Mais ce n’est pas tout encore. Serrons la question de plus près. Ce n’est pas seulement l’individu qui s’absorbe dans la solidarité nationale, celle-ci dans la solidarité raciale et celle-ci à son tour dans la solidarité spécifique (ou de l’espèce humaine) ; c’est aussi le phénomène inverse. Et si l’humanité tient à tous les individus, il n’est pas moins vrai que chaque individu tient à toute l’humanité. Que chacun maintenant se prenne soi-même pour l’objet propre et direct de son investigation ; nous serons confondus de voir à quel degré nous sommes dépendants les uns des autres.
D’abord je ne me suis pas donné l’existence. Je l’ai reçue. Je la tiens d’autrui. Et l’existence qui m’est donnée n’est pas une existence abstraite, une existence pure, c’est une existence concrète, définie ; ce n’est pas une page blanche, une tabula rasa, c’est une existence déterminée à bien des égards par ceux de qui je la tiens. J’ai un tempérament, j’ai certaines aptitudes, certaines facultés, certaines tendances, limitées par d’autres, en excluant certaines autres et terminant soit mon pouvoir de réceptivité à l’égard de la vie, soit mon pouvoir de réaction sur la vie. Toutes mes expériences, toutes mes pensées, toutes mes certitudes seront qualifiées par mon tempérament, de telle sorte que, supposé même ma volonté libre, mon caractère (c’est-à-dire la mise en œuvre de mon tempérament par ma volonté) ne sera pas celui que j’aurai librement voulu, mais un moyen terme entre ce que j’aurai librement voulu et ce qui m’aura été légué par mon tempérament1. Or ce tempérament qui est le point d’appui de ma volonté, le piédestal du caractère que je me forme, ce tempérament est celui de mes parents, mélange inextricable et inégal du leur. Les constatations sont innombrables à cet égard (air de famille, gestes, traits, penchants, etc.) A cette hérédité directe se joint une hérédité indirecte ou atavique. Etendez maintenant cette remarque à vos parents eux mêmes, puis aux leurs, puis à ceux de vos grands-parents, et ainsi indéfiniment, songez aux alliances qui ont fait se mêler en elles les familles, les nationalités et les races2, et la donnée première de votre être individuel vous apparaîtra comme un composé où entre pour une part toute l’humanité3.
1 – Je suppose en dehors de la régénération chrétienne, qui consiste précisément à me libérer de mon tempérament.
2 – A tel point qu’il n’est pas une famille régnante (royale actuellement en Europe qui n’ait pour cousin ou pour arrière-cousin un paysan, un cordonnier ou un mendiant (cela a été établi par Galiffe dans sa généalogie).
3 – Voir sur l’hérédité portant sur toutes les parties de l’être, le Traité philosophique de l’hérédité par Lucas, et celui de Ribot (1873).
Mais l’hérédité de nature ou de tempérament est loin d’épuiser toute la solidarité individuelle. Une nouvelle solidarité s’y ajoute, qui est celle de l’imitation et de la dépendance subséquente à la naissance. C’est un fait souvent constaté que plus l’animalité s’élève, plus les nouveau-nés dépendent de leurs géniteurs. L’homme nous présente le plus haut degré de cette dépendance et sa plus longue durée. « Si deux genoux n’étaient venus me recevoir et deux seins s’offrir à moi, dit Job, comme l’avorton caché, je n’existerais pas, je serais comme les enfants qui n’ont pas vu la lumière. » Voilà qui approfondit et aggrave singulièrement la solidarité biologique et la frappe d’un sceau plus ineffaçable encore. Cette dépendance nouvelle, d’abord purement physique, devient rapidement une dépendance morale. Après être né à l’existence matérielle, j’ai dû naître à l’existence intellectuelle, affective et morale. A cette vie, j’ai été engendré comme à l’autre ; j’ai eu des parents pour cette naissance comme pour l’autre ; et dans la plupart des cas ce furent les mêmes.
C’est ma famille qui a éveillé mon intelligence et mon cœur, qui m’a appris à ébaucher mes premières idées et mes premiers sentiments ; c’est ma famille qui a mis ma conscience en actes, qui a provoqué et inspiré ses premiers jugements. Qui pourra mesurer la profondeur à laquelle ces premières influences du berceau ont pénétré la substance vierge, molle et impressionnable de mon être ? Qui pourra dire à quel point j’ai été pétri en mon âme par ces mains affectueuses ; quels principes elles ont semé, elles ont fixé en moi et pour jamais ; quelles conceptions elles m’ont incorporées ; quelle forme enfin elles ont imprimée à mon esprit, à mon cœur, à ma conscience même ? Car si les impressions secondes, troisièmes ou quatrièmes peuvent n’avoir plus rien de décisif pour l’individu, neutralisées qu’elles sont ou qu’elles peuvent être par les premières ; si les impressions de l’homme mûr sont moins déterminantes que celles de l’enfant, et celles des vieillards que celles de l’homme fait, tout est décisif dans les premières impressions, par cela seul qu’elles sont premières, initiales, qu’elles n’en rencontrent aucune autre pour les neutraliser et qu’elles déterminent toutes les autres4. Et remarquez que ces impressions sont d’autant plus profondes et déterminantes qu’une prédisposition native de tempérament incline davantage à les recevoir. Ce ne sont pas des étrangers qui me les donnent ; c’est un père et une mère ; c’est-à-dire que ceux-là même qui m’ont transmis leur propre tempérament en accentuent encore les idiosyncrasies par l’influence que le leur exerce sur le mien. Or le leur est déjà le mien, à bien des, égards ; ou du moins le leur et le mien ont l’un pour l’autre des affinités natives puissantes. Ce qui accentue indéfiniment la dépendance et la solidarité de mon être moral et physique à l’égard du leur5. Vous comprendrez maintenant à quel point et par quelle double solidarité je suis l’œuvre et le produit de ma famille. Il n’y a pas de moule au monde pour modeler les âmes plus puissant et plus sûr que celui de la famille. Et si maintenant vous regardez en arrière et si vous vous dites que ce qui en est de vous, en a été de vos parents, puis des leurs et indéfiniment, la force et la profondeur des liens qui rendent les individus solidaires de leur famille et chaque famille de toutes les autres ne pourra manquer de vous apparaître et de confondre votre esprit.
4 – D’où l’importance décisive aussi de l’éducation des enfants, dès la toute première année. Ce qui se fait là, se fait pour toujours.
5 – Ceci nous permet déjà de jeter un coup d’œil sur la corrélation de l’individualisme et de la solidarité. Ces deux termes, loin d’être antithétiques, loin de s’exclure comme il paraît à première vue, s’appellent et sont conditions l’un de l’autre. C’est en effet cette dépendance et cette double solidarité de tempérament et d’influence qui décide de mon individualité. Plus je serai solidaire de la sorte, plus je serai distinct du reste de mes semblables, plus je serai individuel. — Nous retrouverons cette même remarque plus tard.
Mais ce n’est pas tout. En sortant de la famille, dont je ne sors jamais tout entier, j’entre à l’école. Et n’en doutez pas, j’y apprends bien des choses, et non seulement celles que m’enseignent les maîtres. A mesure que je grandis, je suis davantage mêlé à la vie de mes compatriotes, de mes contemporains, introduit dans le milieu intellectuel et moral qui est celui de ma ville, de mon peuple, de mon époque. A ce contact bien des ébranlements se font dans mon être intérieur ; des horizons nouveaux s’ouvrent devant mon esprit. Je regarde peu à peu au delà de la famille ; l’idée de la patrie, l’idée de l’humanité, en germe dans celle de la famille et que je portais en moi du seul fait de mon humanité, deviennent actuelles, vivantes, positives. Les croyances et les préjugés, les vérités et les erreurs qui ont cours autour de moi, je les respire avec l’air qui me fait vivre. J’en deviens solidaire par assimilation ou par réaction (deux formes contraires de la solidarité). D’ailleurs l’exemple continue à exercer sur moi sa puissance6. Sans doute elle se heurte au résultat déjà produit par elle lors de ma toute première éducation. Mais elle s’exerce néanmoins tout le long de ma vie, parce que tout le long de ma vie je développe des parties encore vierges, encore neuves de mon être. Or d’où vient cette puissance étrange, vraiment mystérieuse et tout à fait incalculable ? D’où vient que l’acte accompli par mon semblable m’entraîne à l’accomplir à mon tour ? Pourquoi cette contagion, bienfaisante ou maudite, qui s’insinue en moi sans que je m’en aperçoive, qui modifie à mon insu mes idées, mes goûts, ma volonté, mon âme et, dans certains cas, qui va jusqu’à aliéner mon identité individuelle7 ? Pourquoi ? Si ce n’est que la même relation se retrouve ici que je retrouve à mon berceau vis-à-vis de mes parents, et que l’humanité est le berceau de mon âge mûr, comme la famille était celui de mon enfance. Ici comme là, je dépends, je proviens, je suis solidaire, je suis enlacé, pénétré, pétri, façonné d’une manière d’autant plus profonde qu’elle est inconsciente, continue, générale. Ce n’est pas tout cependant. Solidaire, je suis produit, c’est-à-dire uni à toutes les causalités humaines (pour ne parler que de celles-là) que rencontre mon être ; mais individuel, c’est-à-dire libre et distinct, je suis actif. Cette activité même va devenir pour d’autres une solidarité, comme l’activité d’autrui me rendait solidaire. Moi aussi et à mon tour, j’exprimerai des pensées, des convictions, je donnerai des exemples, j’exercerai une action sur mes contemporains et mes après-venants, comme mes contemporains et mes ascendants ont fait sur moi-même. J’apporterai ma part dans la formation de leur tempérament et de leur caractère, comme ils apportèrent la leur dans la formation du mien. Je jetterai incessamment mes paroles, mes actes, mes influences, mon âme dans ce chaos puissant où se façonnent et se nourrissent les âmes, celles des autres comme la mienne, la mienne comme celles des autres.
6 – Voir Les lois de l’imitation de G. Tarde et La division du travail social de E. Durkheim.
7 – Entraînement populaire, où je fais avec les autres ce que seul je n’aurais jamais fait.
Arrivé à ce point, l’horizon de la solidarité humaine s’ouvre vaste comme l’histoire, étendu comme la race entière. Ce que j’ai dit de moi-même, je suis obligé de le dire de toute individualité humaine. Si je vois s’étendre à l’infini et dans tous les sens ma nation et mes origines ; si je découvre à la fin que je tiens à toutes les familles de mon peuple, c’est qu’il en va de tout homme comme de moi. Si je comprends que, poursuivant jusqu’au bout cette enquête (si je le pouvais faire) je me verrais rattaché à toutes les familles humaines comme toutes tiennent à moi, que je suis en réalité le fruit des siècles et des générations qui m’ont précédé, que les racines de mon être sont entremêlées avec celles de tout homme dans le sein obscur et fécond du passé, je ne puis excepter aucune individualité d’une situation semblable. Si enfin, pénétrant dans l’avenir, je vois s’étendre d’âge en âge les influences qui sont sorties de moi, je vois les prolongations de mon être se mêler avec celles de tous mes semblables, dans les générations futures comme dans celles d’autrefois, et que j’universalise ce phénomène pour tous les hommes qui ont vécu, qui vivent ou qui vivront, alors j’ai devant moi le spectacle de la solidarité humaine pour autant que je puis l’apercevoir. Derrière les apparences qui sont celles d’une juxtaposition d’individus distincts et chacun séparés, je vois s’ouvrir une réalité tout autre, une réalité formidable qui est l’union intime, profonde et indissoluble des individualités entre elles, d’une existence ouverte par tous les bouts sur d’autres existences, d’une vie universelle dont chaque individu procède et dépend, et au sein de laquelle chaque individu rentre et s’absorbe, — de la solidarité spécifique en un mot. Et, dès lors, ce mot cesse d’être une idée, une notion, une abstraction ; il devient une réalité, de toutes peut-être la plus certaine et la plus écrasante.
Voici donc notre conclusion. Aucun individu ne peut être isolé de ses semblables. Il tient par des liens indestructibles et vitaux à ses contemporains et, avec eux, aux hommes du passé et à ceux de l’avenir. Tous sont pour quelque chose dans la formation de son caractère et dans sa destinée ; il est pour quelque chose dans le caractère et la destinée de tous les autres. Nul n’est l’auteur unique de son vice et de sa vertu. Nul n’arrive seul devant le tribunal de l’histoire, devant le tribunal de Dieu ; chacun y est toujours accompagné par tous les hommes, et y accompagne à son tour tous les hommes. Les responsabilités humaines sont dans un mélange inextricable, et nul n’y étant, responsable de sa faute seulement, mais de celle des autres aussi, ni de sa faute entière, les autres ayant tous participé, il suit de là que les substitutions, l’échange et la réversibilité dans l’expiation des fautes et dans la récompense des vertus sont perpétuelles. — Bref, nous avons justifié la notion juridique de la solidarité en la transportant sur le terrain de l’histoire où elle se confirme pleinement8.
8 – Non seulement elle s’y confirme, mais là seulement elle est parfaitement vrai. La solidarité juridique de quelques coupables devant un tribunal est artificielle et fausse parce qu’elle n’est pas complète. Ce ne sont pas ceux qui ont commis l’acte ensemble qui sont solidairement coupables, mais tous leurs contemporains, tous leurs antécédents, — en un sens très précis : toute l’humanité qui les a faits ce qu’ils sont.
La solidarité est la grande loi de l’histoire. Il ne serait pas difficile de montrer qu’elle est aussi la grande loi et la grande doctrine du christianisme, la doctrine de toutes les doctrines de l’Evangile. Mais auparavant il importe de voir si et comment cette loi qui est après tout un fait et un fait très brutal, se légitime au point de vue moral ; si et comment la conscience morale la justifie ou la condamne, l’approuve, ou l’exclut.