I) Le doute même fournit une première certitude, à savoir l’existence évidente de la pensée et de l’être.
Le point d’arrivée de Hume est le point de départ de Descartes. L’un finit dans le scepticisme et l’autre commence par le doute. Mais cette différence de situation (terminale d’une part, initiale de l’autre) constitue une différence essentielle dans la nature du doute. Hume doute parce qu’il ne peut savoir et que son système le lui interdit ; Descartes doute afin de savoir. Son doute est un doute positif. Il ne s’y place que pour se dégager d’un savoir traditionnel qu’il suspecte, et pour être capable de parvenir au savoir véritable. Son scepticisme est radical, mais provisoire. Il en fait un moyen ; non pas un but ; un moyen de parvenir à la vérité. Son attitude, opposée sur ce point à celle des anciens mystiques et des scolastiques qui disaient : credo ut intelligam, peut s’exprimer dans cette formule : dubito ut intelligam.
Il doute donc en vue de connaître ; et sa première certitude lui est fournie par son doute lui-même. Je doute, dit-il, voilà qui est absolument certain. Or douter, c’est penser. Il est donc certain que je pense. Or penser, c’est être ; il est donc certain que je suis. Cogito ergo sam, ou sum quia cogito. Ce n’est pas un raisonnement, ce n’est pas un syllogisme ; c’est un jugement analytique (constatation de fait), une proposition évidente par elle-même : un axiome. Si c’était un raisonnement, ce serait une pétition de principe, puisque la conclusion est identique, au fond, à la majeure.
II) L’imperfection de la pensée qui doute fournit une seconde certitude, à savoir l’existence nécessaire de l’Être parfait.
Je pense donc je suis, cette certitude primordiale est ainsi la certitude-base, le fondement solide de toute certitude. Il est clair, en effet, que tous les conséquents découlant d’un axiome sont aussi certains que l’axiome lui-même. Seulement il faut les en tirer. Car cette certitude initiale est, en soi, stérile. Soit au point de vue de la connaissance, soit au point de vue de l’être, il faut que ce je pense (par lequel je suis) se rattache à quelque chose. — Au point de vue de la connaissance : car s’il est évident que je pense et que j’existe, il n’est pas évident que l’objet de ma pensée existe hors de moi. La nature qui me trompe en me faisant croire au lever et au coucher du soleil, pourrait me tromper d’une manière générale en me faisant croire aux réalités externes. Mes idées pourraient être uniquement le produit de mon imagination. Et il faudrait renoncer à prouver le contraire, il faudrait s’enfermer à tout jamais dans le cercle étroit d’une certitude subjective aussi évidente qu’infructueuse (solipsisme), si, dans la certitude du cogito ergo sum, ne s’en trouvait une autre qui me les garantisse toutes. — Au point de vue anthropologique : car le je suis fourni par la pensée correspond, il est vrai, à une forme d’être supérieure à celle qui se tire de la sensation ; mais cette supériorité serait vaine, cette pensée, cette conscience, cette activité intellectuelle serait insuffisante (aussi insuffisante que la sensation) à garantir l’identité, l’intégrité et la persévérance de mon être, si elle ne se reliait point à une pensée, à une conscience, à une activité intellectuelle absolue. Si je dois subsister comme être pensant, si je suis au plein sens du mot, il faut que ma pensée, substance de mon être, trouve sa garantie dans une pensée en soi, dans un être pensant absolu. Autrement ma pensée, aussi fortuite que ma sensation, ne m’assure aucune permanence, ne me donne aucune sécurité. J’existe, il est vrai, mais je ne suis pas, car la mort, dissolvant ma pensée, dissout mon être. Il faut donc que ma pensée, qui exprime mon être, exprime en même temps un être éternel et souverain.
A ces deux points de vue donc (certitude de la vérité objective et réalité de l’être subjectif) l’existence de Dieu est indispensable. — Or il se trouve que l’existence nécessaire de Dieu est donnée dans la pensée même de celui qui doute. Parmi les idées que l’homme découvre en lui, il s’en trouve une dont l’origine étrangère (objective, extérieure au sujet) est évidente : l’idée de Dieu ou de l’Être infini et parfait. Cette idée ne peut pas être le produit de ma pensée, car ma pensée est finie, limitée, imparfaite, et il est évident qu’une cause finie ne saurait produire un effet infini. L’existence de Dieu découle de l’idée même de l’Être parfait ; car l’existence est un élément essentiel de la perfection, sans lequel Dieu serait le plus imparfait des êtres.
Le raisonnement, emprunté à saint Anselme, est celui-ci : J’ai l’idée nécessaire de l’infinie, de la souveraine perfection. Or l’existence réelle est un élément de perfection. Donc l’existence réelle n’est pas dans ma pensée seulement, mais dans la réalité. — Cet argument a l’air de faire dépendre l’existence de Dieu de notre idée de l’Être parfait. Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre selon Descartes. On ne doit pas dire : Dieu existe parce que mon esprit le conçoit ; mais : ma raison conçoit Dieu parce que Dieu existe. Le raisonnement précédent se complète donc par celui-ci qui introduit l’idée de cause entre Dieu et moi : imparfait moi-même, je ne puis avoir produit l’idée de la perfection ; elle doit avoir pour auteur un être réellement parfait (qui existe réellement, puisqu’il cause en moi son idée). « Certes, dit l’auteura, l’idée que j’ai de l’esprit humain, en tant qu’il est une chose qui pense, et non étendue en longueur, largeur, profondeur, et qui ne participe en rien de ce qui appartient au corps, est incomparablement plus distincte [évidente] que l’idée d’aucune chose corporelle. Et lorsque je considère que je doute, c’est-à-dire que je suis une chose incomplète, dépendante, l’idée d’un être complet et indépendant, c’est-à-dire de Dieu, se présente à mon esprit avec tant de distinction et de clarté [évidence], je conclus si évidemment l’existence de Dieu, et que la mienne dépend de lui en tous les moments de ma vie, que je ne pense pas que l’esprit humain puisse rien connaître avec plus d’évidence et de certitudeb. »
a – IVe Méditation.
b – Remarquez la liaison de l’idée du doute avec l’existence de Dieu. L’homme doute parce qu’il est un être incomplet ; son doute même prouve la nécessité de l’existence de Dieu. Remarquez aussi le besoin de l’existence de Dieu pour garantir celle de l’homme.
En réalité donc, ce n’est pas nous qui pensons Dieu. La base serait fragile et purement subjective. C’est Dieu qui se pense en nous par l’idée nécessaire et innée de l’infini parfait qu’il nous donne. Descartes rejoint ici Spinoza et Hegel : notre substance pensante, notre raison subjective, n’est qu’un fragment, un éclat en quelque sorte, ou une émanation de la substance pensante universelle, de la raison absolue. Cette conception est au fond de tous les intellectualismes. Nous aurons à y revenir plus tard.
En résumé : je ne puis penser sans penser la perfection infinie (sans que la perfection infinie se pense en moi) ; je ne puis penser la perfection sans penser l’existence réelle de la perfection (c’est-à-dire l’existence réelle de Dieu), parce que la réalité fait partie nécessaire de la perfection (parce que la perfection infinie ne se penserait pas en moi si elle n’était réelle). Il faut que la perfection soit réelle pour qu’elle soit parfaite (pour qu’elle puisse se penser en moi).
III) La perfection (véracité) de Dieu garantit la vérité de la pensée, par conséquent l’existence du monde et la réalité de l’être pensant.
Je sais donc maintenant ces deux choses : 1° que je suis ; 2° que Dieu est. La certitude de l’existence de Dieu est d’une importance capitale. Elle garantit mon être ; elle garantit ma connaissance. — Descartes, qui visait surtout à établir une connaissance, a développé surtout ce dernier point. Toute vérité, toute certitude, toute science positive dépend de l’existence de Dieu. Sans elle, je demeurerais captif dans le cogito ergo sum, dans un solipsisme absolu. Je me connaîtrais moi-même sans jamais connaître le non-moi. C’est par l’intermédiaire de Dieu que je franchis l’abîme que le doute a creusé entre la pensée et les choses extérieures. C’est grâce à Dieu que je m’assure de l’existence du monde des corps. C’est Dieu et Dieu seul qui me garantit la vérité de mes idées ; c’est l’idée qu’il m’a implantée de lui qui est la réfutation perpétuelle du scepticisme. Aussi longtemps, en effet, que je fais abstraction de l’idée de Dieu, je puis soupçonner le monde sensible d’être une illusion de mon esprit ou la duperie de quelque malin génie. Mais, étant démontrée l’existence de Dieu, auteur de toutes choses, il devient évident que j’ai raison de croire à l’existence du monde, à l’évidence sensible, puisque Dieu, étant parfait, est incapable de tromper. Désormais le doute est vaincu. Ce qui restait en moi de scepticisme fait place à une confiance inébranlable en la raison. « Je découvre un chemin, écrit Descartesc, qui nous conduira de cette contemplation du vrai Dieu, en qui sont enfermés tous les trésors de la sagesse et de la science, à la connaissance des autres choses de l’univers. Car, premièrement, je reconnais qu’il est impossible qu’il me trompe, puisqu’en toute fraude et tromperie il se rencontre quelque sorte d’imperfection. Vouloir tromper témoigne de la faiblesse ou de la malice, et partant cela ne se peut rencontrer en Dieu. Ensuite, je connais par ma propre expérience qu’il y a en moi une certaine faculté de juger, ou de discerner le vrai d’avec le faux, laquelle sans doute j’ai reçue de Dieu, aussi bien que tout le reste des choses qui sont en moi et que je possède ; et puisqu’il est impossible qu’il veuille me tromper, il est certain aussi qu’il ne me l’a pas donnée telle que je puisse jamais faillir lorsque j’en userai comme il faut. » — C’est donc la véracité de Dieu qui garantit la vérité de la pensée.
c – IVe Méditation.
IV) L’explication universelle ne peut être qu’une déduction a priori.
Tel est le triple point de départ de Descartes : Dieu, ou substance infinie, dont tout dépend et qui ne dépend de rien ; l’âme, ou substance pensante ; les corps, ou substance étendue. L’observation et le raisonnement ont jeté les bases du système. La déduction a priori fera le reste. Nous ne suivrons pas l’auteur plus loin. Ce qu’il vient de dire nous suffit amplement.
J’insiste seulement, en vue des critiques que nous aurons à lui présenter tout à l’heure, sur ce fait que son système est et sera nécessairement une déduction a priori. Les prémisses ne permettent pas autre chose. Si la pensée est la substance universelle, l’explication universelle est une mathématique. La philosophie de Descartes, comme toute philosophie intellectualiste, ne peut être qu’une mathématique généralisée, c’est-à-dire une application universelle des lois de la pensée, et spécialement de la loi de causalité. Descartes l’a parfaitement reconnu. Voici dans le Discours de la méthode deux passages décisifs à cet égard : « Je me plaisais surtout, dit-ild, aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais pas encore leur véritable portée, et, pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé… Ces longues chaînes de raisons, écrit-il un peu plus loine, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné l’occasion d’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent en même façon, et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’en peut y avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. »
d – Ire Partie, s. 10.
e – IIe Partie, s. 11.
Passons maintenant à la critique. Et comme cette critique embrassera toutes les preuves intellectuelles de l’existence de Dieu (non seulement les cartésiennes, mais les autres encore), je la diviserai pour plus de clarté en trois paragraphes, dont le premier portera sur la méthode de l’intellectualisme, le second sur l’anthropologie intellectualiste, et le troisième sur la métaphysique intellectualiste.