L’effet de la liberté étant le surnaturel, et tout effet d’une liberté étant un surnaturel, la question se pose de la sorte : la liberté humaine ne s’exerce-t-elle que dans l’ordre moral, ou s’exerce-t-elle aussi dans l’ordre physique ? Formuler la question, c’est y répondre. Il nous semble impossible de prendre au sérieux la liberté, et de borner son exercice à l’ordre moral. Si nous sommes vraiment libres, nous le sommes surtout de vouloir, sans doute, mais nous le sommes aussi d’agirb. Nous ne nous sentons responsables que de ce dont nous avons été cause, et l’on n’est cause que par l’action. Se sentir responsable d’une action, c’est dire que non seulement la volonté, mais l’action était libre. Il est clair que « si notre liberté ne déterminait en rien nos actes, c’est-à-dire s’il n’y avait point de commandement du moral au physique », le sentiment de responsabilité ne s’expliquerait plus. Or il est : donc nous sommes libres de vouloir et d’agir. Or, être libre d’agir, c’est « être capable de changer le cours des phénomènes nécessaires, en faisant passer de la puissance (c’est-à-dire du domaine psychique) à l’acte (c’est-à-dire dans le domaine physique) une volonté libre ; en un mot, c’est intervenir dans l’ordre matériel pour en troubler la causalité ; c’est produire du surnaturel physique ».
b – Admettre la thèse de M. Ribot (déjà citée à propos du sensationnisme, cf. Tome I, p. 120 : « La volition est un simple état de conscience dénué de toute efficacité pour faire agir… qui ne crée pas une situation, mais uniquement la constate », Les maladies de la volonté, p. 175), c’est avoir nié la liberté.
Il y a donc, si d’ailleurs on croit à la liberté humaine, un surnaturel physique humain, c’est-à-dire des effets que le cours naturel des choses, le cours nécessaire, n’eût pas produits, ou eût produits différemment, si la liberté humaine ne fût intervenue. Sans doute ce n’est encore que du surnaturel physique humain ; mais il suffit qu’il soit, bien qu’humain (c’est-à-dire attribuable à la liberté humaine, librement voulu, ayant sa cause, ou l’une de ses causes, dans la liberté humaine, et non dans le déterminisme naturel), à la fois physique et surnaturel pour combler l’abîme entre le surnaturel moral et le surnaturel physique. Et l’on peut dire dès maintenant que « le surnaturel qu’entraîne l’exercice de la liberté est toujours et partout à deux faces ou à double aspect ; à la fois d’ordre moral et d’ordre physique. » Et cela en vertu de ce fait qu’au sein de l’organisme ou de l’être humain tout fait psychique a son concomitant physiologique.
On nous objectera peut-être, qu’on voit bien où nous en voulons venir ; mais qu’appliquée à Dieu, notre thèse va devenir singulièrement dangereuse pour nous-même ; « si tout est miracle, rien n’est miracle ». Même appliquée à l’homme, dira-t-on, elle est abusive ; qualifier de surnaturel tout effet dépendant à un degré quelconque d’un acte libre, c’est nous faire vivre en plein surnaturel et, de nouveau, par l’excès de la thèse ruiner la thèse. La liberté humaine étant partout et le déterminisme nulle part, c’est, donc, la nature tout entière qui se pénètre de surnaturel, et le surnaturel s’évanouit faute de s’opposer à une nature (un déterminisme). A cela nous répondons qu’on se presse trop, qu’il faut distinguer. Laissons pour le moment le surnaturel divin, qui est hors de notre propos.
Si la volonté est libre, et si elle peut déterminer un acte libre pour un commencement nouveau dans la série des causes, elle ne le peut cependant que sous condition d’une modification physiologique correspondante du cerveau et du système nerveux, c’est-à-dire en introduisant dans les antécédents physiques de l’organisme une cause qui n’y était pas contenue naturellement. L’équivalent physiologique (c’est-à-dire physique) du psychique (c’est-à-dire du moral) est ainsi la raison suffisante et la cause profonde du surnaturel physique.
Ce surnaturel physique humain — nous ne parlons encore que de l’homme — se subdivise en ce que nous appellerons le surnaturel immédiat et le surnaturel médiat. Le surnaturel physique (humain) sera dit immédiat lorsqu’il relèvera immédiatement, et sans autre intermédiaire que son concomitant physiologique, d’une volonté libre. Il sera dit médiat, lorsqu’il ne relèvera d’une volonté libre qu’à travers une série plus ou moins longue de causalités nécessaires, c’est-à-dire lorsqu’il sera possible « de déterminer ses causes pendant une série régressive assez prolongée, mais qui, de régression en régression, relève en définitive d’un acte libre ». Enfin, un fait sera dit purement naturel, lorsque dans toute la série de ses antécédents, il ne sera pas possible de découvrir la trace d’un seul acte de liberté. Cette distinction entre surnaturel physique immédiat et médiat, est assez importante. Nous la retrouverons tout à l’heure.