Je ne répondrai pas, comme Tertullien aux païens : « Nous ne sommes que d’hier et nous sommes partout, dans vos domaines, dans vos villes, vos îles, vos forteresses, vos municipes, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, dans le palais, le Sénat, le Forum ; nous ne vous laissons que vos templesb. » Les spiritualistes modernes n’avaient pas de semblables conquêtes à faire, et il convient à des philosophes d’être plus modestes ; mais quelle que soit mon expérience de tels oublis, je m’étonne qu’on puisse oublier à ce point les faits, des faits récents et patents. Quelle école philosophique a jamais fourni, en un demi-siècle, tant d’hommes et d’ouvrages, plusieurs éminents, tous très distingués ? Je me bornerai à rappeler quelques noms, MM. de Rémusat, Damiron, Adolphe Garnier, Franck, Jules Simon, Barthélemy Saint-Hilaire, Saisset, Caro, Bersot, Lévêque, Bouillier, Janet, quelques-uns à peine disparus, d’autres à peine arrivés sur la scène du monde ; ils appartiennent tous à l’école spiritualiste, et ils l’ont tous honorée par d’importants travaux de philosophie spéculative, historique, politique, économique, pratique. Leurs doctrines, il est vrai, ont été, depuis quelque temps, vivement attaquées, et le vent du jour ne souffle pas dans leurs voiles ; ils ont de plus, à mon avis, eu le tort de ne pas se préoccuper suffisamment de cette polémique, et de ne pas combattre assez directement ou de combattre trop mollement les idées au nom desquelles les leurs sont attaquées ; un peu de langueur et d’embarras est en ce moment la maladie des meilleurs esprits et des convictions les plus sincères. Mais en dépit des coups qu’elle reçoit et qu’elle ne rend pas avec assez de vigueur, l’école spiritualiste, à n’en juger que par les noms propres et les ouvrages, par les talents et les renommées, reste, dans notre siècle, en possession du domaine et du drapeau de la philosophie.
b – Tertullien, Apologétique, chap. xxxvii.
Ses mérites apparaîtront sous un bien plus grand jour si l’on examine de près les résultats de ses travaux.
Le premier et le plus important, au point de vue purement philosophique, c’est que les spiritualistes contemporains ont donné à leurs recherches et à leurs idées un caractère vraiment scientifique ; ils ont porté, dans l’étude de l’homme et du monde intellectuel, la méthode pratiquée avec tant de succès dans l’étude de l’homme et du monde matériel ; c’est-à-dire qu’ils ont pris l’observation des faits pour point de départ et pour guide constant de leurs travaux. Y a-t-il, dans l’homme et le monde intellectuel comme dans l’homme et le monde matériel, des faits susceptibles d’être observés, saisis, décrits, classés, généralisés ? Telle a été la question qu’a d’abord posée et traitée l’école spiritualiste du xixe siècle. Je n’hésite pas à dire qu’elle l’a résolue et que, grâce à cette école, la psychologie a pris rang parmi les sciences positives, aussi bien que la physiologie. Comme la physiologie, la géologie ou la botanique, la psychologie a son objet spécial, son domaine déterminé, et elle y procède selon la même méthode que les sciences physiques dans le leur. Que cette méthode, l’observation des faits, de leur contenu et de leurs lois, soit, dans la psychologie, plus difficile à pratiquer que dans les sciences physiques, cela est certain ; mais cela n’enlève à la psychologie ni son domaine, ni son caractère scientifique. Elle est une science du même droit et aux mêmes conditions que toutes les autres. Les travaux de l’école spiritualiste, en particulier ceux de M. Jouffroy, l’ont solidement établi ; et, parmi les adversaires mêmes de cette école, plusieurs, entre autres M. Taine et M. Berthelot, l’ont formellement reconnu.
[Je lis dans la Métaphysique et la Science de M. Vacherot :
Le Métaphysicien : — Sur la négation de la psychologie, j’arrête tout court l’auteur de la philosophie positive, et je lui demande de quel droit il retranche ainsi du domaine des sciences expérimentales une science d’observation.
Le Savant : — C’est une lacune en effet de cette philosophie, et une lacune qui commence à être reconnue de tous les bons esprits de l’école positive. M. Littré, par exemple, peut faire ses réserves sur la manière dont nos psychologues entendent la psychologie et sur la méthode qu’ils y appliquent ; mais il a trop de sens pour ne pas reconnaître que l’esprit, le moi, l’homme moral, est l’objet d’une étude propre, dont tant de travaux antérieurs démontrent la possibilité, dont tant de résultats pratiques prouvent le haut et vital intérêt.
(Vacherot, la Métaphysique et la Science, t. III, p. 181.)]
C’est au nom de la science et par les procédés scientifiques que les spiritualistes du xixe siècle ont combattu les sensualistes du xviiie. Ils n’ont certes pas, dans cette lutte, définitivement abattu le matérialisme, ce fils et cet héritier naturel du sensualisme ; mais, en détrônant le père, ils ont contraint le fils tantôt à s’avouer hardiment, tantôt à se transformer et à se présenter sous d’autres traits et avec d’autres armes que celles de son berceau. Je me borne à rappeler les Leçons de M. Cousin sur la philosophie sensualiste au xviiie siècle et l’Essai du duc de Broglie sur l’existence de l’âmec, à propos de l’ouvrage de M. Broussais intitulé : De l’Irritation et de la Folie. Quiconque, après les avoir lus, persisterait à soutenir le sensualisme de Locke et de Condillac ou à en méconnaître les conséquences, prouverait, à mon sens, qu’il n’a bien compris ni la question posée, ni la doctrine combattue, ni sa réfutation. Il y a là un résultat acquis à la science du monde intellectuel, et c’est à la polémique de l’école spiritualiste qu’il est dû.
c – Cet Essai, inséré d’abord en 1828 dans la Revue française, a été réimprimé dans les Écrits et discours divers du duc de Broglie, recueillis et publiés en 1863.
Elle a atteint un autre résultat plus grave encore et qui appartient non plus à la polémique négative, mais à la doctrine positive : elle a mis en pleine lumière le vrai et fondamental principe de la morale, la distinction du bien et du mal moral en soi et la loi du devoir, cet impératif catégorique, unique refuge qu’ait trouvé Kant contre le scepticisme. Ni l’intérêt bien entendu de chacun, ni l’intérêt du plus grand nombre, ni la sympathie sentimentale, ni les lois civiles écrites ne peuvent désormais être considérés comme la base de la morale. On essaye aujourd’hui d’établir une autre thèse et de présenter la morale comme absolument indépendante de la religion. C’est là aussi une erreur grave qui enlève à la morale, sinon son principe, du moins sa source et sa fin, son auteur et son avenir ; mais c’est une erreur différente de celles qui méconnaissent le principe même de la morale et donnent pour règle à la conduite de l’homme des mobiles qui n’ont en soi rien de moral ni d’absolu. Que la conscience et la raison humaines reconnaissent la distinction du bien et du mal moral et le devoir de pratiquer le bien comme la loi des actions humaines, c’est une vérité qu’on peut regarder comme acquise à la philosophie. Le traité du Bien, dans l’ouvrage de M. Cousin sur le Vrai, le Beau et le Bien, la Préface de M. Jouffroy aux Esquisses de philosophie morale de Dugald Stewart, et son Essai sur la morale, dans les Mélanges philosophiques qu’il publia lui-même en 1833, le livre de M. Jules Simon sur le Devoir, ce sont là de solides et brillants travaux par lesquels l’école spiritualiste a victorieusement établi cette vérité.
Elle a rendu, en l’établissant, un éclatant hommage et un immense service à un autre fait auquel se rattachent les droits de l’homme en ce monde aussi bien que ses perspectives au delà de ce monde, le fait de la liberté humaine. Il ne s’agit pas ici d’une question de pure théorie et de curiosité scientifique, mais d’une question vitale et dont la solution a pour l’homme, dans le présent comme dans l’avenir, les plus grandes conséquences pratiques. Quels seraient les titres de l’homme à la liberté dans l’état social, et que deviendraient les espérances et les craintes de l’avenir éternel si l’homme n’était pas un être moralement libre et responsable des résolutions qui déterminent ses actes ? La liberté civile de l’homme dans sa vie terrestre et son sort futur après sa vie terrestre sont intimement liés au fait de son libre arbitre et de la responsabilité qui l’accompagne. Si le libre arbitre lui manque, l’homme tombe, en ce monde, sans droits, sous le joug de la force quelconque qui saura s’emparer de lui comme d’un instrument, et il n’a plus qu’à trembler sur le sort qui l’attend hors de ce monde, en vertu du décret inconnu rendu sur lui par son souverain maître. C’est l’honneur de l’école spiritualiste d’avoir fermement constaté et mis en lumière le fait psychologique du libre arbitre humain, sans se laisser troubler et aveugler par les questions ontologiques qui s’y rattachent et par la difficulté de les résoudre. Elle a ainsi accepté, sur ce point, les limites de la science humaine en maintenant les droits de la nature humaine. Elle a posé, dans la liberté et la responsabilité humaines, le légitime fondement de la liberté politique comme de la moralité personnelle de l’homme et de son avenir.
L’école spiritualiste du xixe siècle est donc essentiellement et à la fois scientifique, morale et libérale. Beaux mérites, rarement unis de tout temps et surtout peut-être de notre temps.
En présence et en dépit de ces mérites, deux faits me frappent. L’école spiritualiste contemporaine s’est arrêtée devant les problèmes souverains qui pèsent sur l’âme humaine et que, dans les premières de ces Méditations, j’ai appelés les problèmes naturels ; elle n’en a guère avancé la solution rationnelle, et elle n’en a pas accepté la solution chrétienne ; sa théodicée est restée loin de sa psychologie. Elle s’est également arrêtée devant la solution pratique de ces mêmes problèmes ; elle n’en a pas fait sortir une foi et une loi qui suffisent à l’âme et à la vie des hommes, une religion. M. Jules Simon, dans son ouvrage intitulé : la Religion naturelle, MM. Saisset et de Rémusat, dans leurs Essais de philosophie religieuse, ont tenté de donner à l’âme et à la vie humaines, indépendamment de toute révélation positive, les satisfactions et les règles religieuses auxquelles elles aspirent. Je doute qu’ils comptent beaucoup eux-mêmes sur le succès de leurs tentatives, et qu’ils croient leur religion naturelle ou leur philosophie religieuse en état de remplacer le christianisme. Il faut autre chose que ces gouttes de la science pour apaiser la soif religieuse de l’humanité.
D’où provient, dans l’école spiritualiste, cette double lacune ou cette double impuissance ?
A mon sens, de deux causes. L’école spiritualiste a été à la fois trop timide et trop orgueilleuse. Elle n’a pas vu, dans les faits psychologiques qu’elle a observés et décrits, tout ce qu’ils contiennent et révèlent sur les grands problèmes naturels de l’homme et du monde ; elle n’a pas tenu compte des faits cosmologiques et des faits historiques qui concourent à éclairer ces problèmes ; sa psychologie est restée isolée et incomplète. Et en même temps elle a méconnu les limites de la psychologie et de la science humaine en général ; ne réussissant pas à porter le flambeau de la science dans des régions où il ne lui est pas donné de pénétrer, elle n’a pas accepté la lumière qui descend de ces régions sur l’homme par une autre voie que celle de la science.
Comme Platon, Descartes, Leibnitz, Reid et Kant, M. Cousin, aujourd’hui le représentant le plus éminent de l’école spiritualiste, établit, en vertu de l’observation psychologique, ces deux grands faits : 1° Il y a des principes universels et nécessaires qui se manifestent et règnent invinciblement dans l’esprit humain, à l’occasion des sensations qui lui viennent du monde extérieur et de l’activité qu’elles suscitent en lui ; 2° les sensations venues du monde extérieur ne fournissent point à l’esprit humain ces principes universels et nécessaires et n’en expliquent point la présence ni l’origine. Tels sont, par exemple, le principe que tout ce qui commence à paraître a une cause, et cet autre que toute qualité appartient à une substanced. Le sensualisme est hors d’état de rendre compte de ces deux principes et de les retrouver dans les faits qui constituent toute sa psychologie.
d – Du Vrai, du Beau et du Bien, p. 19-66, 1857.
Je n’ai point à développer ni à discuter ici cette idée que, pour mon compte, j’admets pleinement ; je me borne à l’exprimer comme une doctrine fondamentale de l’école spiritualiste.
Les philosophes qui ont reconnu l’existence de ces principes universels et nécessaires leur ont attribué des noms divers, et en ont donné des énumérations et des classifications diverses ; mais soit qu’ils les appellent idées, ou idées innées, ou lois, ou formes, ou catégories de l’entendement, soit qu’ils en restreignent ou qu’ils en étendent le nombre, ils sont d’accord sur leur nature et les déclarent inhérents à l’esprit humain lui-même qui les introduit, pour ainsi dire, de son propre fond, dans la connaissance qu’il prend du monde extérieur, mais ne les lui emprunte point.
Les principes universels et nécessaires une fois admis et caractérisés, quelques-uns des philosophes qui les admettent et les caractérisent ainsi, les Écossais, par exemple, ne vont pas plus loin, et s’en tiennent au fait psychologique sans rechercher quelles sont sa valeur et ses conséquences ontologiques. D’autres, comme Kant, refusent au fait psychologique toute valeur ontologique, et pensent que rien ne nous autorise à affirmer que ces principes, qui sont inhérents à la vie intérieure de l’esprit humain, sont vrais en dehors de l’esprit humain et règlent les réalités du monde extérieur aussi bien que notre activité intellectuelle. D’autres enfin, M. Cousin avec Platon, Descartes, Leibnitz, Fénelon et Bossuet, voient l’œuvre de Dieu, par conséquent Dieu lui-même, dans les principes universels et nécessaires qui président à la vie intellectuelle de l’homme, et ils reconnaissent Dieu comme l’Être infini et souverain en qui les principes nécessaires résident, dont ils sont la manifestation, et qui les a déposés dans l’intelligence de l’homme quand il a placé l’homme au milieu du monde.
J’adhère fermement à cette doctrine ; mais pourquoi l’école spiritualiste s’arrête-t-elle là et ne va-t-elle pas jusqu’au bout de la voie où elle entre ? Elle reconnaît Dieu comme l’Être en qui les principes nécessaires résident et de qui l’homme les a reçus : qu’est-ce à dire sinon qu’elle reconnaît en Dieu l’auteur et l’instructeur de l’homme ? Et reconnaître en Dieu l’auteur et l’instructeur de l’homme, qu’est-ce donc sinon reconnaître le fait de la création et le fait de la révélation primitive inhérent à celui de la création ? Ces deux faits sont contenus dans le fait que les principes nécessaires existent dans l’esprit de l’homme, et qu’il les puise, non dans ses rapports avec le monde extérieur, mais en lui-même et à la source dont il émane lui-même, en Dieu, son créateur. Dieu a créé l’homme armé de toutes pièces dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre matériel, complet dans son âme comme dans son corps ; c’est-à-dire qu’il lui a donné, en le créant, les principes nécessaires de sa vie intellectuelle comme les ressorts nécessaires de son organisation physique. La psychologie scientifique remonte ainsi jusqu’au point suprême où elle rencontre la révélation chrétienne. Il y a, de sa part, inconséquence ou timidité à ne pas reconnaître et proclamer la lumière à laquelle elle touche.
Quelles ont été la portée et la forme de la révélation primitive ? Le fait de la révélation s’est-il renouvelé depuis celui de la création ? Par quels instruments et avec quels incidents s’est-il renouvelé ? Questions auxquelles je reviendrai, mais que je n’aborde pas en ce moment ; je ne veux que constater le fait de la révélation divine dans la sphère et au terme de la psychologie scientifique.
Les faits cosmologiques aboutissent au même résultat. Je reprends ici ce que j’ai dit, dans les premières de ces Méditations, en parlant du dogme de la création : « Ceux-là seuls seraient des adversaires sérieux de ce dogme qui diraient que l’univers, la terre et l’homme sur la terre ont été, de toute éternité et tous ensemble, ce qu’ils sont. Mais personne ne peut tenir ce langage ; les faits s’y opposent invinciblement. On a beaucoup discuté et on discute encore la question de savoir depuis combien de siècles l’homme existe sur la terre. Cela n’importe en rien au dogme de la création ; il est certain, il est reconnu que l’homme n’a pas toujours existé sur la terre, et qu’elle a été longtemps dans divers états tels que l’homme n’eût pu y subsister. L’homme a donc commencé, l’homme est venu sur la terre. » Il n’y est pas venu par les générations spontanées, c’est-à-dire par une force créatrice et organisatrice inhérente à la matière ; l’observation scientifique renverse tous les jours plus évidemment cette hypothèse, impossible d’ailleurs à admettre pour expliquer la première apparition, sur la terre, de l’homme complet et en état d’y vivre : « C’est encore là : une illusion qu’il faut perdre, » disait naguère un des membres de l’Académie des sciences en sortant d’une séance où M. Pasteur avait porté dans cette question la lumière de sa scrupuleuse critique. L’hypothèse de la transformation progressive des espèces n’explique pas mieux la présence de l’homme actuel sur la terre ; elle est repoussée par l’étude exacte des faits ; et, fût-elle admise, elle laisserait toujours subsister le même problème : d’où seraient venus les types primitifs dont les transformations successives auraient produit les espèces actuelles ? Dieu est aussi nécessaire pour créer le singe ou le type primitif du singe que pour créer l’homme lui-même. La cosmologie scientifique s’accorde avec la psychologie scientifique. Dieu créateur et instructeur de l’homme est le grand fait qu’elles rencontrent l’une et l’autre au sommet de leurs travaux.
Les faits historiques contiennent le même enseignement. J’accorde que l’erreur abonde dans l’histoire, qu’elle est pleine d’assertions fausses, de récits dénaturés ou mutilés, de légendes inventées par l’imagination humaine. Il n’en est pas moins certain qu’une grande part de vérité s’y rencontre, et qu’il y a des faits historiques avérés, attestés par des témoignages irrécusables. Je n’en relève en ce moment que deux qui se rattachent à la question dont je m’occupe. C’est une croyance générale, une tradition universelle dans l’histoire des peuples que, soit au moment de la création, soit depuis la création, le Dieu quelconque qu’ils adorent, soit qu’ils adorent un ou plusieurs dieux, a eu des rapports directs avec les hommes, s’est manifesté à eux par divers actes ou sous diverses formes, a pris une place et exercé une influence active dans leurs destinées. L’idée d’une ou de plusieurs révélations, tantôt étrangement grossières, tantôt subtilement mystiques, est un fait qui se retrouve dans toutes les histoires humaines. La tradition de la révélation spéciale, proclamée d’abord par les Hébreux, puis par les chrétiens, est un fait également incontestable : la critique peut s’exercer sur les livres qui en contiennent les récits ; elle peut contester l’authenticité, ou l’exactitude, ou la date de tels ou tels de ces livres ; elle ne supprimera pas, elle n’atténuera seulement pas l’existence et la puissance de la tradition religieuse qui a enfanté le judaïsme et le christianisme. C’est un fait historique éclatant dans lequel s’est manifestée la foi naturelle des hommes à la révélation divine et aux rapports du créateur avec ses créatures.
Que l’école spiritualiste n’ait pas, dès l’abord, fait entrer ces faits cosmologiques et historiques dans la sphère de ses travaux, qu’elle ait renfermé la psychologie dans son objet scientifique propre, l’étude de l’âme humaine, je n’ai garde de le lui reprocher ; c’était sa vocation et son droit. Mais elle est tombée dans une double faute. En observant et en décrivant les faits psychologiques, elle n’en a pas reconnu ni accepté toute la portée ; elle a vu, dans l’homme intellectuel, l’œuvre et la trace de Dieu ; elle n’a pas vu ce qui y est essentiellement contenu, la révélation en même temps que la création. Elle n’est pas sortie de la psychologie pure pour demander aux sciences limitrophes, entre autres à la cosmologie et à l’histoire, si leurs résultats s’accordaient ou non avec ceux de la psychologie. D’une part, elle n’a pas poussé jusqu’aux dernières limites du domaine de la psychologie ; d’autre part, elle s’y est trop exclusivement renfermée.
De cette double erreur est provenue une erreur encore plus grave. Le spiritualisme a enfanté le rationalisme. Transformation aussi illégitime que malheureuse, et qui a rendu la science de l’homme et du monde intellectuel encore plus inexacte et plus incomplète.