Or, en nous approchant du christianisme, en remontant à ses origines et en consultant ses sources historiques les plus sûres, nous rencontrons, en effet, une conscience incomparable, une conscience devant laquelle toutes les autres, même les plus grandes, les plus héroïques, les plus morales et les plus saintes que l’humanité ait produites, pâlissent et s’éclipsent : celle de Jésus de Nazareth. Reflétée par quatre miroirs différents, rapportée par quatre biographes distincts et qui sur bien des points ne s’accordent pas entre eux, elle présente chez tous les quatre les mêmes traits fondamentaux, au point de vue qui nous occupe. Cette identité fondamentale dans les divergences particulières offre des garanties sérieuses d’authenticité, garanties qui sont relevées encore par l’impossibilité absolue d’inventer une telle conscience. Or quelle est cette identité fondamentale ? La voici : c’est que la conscience de Jésus est double comme celle de tout homme, mais une et harmonique comme celle d’aucun homme.
Double comme celle de tout homme, parce que d’une part, en prenant conscience du principe de sa volonté prosterné dans l’obligation, il en prend conscience avec une telle pureté, une telle lucidité, si parfaite transparence, il se sent si parfaitement un avec l’action de Dieu, se ressaisit dans une soumission si complète à la volonté divine, Dieu lui-même lui devient si clair, si évident, si perceptible, si intimement uni à son être, qu’il prend naturellement et sans effort conscience de lui-même comme du Fils de Dieu. Double, parce que d’autre part, en prenant conscience de sa volonté réfléchie il la trouve si normalement humaine, si parfaitement identique à celle de ses frères, si bien engagée comme la leur — mais mieux que la leur, plus pleinement que la leur — dans la réalisation et le développement de son être historique, qu’il prend conscience de lui-même comme du Fils de l’homme. Voilà pour la dualité de conscience et d’expérience qui constitue son identité avec nous.
[Il n’est pas besoin de faire remarquer que cette identité dépasse en fait (non en droit) ce que devrait être notre expérience de conscience. Là déjà (Jésus ne sent pas comme nous l’obligation) s’accuse une différence, qui va s’accentuer bien davantage et jusqu’à l’antithèse.]
Voici maintenant pour l’unité et l’harmonie. Cette dualité, en effet, qui chez nous se résout en conflit, en antagonisme et en contradiction, se résout chez lui en simplicité et en continuité. C’est tout d’une haleine et sans rupture interne, sans déplacement de conscience, que Jésus peut dire : Fils de Dieu, Fils de l’homme. L’un n’est pas la contradiction, mais la conséquence, mais le prolongement de l’autre. Ou plus exactement : c’est le même être et c’est la même conscience, sous deux aspects, en deux relations différentes. Or pourquoi cela ? Parce que le déchirement moral et psychologique que nous remarquons dans la conscience de l’humanité empirique n’existe pas. La dualité n’aboutit pas au dualisme, parce que l’attitude de la volonté consciente ne contredit pas celle de la volonté subconsciente. Il n’y a point de scission psychologique parce qu’il n’y a point de révolte morale ; et comme il n’y a point de révolte morale, il n’y a point de séparation religieuse. La volonté libre de Jésus de Nazareth reflète fidèlement, traduit entièrement, exprime sans reste et sans hésitation, par une obéissance entière, la soumission religieuse de sa volonté subconsciente. On n’observe pas même chez lui ce qu’on observe chez les meilleurs d’entre nous, chez les plus décidés à faire de l’attitude de leur volonté religieuse le principe d’action de leur volonté morale, savoir : cet imperceptible retard, cette subtile hésitation, cette lutte involontaire qui inflige à l’acceptation du devoir et à son accomplissement le court arrêt d’une délibération intérieure. Rien de pareil chez Jésus ; mais un courant continu, un passage régulier, naturel, du devoir être toujours réalisé, au devoir faire toujours librement accompli. A proprement parler, Jésus ne sent pas l’obligation comme nous la sentons, c’est-à-dire comme une loi, comme une limite, comme une contrainte, mais comme une impulsion, comme une force, comme une « nourriture », parce qu’elle ne trouve jamais sa volonté réfléchie dans une disposition de laquelle il faudrait d’abord la ramener et qui serait plus ou moins hostile, étrangère, ou seulement indifférente et inattentive. Non, l’obligation trouve sa volonté réfléchie toujours attentive, toujours prête, toujours obéissante. Et c’est pourquoi Jésus perçoit moins l’obligation comme une obligation que comme la volonté personnelle de Dieu, et moins la volonté personnelle de Dieu, que Dieu lui-même, et encore Dieu lui-même, moins comme Dieu, que comme Père. L’action divine aussitôt que perçue est voulue, est aimée. Or, du moment où elle est aimée, elle ne s’impose plus. Le Dieu transcendant devient le Dieu immanent, et Jésus peut dire : « Moi et le Père, nous sommes un ».
Et le résultat de tout ceci ? Le résultat est précisément celui dont témoignent unanimement les quatre évangiles : Jésus est la conscience psychologique pleine, sans flétrissure, sans fissure, sans ride, sans cicatrice, une et harmonieuse ; il est la conscience religieuse suprême dans la conscience morale parfaite. Il ne connaît pas le sentiment de la coulpe, parce qu’il ne connaît pas le péché ; il ne connaît pas la souffrance qui provient de l’impuissance morale et de la faute morale, parce qu’il n’expérimente pas la déchéance ; il ignore l’angoisse et la crainte, parce qu’il ignore la perdition et la mort. Entre tous les hommes il est le vivant par excellence ; l’homme de la communion religieuse avec Dieu, l’homme de la sainteté morale, l’homme de la paix profonde (« Je vous donne ma paix… »), de la joie sans mélange (« Je vous dis ces choses afin que ma joie soit en vous ») ; l’homme de la vie (« Je suis la vie ») et de l’indéfectible espérance. Il est la conscience humaine normale et normalement vécue ; sans couture, comme sa tunique ; construite et édifiée sur le roc, comme la maison de la parabole.
Voilà l’exception que nous cherchions. Elle nous suffit. On ne contestera, ni qu’elle soit frappante, ni qu’elle soit exceptionnelle, ni qu’elle soit normale. Frappante, elle l’est à ce point que l’humanité, qui l’a une fois contemplée, n’a pu l’oublier depuis lors, et que, passionnément haïe ou passionnément aimée, elle demeure, partout où elle est connue, au premier plan de ses plus hautes préoccupations, l’objet suprême et décisif de ses sentiments et de ses réflexions les plus élevées. Exceptionnelle, elle l’est au point qu’après s’être débarrassée une première fois de cette exception gênante (par la croix), l’humanité ne cesse, et n’a cessé, à travers les siècles, de chercher à se débarrasser encore de son souvenir obsédant (par la critique négative).
[Ce sont les théologiens du temps (pharisiens et sadducéens, libéraux et orthodoxes) qui ont dressé la croix. Ce sont les théologiens de tous les temps qui la dressent encore par une certaine critique (analogue à celle dont les pharisiens et les sadducéens critiquaient Jésus-Christ).]
Normale, elle l’est au point que pardessus les négations les plus haineuses, à travers les voiles les plus épais et les travestissements les plus odieux, elle n’a cessé de resplendir et qu’un secret instinct, un instinct vital, a constamment et constamment de nouveau attiré vers elle les consciences droites et les âmes loyales. Toute la force du christianisme, tout le secret de sa supériorité, toute sa vitalité et son indéfectible continuité se trouve dans le caractère de la conscience de Jésus.