La question du mobile ou du motif qui détermine nos actions est de celles qui s’imposent et qu’on ne saurait éluder quand on veut étudier la vie morale de l’homme. Pour le chrétien, il n’est pas de doute possible : ce mobile ne peut être que le sentiment de reconnaissance et d’amour que doit lui inspirer l’œuvre rédemptrice qu’en lui, Dieu vient de commencer et que pour lui il veut poursuivre et amener à sa parfaite consommation. Si, au contraire, on ne veut assigner à la vertu d’autre mobile que l’amour pur et désintéressé pour le devoir, le sentiment d’adoration et de respect qu’impose la majesté de la loi, tout en admirant la grandeur et la sainteté de ce noble idéal, il nous est cependant impossible de lui reconnaître une valeur déterminante et décisive. Et il est facile de l’entendre. Le royaume de Dieu est celui de la liberté, il ne comprend et ne connaît que la personnalité. Dieu ne peut régner et se concevoir que dans un milieu de liberté et d’intimité personnelles ; et ce milieu ne saurait être la conséquence d’une abstraction, fût-elle le reflet de la loi la plus parfaite. Et de plus, nous ne sommes chrétiens qu’à la condition de sentir que Dieu nous aime le premier et que dans son amour, il veut bien nous pardonner notre péché, nous donner la certitude de notre pardon par l’alliance conclue avec nous et dont notre baptême nous est le signe et le gage. Le Christianisme n’est donc possible que comme un rapport personnel de l’homme avec le Dieu personnel qui aime et qui veut être aimé. De ce rapport procède un sentiment de reconnaissance pour Dieu notre père et pour notre sauveur. Et plus cette reconnaissance abonde dans nos cœurs, plus elle produit en nous le besoin d’obéir, et nous fait nous abandonner avec une filiale et entière confiance à la direction de la volonté de Dieu. Dans cette reconnaissance, on retrouve également un sentiment d’admiration et d’adoration qui s’élève vers Dieu et nous fait nous unir à lui et l’aimer pour lui seul. Car comment pourrais-je aimer Dieu, si je ne suis pas d’abord saisi par la contemplation de sa gloire et l’adoration de son idéale et vivante majesté ? Et cet amour, comment pourra-t-il me dominer et me posséder si, en Christ, je n’ai pas reconnu le souverain bien, la suprême perfection et si, en lui, je ne me suis pas reconnu moi-même comme l’un des membres du corps glorieux qui est son corps et dont il est le chef ? Dans toutes les actions chrétiennes, si grandes ou si humbles soient-elles, qu’elles retentissent dans l’histoire, ou restent à jamais ensevelies dans le secret de l’existence la plus obscure, on ne pourra jamais trouver d’autre mobile que la reconnaissance et l’admiration que met au cœur du chrétien l’amour que Dieu lui a témoigné : « Vois ce que j’ai fait pour toi et toi ! Qu’as-tu fait pour moi ? » Ces paroles écrites au-dessous d’une tête du Christ couronnée d’épines qu’un jour Zinzendorf lisait dans le musée de Dresde, devinrent pour lui l’appel, qui fit du gentilhomme désœuvré et mondain, l’apôtre et le fondateur de la communauté des frères moraves, cette noble institution qui si souvent a provoqué l’admiration et la reconnaissance de l’Eglise universelle. Mais que d’autres avant lui et après lui les ont entendues et les entendront ! On les retrouve toujours au commencement de toutes les carrières chrétiennes. Toutes ensemble elles n’ont jamais eu et n’auront jamais ni un autre commencement ni une autre inspiration. Au chrétien qui les recueille avec l’amour qui subjugue, elles inspirent cette admiration sans cesse renaissante qui ne sait qu’adorer en Christ les profondeurs insondables de la sagesse divine (Ephés. 3, 18). Pour le croyant, cet amour dans l’admiration est toujours l’amour dans la reconnaissance. Il est donc évident que le mobile le plus intime et le seul vrai de la vie chrétienne ne peut être que celui de la reconnaissance pour le père du Seigneur Jésus, en retour de ce qu’il a fait en lui, pour l’humanité tout entière et pour nous. Et lorsque ce mobile, le seul vrai et moralement possible, vient à faire défaut, on est sûr, à sa place, de voir apparaître la chimère de l’amour pur. Cette généreuse et naïve utopie. reste intimement unie à la mémoire de Fénelon (1651-1715). Le doux archevêque en est, en effet, l’interprète le plus ému et le plus éloquent. Mais on peut dire aussi que grâce à son autorité toujours respectée, cette aberration n’est plus qu’un souvenir, un avertissement contre les excès de l’ancien mysticisme du moyen-âge et surtout contre les dangers du panthéisme contemporain.
D’après Fénelon, l’amour vrai pour Dieu ne peut être que celui qui aime en lui son infinie perfection, indépendamment de tout sentiment de reconnaissance pour les bienfaits qui en sont l’essence et la manifestation. Car dans la reconnaissance, dit-il, il y a toujours de l’égoïsme. Pour être parfait, l’amour pour Dieu ne doit pas même s’inspirer de la considération et de l’intérêt de notre salut personnel. Ce n’est pas notre salut, mais le seul honneur de Dieu qui doit motiver notre amour pour lui. S’il est des hommes qui, pour aimer Dieu, aient encore besoin de songer à leur salut et aux bienfaits dont il les a comblés, Fénelon veut bien les supporter, mais comme on supporte le blessé qui ne peut pas encore marcher sans le secours de ses béquilles, à la condition toutefois qu’il comprenne que les béquilles ne font pas partie de sa personne et que bien loin d’en faire trophée il n’aspire qu’à s’en affranchira. « Alors même, dit-il, que Dieu voudrait me perdre, me livrer à la nuit éternelle dans le néant ou la damnation, je n’en devrais pas moins l’aimer, car ce ne serait qu’alors que je commencerais à comprendre que dans la création, il n’a pas eu pour but suprême mon salut à moi, mais son honneur à lui ». On sait quel scandale provoqua en son temps la doctrine de Fénelon et tout ce qu’elle valut à son auteur de poignantes amertumes, de sourdes et continuelles obsessions. Ses démêlés avec Bossuet, son exil dans son archevêché de Cambrai, furent certainement pour lui de bien dures épreuves, mais il en connut de plus douloureuses et de plus âpres encore. Mais ces souffrances personnelles, si réelles et intimes fussent-elles, il sut les dissimuler sous les dehors d’une sérénité toujours aimable et souriante, ce n’est qu’aujourd’hui que l’histoire commence à les entrevoir. Mais malgré les attraits et les séductions qu’exerça cette grande infortune sur tous ceux qui l’approchaient et que nous ressentons bien vive encore aujourd’hui, on est bien forcé de le reconnaître, en dépit de tous les amendements et de toutes les corrections qu’on peut lui faire subir et que consentait Fénelon lui-même, cette doctrine restera toujours un scandale pour la chrétienté. Car, ainsi que le dit Bossuet, jamais elle ne voudra reconnaître que les parfaits d’entre les parfaits sont ceux qui n’éprouvent aucune reconnaissance pour le salut dont nous possédons déjà dans le temps les glorieuses prémisses et dont nous attendons l’immortelle glorification dans le ciel. Jamais un chrétien ne voudra subir cette déraison, car le ciel pour lui ne peut être fait qu’avec la reconnaissance éternelle pour celui qui l’a délivré du péché et de la mort. Et lorsque Fénelon nous dit que nous devons, il est vrai, de la reconnaissance envers Dieu parce que telle est sa volonté, mais que ses bienfaits ne peuvent jamais être la cause de la confiance et de l’amour qui nous lient envers lui, il a manifestement contre lui cette parole de saint Jean : « Aimons-le, car il nous a aimés le premier » (1 Jean 4.19). Cette doctrine renferme cependant une part de vérité ; elle nous oblige à nous rappeler qu’il est une reconnaissance égoïste qui ne voit dans le bienfait dont elle est l’objet que son propre intérêt à elle, et volontiers oublie que les bontés et les bénédictions de Dieu sont pour toutes ses créatures. Elle est vraie encore contre tous ceux qui voudraient faire de l’amour de Dieu une œuvre pie, au nom de laquelle ils viendraient demander à titre de salaire et de compensation, la béatitude éternelle, car alors en ce sens, la reconnaissance n’est plus que la prétention de posséder le salut sans Dieu et hors de lui. On peut même concéder à Fénelon, qu’il est des moments dans la vie chrétienne où la reconnaissance pour notre salut personnel semble disparaître dans l’adoration et dans la prière que nous faisons monter vers Dieu, mais à la condition de lui rappeler qu’il en est de la reconnaissance du chrétien comme de l’encens. Jamais il n’est plus présent et ne remplit mieux le sanctuaire que lorsqu’en se consumant il semble s’évanouir. On ne connaîtrait donc pas la joie du salut si nous ne sentions pas abonder en notre âme l’enthousiasme et les délices de l’adoration qui s’oublie en Dieu et dans sa propre extase. Mais gardons-nous de croire qu’il puisse exister un amour vrai pour Dieu sans le sentiment bien vif de l’apaisement personnel qu’il nous apporte à nous-mêmes. On ne trouverait pas non plus un homme pour rechercher l’amour de Dieu si cette recherche ne devait lui apporter la certitude qu’il est lui aussi l’objet de l’amour de Dieu. Il serait d’ailleurs de toute impossibilité d’aimer Dieu pour son honneur à lui sans l’aimer en même temps pour notre propre salut. Au reste, en enseignant sa doctrine du pur amour, Fénelon ne s’est pas douté qu’elle amoindrit gravement la valeur de la personnalité humaine aux yeux de Dieu lui-même. Car Dieu n’a pas créé la personnalité humaine comme un simple moyen, à la seule fin de servir à son honneur à lui, mais il a voulu qu’elle eût son but en elle-même, il l’a faite capable de vivre dans une communion éternelle avec lui. Et quelle est l’œuvre que nous admirons le plus en Dieu ? Quelle est celle qui le plus proclame sa gloire et sa souveraineté ? N’est-ce pas la créature qu’il a voulue à son image et à sa ressemblance, afin qu’elle soit capable de l’aimer et de vivre dans sa communion ? Et n’est-ce pas cette même créature que maintenant il arrache à la perdition et rend participante de sa glorieuse immortalité ? Dès lors que mon salut personnel est un but que Dieu poursuit, pourquoi ce même salut, à mes yeux n’aurait-il pas la même valeur, quand je m’efforce de le réaliser par les voies et moyens qu’il a lui-même voulus et ordonnés ?
a – L’amour sans aucun motif d’intérêt propre, est manifestement plus parfait que celui qui est mélangé de ce motif d’intérêt propre.
Nous repoussons donc de toutes nos forces l’hypothèse impossible de l’amour pur qui voudrait, qu’alors même que Dieu nous eût créés pour la damnation, nous ne l’en aimions pas moins cependant par dessus tout, attendu que notre perdition n’amoindrirait en rien son honneur. Cette supposition est pour nous de tout point inadmissible, car elle ne tend à rien moins qu’à supprimer l’amour en Dieu en tant qu’elle substituerait à cet amour qui constitue son essence, la toute puissance dans le caprice de l’arbitraire. L’histoire dès lors n’aurait plus d’autre but que la glorification de cette odieuse tyrannie. Et s’il nous était permis ici de poursuivre plus avant l’analyse du mysticisme de Fénelon, il nous serait facile de démontrer que dans son système, sous bien des rapports, le Dieu, être moral et personnel, devient un je ne sais quoi, une abstraite déraison vague et indéfinie, se perdant dans la physique et la métaphysique. Nous voulons seulement constater que la personnalité humaine elle-même ne laisse pas que de disparaître et de faire naufrage dans l’océan de l’amour pur et il le dit, au reste, en propres termes : « Tout est alors égal parce que le moi est perdu et anéanti, le moi n’est pas plus moi qu’autrui ». Le moi ne signifie et ne représente plus que l’ensemble de tous les bienheureux dont le chœur ne sert qu’à manifester la gloire de Dieu. A eux tous seulement ils réalisent la perfection qui leur fait rendre grâces à Dieu, non point personnellement, mais uniquement parce que par eux tous, Dieu, à sa propre gloire, a pleinement réalisé toute sa volonté. « Ce n’est plus pour nous, dit-il encore, que nous demandons, ce n’est plus pour nous non plus que nous remercions, on le remercie d’avoir fait sa volonté et de s’être glorifié lui-même ». Il faut bien également le reconnaître, avec l’amour pur nous voyons se réaliser l’idéal de tous les systèmes panthéistes ; l’union, ou plutôt la confusion de la pensée de Dieu avec l’univers tout entier. La pensée humaine devient l’organe qui perçoit mais elle cesse de vouloir et de retenir une signification personnelle. Fénelon, comme tous ces grands mystiques du moyen-âge, a su seulement revêtir sa pensée d’images et de formes si idéalement pures, qu’à l’illusion du penseur lui-même, elles apparaissent sous le nimbe de l’idéale sainteté. On dirait une tête d’ange, mais une tête qui, pour avoir des ailes, n’a point de corps et qui, vague et indécise, est emportée au travers de l’espace, et ne peut jamais se fixer nulle part ni retenir une forme vivante et personnelle. Cette tête, si pure soit-elle, jamais n’entendra ni ne nous fera entendre le battement d’un cœur d’homme. Or, la communion de Dieu avec l’homme n’est possible que s’il est un cœur pour la vouloir et la réaliser.
En dépit du système nous sommes prêts à le reconnaître, autant et plus que ses plus fervents admirateurs, Fénelon fut une noble nature, il aima et servit passionnément ce qu’il crut être la cause de son salut et du salut de ses frères. Nous lui faisons volontiers très grande sa part comme chrétien et tout aussi volontiers nous reconnaissons que sa foi en la puissance sanctifiante de la grâce de Dieu fut si franche et si sincère, son amour pour Dieu et pour ses semblables si héroïquement pur, que les erreurs de son système ne purent jamais atteindre son cœur, encore moins l’amoindrir et le fausser. Mais on est obligé de le reconnaître, l’Évangile et la vérité étaient avec Bossuet lorsque contre lui et les illusions de l’amour pur, il défendait énergiquement le droit du chrétien à la reconnaissance pour son salut personnel. Nos docteurs et nos maîtres les réformateurs étaient donc bien inspirés lorsqu’ils voulaient que tout en nous rappelant que le pardon de nos péchés est un don gratuit ainsi que toutes les grâces qu’avec ce pardon Dieu nous multiplie, nous n’eussions garde d’oublier que notre vie tout entière doit être consacrée à la reconnaissance. Ils ne se trompaient pas non plus lorsqu’ils voulaient que la sanctification par la foi en faisant plus entière et plus vivante notre communion avec Dieu fît aussi de notre existence tout entière l’attestation de notre reconnaissance. Et à vouloir qu’à la pensée de notre salut se joignît toujours le sentiment de la reconnaissance, ils ne faisaient après tout que traduire la parole de l’apôtre : « Aimons-le, car il nous a aimés le premier.b »
b – Si nous sommes tenté de trouver notre auteur trop sévère dans son appréciation de la doctrine de Fénelon, nous craignons bien qu’il ne soit trop l’admirateur de la personne. Pour nous, il n’est pas dans le grand siècle tout entier un caractère plus ondoyant et plus divers que celui de ce mystique si entendu et si expert aux choses de ce monde ; volontiers nous lui appliquerions le mot de Nicolas, le célèbre professeur de philosophie de la Faculté de Montauban : « Soufflez sur le duvet du cygne mystique et vous verrez apparaître la chair du sanglier ». Nous sommes peut-être à notre tour trop sévère envers lui, mais nous ne pouvons pas oublier ses complicités et ses complaisances pour la grande iniquité royale qui tut la révocation de l’édit de Nantes. — N. D. T.
Dans la vie chrétienne, le mobile le plus puissant pour déterminer la volonté, doit être aussi, considéré à un autre point du vue, la cause la plus sûre et la meilleure de notre paix véritable. Lorsque à la suite du Seigneur Jésus nous avons à connaître les lassitudes et la douleur de l’âme, pour retrouver le calme et le repos, il n’est pas pour nous de motif meilleur qu’à nous rappeler qu’en Christ, nous sommes élus et aimés par le père qui est au ciel, qu’en lui, avec le pardon de nos péchés, il nous octroie tous les privilèges de l’adoption filiale et qu’il n’est aucune puissance capable de nous séparer de l’amour qu’il nous témoigne en Jésus-Christ (Romains 8.39 ; Jean 10.28). La même reconnaissance pour la grâce imméritée de Dieu, qui au nom de Christ nous entraîne à l’action et au sacrifice, est donc aussi toute puissante pour produire en nous, avec la paix de l’âme, la consolation éternelle. Cette paix et cette consolation ne sont que la manifestation et l’effet de la foi qui espère contre toute espérance. Au milieu de toutes nos épreuves, il n’est pas de force plus pure et plus profonde pour faire en nous l’apaisement et le repos que la reconnaissance filiale, nous attestant que Dieu sans égard pour nos mérites et nos démérites, après nous avoir justifiés gratuitement, continue à exercer en notre faveur ses paternelles compassions. Mais par contre, aux heures sombres et troublées, il n’est pas de motif plus angoissant que le doute qui nous fait nous demander « si nous sommes bien réellement aimés de Dieu, s’il ne nous a pas abandonnés et rejetés, si notre salut ne serait pas à jamais désespéré ? » Ce doute peut devenir si angoissant qu’il en vient même à nous faire désespérer de notre propre salut. Cet état d’âme occupe une place si grande dans la vie, qu’on peut dire qu’à lui seul il comprend l’histoire de toutes nos tentations. Quand un chrétien, au contraire, sait vivre dans la reconnaissance pour la grâce imméritée de Dieu, cette reconnaissance se manifeste par un abandon confiant et filial en toutes ses dispositions divines. La conscience vivante du don ineffable et glorieux qui nous est octroyé en Christ, nous fait nous assurer en la grâce de Dieu, toujours suffisante pour nous, et nous rend capables de porter notre croix et de suivre le Seigneur. Elle devient alors la puissance qui recueille et qui apaise malgré toutes les impatiences de la volonté propre, les orages et les colères du désir. Nos prétentions et nos ambitions même les plus légitimes, elle sait les contenir sous le regard de Dieu et, en lui, elle nous assure notre véritable repos. Cette même reconnaissance inspire la prière et la fait subordonner complètement à la volonté de Dieu, parce qu’elle sait bien qu’il n’est pas un passereau pour tomber en terre sans sa permission, pas un seul de nos cheveux qui n’ait été compté devant lui et que jamais il ne permettra qu’un seul événement puisse contredire au bien de ceux qui l’aiment. C’est encore la reconnaissance qui inspire et fait toujours plus vive l’espérance qui tient pour assuré « que les souffrances du temps présent ne peuvent pas se comparer à la gloire qui est à venir. » Cette glorieuse assurance se trouve exprimée avec une singulière puissance et avec je ne sais quel bonheur d’expression dans beaucoup de cantiques de l’église évangélique. Les citations deviennent ici impossibles ; toutes celles que nous pourrions faire, le lecteur les aurait déjà faites avant nous.
La reconnaissance qui sait aimer, appelle et incite l’adoration et l’admiration. Bien loin de les proscrire, elle s’inspire comme elles de l’intuition chrétienne qui se complaît à toujours mieux connaître et toujours mieux aimer les perfections de Dieu et de son Christ pour les faire toujours plus grandes. Cette intuition qui contemple et qui adore est pour le cœur une source ineffable d’apaisement. Aussi, on ne saurait être chrétien et vivre dans la communion de Dieu et de Christ, qu’à la condition de s’élever de foi en foi, de vertu en vertu, autant dire d’une admiration qui sanctifie à une admiration toujours plus sainte. Car on ne peut pas connaître l’œuvre de Christ et se l’assimiler sans la voir se faire plus idéalement grande. Aussi le chrétien, plus que personne, sait-il apprécier toutes les grandeurs de la terre à leur valeur véritable et nul plus que lui n’est capable de connaître la vanité de toutes les idoles qu’admire et qu’adore le monde. Vivant dans la communion des réalités éternelles, il n’a pas besoin que le sage païen vienne lui rappeler qu’ici-bas il n’est rien qui mérite notre admiration. Ces superstitions avilissantes, ces pompes idolâtriques qui traînent un peuple asservi derrière le char de triomphe de prétendus sauveurs ou au pied des autels de saints tout aussi impuissants, le troublent certainement ; mais il les domine, car le Christ, son seul idéal, a pour toujours affranchi de ces vaines illusions. Ce n’est pas lui qui aura jamais besoin qu’on lui rappelle que l’adoration de l’homme par l’homme, l’homme adoré fût-il le plus grand de tous les génies, ne sera jamais que la plus honteuse et la plus coupable de toutes les idolâtries. Quand une fois il nous a été donné de contempler le Royaume de Dieu, les royaumes de ce monde, dans toute leur pompe, ne peuvent plus que nous inspirer une admiration bien amoindrie. En présence de l’histoire, de ses illusions, de ses promesses toujours déçues ? des craintes qu’elle inspire et jamais ne justifie, des espérances qu’elle provoque et toujours trompe, nous savons que les puissances de la terre, même les plus redoutées, ne passent et n’éblouissent que pour subir l’inexorable loi qui abaisse tout ce qui s’élève. A l’école de l’Évangile nous apprenons que toute chair est comme l’herbe, que toute la gloire de l’homme est comme la fleur des champs et que, seule, la parole de Dieu demeure éternellement (1 Pierre 1.24).
Ce n’est pas à dire que nous ayons la prétention de nous soustraire à cette implacable et vaine impuissance de toutes choses qui retient la création tout entière captive dans la douleur. Nous ne voulons pas non plus nous faire insensibles à cette inexorable puissance du temps qui passe et pèse sur toutes les créatures pour les amoindrir et les flétrir. Mais tout en retenant notre part de la douleur humaine, nous sentons la force de Christ s’accomplir en nous pour nous relever et nous fortifier. En regardant à lui, nous pouvons rester assurés que la gloire du Royaume de Dieu n’est point encore manifestée et qu’il n’est pas un jour, pas une douleur qui ne nous rapproche de l’heure où elle apparaîtra dans toute sa magnificence.
Le système religieux que l’on appelle le quiétisme, ainsi que son nom nous l’indique, se caractérise par la recherche exclusive des motifs qui peuvent nous valoir la paix intérieure, en supprimant le monde et toutes les circonstances qui pourraient nous arracher à nous-mêmes et nous imposer l’effort d’une résolution ou d’une lutte à soutenir. Dans cette tendance, l’âme prend horreur du mouvement ; elle ne veut et ne cherche que le repos ; elle n’aspire qu’au silence et à la solitude. Elle serait heureuse, si elle n’entendait plus son cœur battre et sa volonté tressaillir. Sous l’influence de l’amour pur, on a vu au dix-septième siècle ce système revêtir les formes les plus séduisantes et s’imposer à l’admiration et au respect par les manifestations les plus généreuses. Au nombre de ceux qui l’illustrèrent alors on peut citer : Michel Molina (1642-1697), François de Sales (1567-1622) et sa célèbre pénitente, Françoise de Chantal et Jeanne Lamothe-Guyon (1648-1717). L’un des premiers, Fénelon se laissa séduire par le système. Il s’en fit le défenseur, mais en retour il dut subir l’exil et une persécution d’autant plus redoutable qu’elle sut toujours dissimuler ses trop évidentes rigueurs sous le voile de l’anonyme et des déférences les plus attentives. Et cependant, l’on ne saura jamais si les convictions quiétistes de Fénelon furent pour lui autre chose que la séduction et l’attrait bien vifs qu’exercèrent sur lui les représentants de la cause persécutée. Pour les personnes qui considèrent les intérêts et les affaires de cette vie comme la seule chose nécessaire et la seule condition du bonheur, il est bien sûr que le quiétisme comme toute espèce de mysticisme, n’aura jamais d’autre valeur que celle que peut représenter une curiosité esthétique et littéraire, et ne sera qu’une question de délicats et de dilettantes. Ceux, au contraire, qui pour avoir expérimenté les réalités du monde religieux savent qu’il n’en est aucune qui n’intéresse directement la conscience morale, ils les étudieront avec un intérêt d’autant plus attentif qu’elles représentent pour eux des préoccupations qui se retrouvent à toutes les époques de l’histoire et toujours réapparaissent les mêmes, quoique sous des noms et des formes diverses. Cette erreur veut donc être étudiée non seulement à cause de l’influence qu’elle retient sur notre bonheur d’aujourd’hui, mais surtout à cause de celle qu’elle peut exercer sur notre destinée immortelle. Car ce qui caractérise le quiétisme, c’est qu’à la seule fin d’assurer le repos de la volonté, il en vient à faire complètement abstraction de la question du bonheur à venir.
Pour réaliser la perfection selon le quiétisme, il faut, en effet, que l’amour pur pour Dieu, dans un désintéressement absolu, pénètre et possède complètement notre âme, fasse taire en nous tout désir, toute aspiration et nous réduise à un tel état de passivité, qu’il n’y ait plus rien pour tenter notre volonté. Ce n’est qu’à ce prix que nous serons délivrés du tourment que fait peser sur nous la peine de vouloir. Quand une fois on arrive à ce degré de perfection, on possède enfin la prière intérieure qui jamais ne s’interrompt, car alors on ne prie plus que pour redire sans cesse : « Que ta volonté soit faite. » Malgré toutes les distractions du dehors, au milieu de toutes les tentations qui n’atteignent, il est vrai, que l’homme extérieur, et surtout en dépit de toutes les fautes qu’on peut commettre journellement, on ne jouit pas moins de l’extase et de la quiétude de la mystique contemplation. Au plus profond de l’être, persiste toujours le silence du sanctuaire ; il fait resplendir en nous le reflet de la glorieuse éternité. Le mystique, à son dire, ressemble alors aux Alpes souveraines dont les cimes éternelles sous un ciel pur et sans nuée resplendissent de l’éclat du soleil, tandis qu’à leurs pieds s’agitent, sans pouvoir les ébranler, les nuées et les orages. Il ne désire rien, ne demande rien, il s’efforce seulement de réaliser dans l’humilité cet état d’âme qui sait attendre ce qu’il plaira à Dieu de décider, soit pour l’homme intérieur soit pour celui du dehors. « Désirer le salut de son âme, dit saint François de Sales, c’est certainement une bonne chose, mais il en est une meilleure, c’est de ne rien désirer du tout. Nous ne devons rechercher qu’une chose, l’honneur de Dieu. » « Souvent, écrit Madame de Chantal, j’ai dit au Seigneur : S’il te plaît de m’envoyer en enfer, et que ce soit pour moi la place où je puisse te glorifier, donne-moi de l’accepter avec une entière résignation. » Elle nous assure que dans ses nombreux voyages, bien souvent elle a couru de sérieux dangers, mais qu’au lieu de demander à Dieu de l’en délivrer, elle lui a seulement demandé de faire ce qui pourrait le mieux servir à son honneur. Cette attente parfaite et résignée que ne vient plus troubler aucun désir, renferme l’indifférence sainte, grâce à laquelle on ne distingue plus entre les accidents du dehors et ceux de la vie intérieure, qu’ils s’appellent l’heur ou le malheur, le succès ou la déception. Dans ces conditions, l’âme ne s’attend plus qu’à une seule chose, l’honneur de Dieu : tout le reste lui devient parfaitement indifférent. Elle ne demande même plus aucune consolation, car pour elle-même, elle en est venue à ne plus rien désirer. Et le silence qui l’enveloppe n’est même plus troublé par le soupir qu’en s’exprimant pourrait exhaler le désir. « Dans cet état de sainte indifférence, dit Madame de Guyon, je ne suis plus en état de désirer quoi que ce soit, je ne sais pas même si j’existe ou non ». Grâce à ce silence complet, dans l’anéantissement se fait la transformation de l’âme ; elle s’abandonne, elle se laisse aller, elle se dissout en Dieu. En lui, elle s’évanouit et cet évanouissement fait la sainte quiétude. » La prière ne parle plus, elle est le souffle, la respiration de notre âme, elle n’a plus de volonté et même plus conscience d’elle-même. Il n’y a plus de moi, car celui qui prie n’existe plus, il s’est évanoui en Dieu. Aussi saint François de Salles a-t-il pu comparer cette absolue perfection de la quiétude à un enfant nouveau-né qui s’endort sur le sein de sa mère, ou à une statue qui, rigide et muette, s’immobilise sur son piédestal. Pour lui, il faut qu’ainsi se fasse en Dieu notre repos.
La grande erreur qu’implique cette tendance se décèle déjà à la fausse application qu’elle fait de la prière : « Que ta volonté soit faite. » A la rigueur nous pouvons dire avec Fénelon : « En réalité, il est une seule chose qui nous appartienne, c’est notre volonté ; quant au reste, il nous échappe. Notre santé peut être la proie d’une maladie, notre fortune, avant de nous appartenir, appartient à une foule de circonstances qui disposent de nous mais dont nous ne disposons pas. Et quant aux dons de notre esprit, ils ne sont qu’une dépendance de notre corps. Notre volonté est la seule chose qu’en vérité nous puissions dire nôtre. Et c’est surtout au regard de cette volonté que Dieu est un Dieu jaloux. Il ne nous l’a pas donnée afin que nous la gardions pour nous, mais pour nous fournir l’occasion de la lui donner et de la lui consacrer tout entière. A garder pour soi-même une parcelle si petite soit-elle de cette volonté, c’est prendre à Dieu ce qui lui appartient. Tous nos efforts doivent donc tendre à dire véritablement cette prière : que ta volonté se fassec » . Et cependant, si si pieuse et si douce que puisse nous paraître cette parole, nous ne pouvons pas nous l’approprier, car tout autrement que lui, nous l’entendrions. D’après l’enseignement de l’Evangile, pour nous elle signifie, que bien loin d’abdiquer et de devenir entre les mains de Dieu des instruments passifs, il faut, au contraire, qu’avant toutes choses, nous nous appliquions à recevoir sa grâce dans un acte de foi. Mais, alors qu’il est question de recevoir et de s’approprier le don de Dieu, au lieu de l’acte ici nécessaire et premier, on ne conçoit plus qu’une assimilation une abdication et comme une disparition en Dieu, un évanouissement qui ne nous laisse rien qui soit encore à nous. On le voit donc sans peine, l’erreur consiste à faire de cette prière, non pas un motif d’action mais d’abstention. L’exemple du Christ doit, au contraire, nous apprendre que quand il prie ainsi, il est en Gethsémané, alors qu’il est triste jusqu’à la mort. « Que ta volonté soit faite » ; ce n’est donc pas pour que cette demande devienne pour lui un apaisement, une consolation, mais afin que la volonté de Dieu lui soit une force pour l’accomplissement de son œuvre, un concours pour son relèvement, une impulsion dans le sacrifice. Au reste, toute la vie du Christ est là pour nous apprendre que pour le fils de l’homme, l’amour qui contemple et qui prie est toujours l’amour qui agit et se dévoue. On le voit donc, cette prière prise dans sa véritable signification est la meilleure protestation contre l’erreur quiétiste. Aussi d’après cette doctrine, cette prière ne serait que pour les commençants, ceux qui débutent dans la carrière. Mais elle ne représenterait qu’un point de vue dépassé pour ceux qui tendent vers la perfection ou l’auraient déjà réalisée. Le Seigneur, au contraire, ne nous l’a enseignée que pour qu’elle soit la prière de son Eglise jusqu’à la fin des siècles. S’il est quelqu’un qui de toutes les prières de l’oraison dominicale, en trouve une seule dont il n’ait plus besoin, quelle qu’elle soit, si élémentaire, si humble soit-elle, qu’elle ait pour but de demander le pain d’aujourd’hui ou la protection contre la tentation, on peut dire de ce quelqu’un, que quoique encore dans le temps, il est déjà affranchi du poids de faiblesse et de misère qui pèse sur tous les hommes. Si ce quelqu’un se trouvait parmi les croyants il ne le serait bientôt plus, car pour lui il n’y aurait plus de différence entre le péché et la grâce. Il est donc bien évident que si les quiétistes n’avaient pas complètement oublié la douloureuse et tragique signification du péché, jamais ils n’auraient pu se représenter la perfection d’un aussi facile accès. Mais quoiqu’ils maintiennent au point de départ de leur système la différence entre le péché et la grâce, ce n’est que pour l’abandonner et bientôt s’en affranchir ; et en réalité, elle n’est plus pour eux que celle qui oppose le fini à l’infini. En croyant s’élever jusques au degré le plus élevé, jusques à la suprême félicité, ils n’ont donc fait que s’abaisser jusques aux plus infimes éléments de ce monde, c’est-à-dire jusques au panthéisme. On dirait que Madame de Guyon a pris à tâche de mettre en complète évidence cette conséquence du système, c’est elle qui nous apprend qu’elle ne peut plus dire en priant : « Pardonne-nous nos offenses. » Car, elle en est venue à aimer Dieu dans le complet oubli d’elle-même ; et malheureusement pour elle, on dirait qu’elle n’a jamais su que l’Évangile ne commande pas l’oubli, mais le souvenir de nos péchés. C’est ici que nous voyons donc bien clairement que cette sainte indifférence consiste à ne plus s’inquiéter de son salut et à ne plus voir les différences qui séparent le péché de la grâce. Car s’il est une prière pour nous être toujours à cœur et que tous les jours nous ayons à redire, ce ne peut être que celle qui demande le pardon de nos péchés. C’est elle donc qui met en pleine évidence l’erreur non seulement des quiétistes, mais de tous les faux mystiques, et cette erreur ne saurait se concevoir plus grande. A l’en croire, nous serions dispensés de suivre le Christ sur le sentier de l’obéissance, sous le prétexte de nous élever toujours plus haut. Mais sur ces prétendues hauteurs, si nous nous laissons entraîner, au lieu de rencontrer le Christ vivant et souverain, nous ne rencontrerons qu’un pâle fantôme, une divinité abstraite et morte.
c – Fénelon sur l’existence de Dieu.
Dans la justification par la foi telle que l’exposent les livres symboliques de la Réforme, et que nous ne nous lassons jamais de redire, nous trouvons la pensée juste qui, toujours, nous empêchera si nous lui restons fidèles, de tomber dans les égarements du mysticisme. Elle affirme, cette foi, le don et l’appropriation de la grâce s’accomplissant dans l’infirmité et en même temps, dans le cœur du croyant, elle dépose les forces qui recueillent et celles qui attirent vers Dieu par Christ. Grâce à cette vérité, nous possédons la foi et la foi nous possède et par elle, nous sommes instruits aux attraits de la contemplation et aux vertus de l’action. En d’autres termes, notre église veut que la grâce de Christ en nous soit en même temps le motif le plus fécond pour faire naître la paix et la joie intérieure et le stimulant le plus énergique pour nous entraîner à la lutte et à l’action. Cette affirmation de la vérité évangélique dans la plénitude de sa force et de son onction, nous la retrouvons très généreusement exprimée dans les cantiques qu’a inspirés l’esprit de la Réforme à toutes les églises dont elle reste la mère.
Entre la morale de Spinoza et celle du quiétisme, il est une incontestable ressemblance. Cette philosophie complètement indépendante du Christianisme, célèbre elle aussi l’amour pur, l’amour désintéressé, comme la raison qui commande l’action et fait la sécurité la plus complète pour l’âme. C’est par elle, nous dit Spinoza, que nous sommes le mieux affranchis des peines et des soucis que toujours les choses finies traînent avec elles. Par elle encore, nous pouvons conquérir une quiétude d’esprit que rien ne peut troubler et nous ravir, car une fois en possession de la vérité, nous nous unissons à la raison éternelle et nous nous confondons avec elle ! Cet amour pur forme le contraste le plus complet et le plus absolu avec l’amour de la reconnaissance chrétienne que le Seigneur Jésus inspire à tous ceux qui le suivent. Car pour le philosophe, Dieu n’est plus que la raison nécessaire et impersonnelle, l’ordre inflexible qui détermine sans se tromper jamais la rigoureuse succession des choses et des événements et l’harmonie imperturbable qui commande à la nature. Mais sous cette loi d’airain, nul ne pourra jamais pressentir les battements d’un cœur capable d’aimer. A cette divinité qui se comporte toujours à l’égard de l’homme isolé avec l’indifférence la plus absolue, ce serait folie de demander une affection en retour de celle que nous pouvons lui vouer. Ce serait une folie plus grande encore d’aller proposer notre reconnaissance à ce Dieu qui ne nous a pas aimés le premier et n’a rien à nous donner. A leur heure, et au commandement de l’infaillible destin, de son sein, découlent indifféremment pour l’homme, les fléaux et les bienfaits. En réalité, nous ne pouvons donc recevoir de sa main ni mal ni bien. En fait de biens, nous n’aurons jamais que ceux que nous pouvons saisir, et nous ne jouirons que ceux que nous abandonne le hasard. Quant aux maux, nous ne souffrons jamais que ceux auxquels il nous est impossible de nous soustraire. Cet amour intellectuel qui, au dire de Spinoza, nous fait trouver une affection si pure et si sainte qu’on ne peut jamais l’entrevoir qu’en tremblant, ce serait une pure illusion, si nous l’acceptions comme ayant le moindre rapport avec le sentiment que le cœur de l’homme appelle de ce nom. Est-ce que jamais la froide et impassible nécessité du mathématicien a pu provoquer un battement de cœur ? Est-ce que la liberté et la personnalité ne sont pas les seules choses que nous puissions aimer et admirer ? Et quand nous admirons la rigoureuse harmonie qui préside à toutes les lois de la nature, n’est-ce pas uniquement parce que, au-dessus de toutes ses lois, nous concevons une puissance intelligente qui, maîtresse de toutes ces forces aveugles, en dispose à son gré ? N’est-ce pas parce que derrière le voile de tous les phénomènes et de toutes les lois de la nature, nous pressentons le souffle de l’esprit personnel et créateur ? L’amour intellectuel que recommande Spinoza n’est donc pas autre chose que la constatation par la raison des lois et des phénomènes qui régissent et confondent ensemble, l’histoire et la nature. Ou, si l’on aime mieux, cet amour n’est que l’adhésion que, contrainte et forcée, la raison doit s’imposer en présence de ces lois inflexibles de la fatalité. Cette impression d’impassible et souveraine grandeur dont s’enveloppe la morale spinoziste, elle l’emprunte uniquement à sa conception intellectuelle quand elle sait en faire la force qui inspire l’action et commande l’austère sérénité. Avec cette sérénité, ce quiétisme, le fond même de tout le système, nous avons cette universelle résignation, le renoncement aux choses qui passent, la paix imperturbable, le repos du cœur que rien ne peut nous ravir, que si souvent et si hautement a célébré Spinoza. Mais cette résignation tant vantée, il est facile de le voir, pour la plupart des hommes elle n’est qu’un leurre. Si, accidentellement et en présence d’un fait particulier, ils pratiquent un acte de renoncement, ils n’en maintiennent pas moins toutes leurs prétentions au regard de ce qu’ils considèrent comme leur droit, leur véritable destinée. Ils gardent donc toutes leurs illusions et s’obstinent à faire dépendre leur bonheur en ce monde, de tel bien particulier qu’ils poursuivent, et lorsqu’ils doivent se détromper, tout en se résignant, ils reportent leurs espérances sur une nouvelle illusion. Toujours ballottés d’une illusion qui les trompe à l’illusion qui les reprend pour les tromper encore, ils ne peuvent jamais se résigner à la résignation, c’est-à-dire à ne plus espérer. Quant au maître lui-même, il faut le reconnaître, il s’était complètement identifié avec la résignation absolue. C’est par cette impassible sérénité que ce grand esprit retenait Gœthe sous le charme, lorsqu’il écrivait : Vérité et fiction. « A le contempler, disait-il, on dirait que toujours il a renoncé à se faire sa part dans ce branle éternel qui emporte les choses d’ici-bas et que jamais il ne consentira à ce que son moi fini se trouve en contradiction avec les lois éternelles de la raison. Ce serait à croire qu’il réalise l’absolu désintéressement, car il n’est plus rien en lui qui ressemble à ce que nous autres hommes nous appelons la peine ou le désir. A ses pieds, il laisse couler le flot du temps, pour lui il n’apporte ou n’emporte que les maux qui passent et les biens qui trompent ». Tout en ne représentant qu’une vérité négative, cette attitude n’est pas sans grandeur. Mais grandeur ou vérité, nous la rencontrons mieux et plus encore dans la morale boudhiste que Schopenhauer a si fort exaltée de nos jours. Pour le boudhiste, le néant est le contenant et le contenu de toute existence humaine. Aussi tient-il pour des victimes de Maja (la déesse de l’apparence qui trompe), le plus grand nombre de ceux qui vivent ; il les laisse passer un bandeau sur les yeux, prenant le néant pour l’être. Pour lui au contraire, il n’est plus de bandeau. Il reconnaît l’éternelle évolution et se résigne dans l’impassible contemplation et laisse toutes choses se hâter et se perdre dans l’éternel néant.
[Nous retrouvons cette même pensée dans une strophe d’un poète inconnu que cite Schopenhauer dans son livre parerga et paralipomena. Vol. I, p. 235. « Viendrais-tu à perdre un monde tout entier, ne te laisse point émouvoir. Tu n’as rien perdu. Et viendrais-tu à conquérir un monde tout entier garde-toi de t’enorgueillir tu n’aurais conquis que le néant. Les joies et les douleurs vont et viennent en ce monde, ne te lève pas pour les voir passer, c’est le néant qui passe. »]
Si complète et bien raisonnée que puisse nous apparaître cette superbe indifférence, elle n’en est pas moins entachée d’un défaut capital. Le souverain bien qu’elle nous propose n’est qu’un pur néant, et pour elle la personnalité humaine et tous les biens ne comptent qu’à ce titre. Pas plus que la sagesse indienne, la doctrine de Spinoza ne saurait échapper à cette critique. Le souverain bien dans les deux systèmes, la vraie connaissance de Dieu, seule capable de nous délivrer de l’illusion, à la considérer au point de vue moral, ne tarde pas à se confondre avec le pur néant, car pour eux l’auteur de l’ordre éternel n’est pas un principe moral, mais une force qui ne relève que de l’intelligence et de la matière. Le renoncement au monde que nous enseigne le panthéisme ne représente donc pour nous qu’une vérité incomplète. Il ne peut apporter la paix qu’aux âmes dont il comprime ou fausse les besoins les plus vrais et les plus humains, ou à celles qui n’ont jamais soupçonné leur immortelle valeur et jamais vécu la vie qui pressent les réalités éternelles dans la communion avec le père qui est au ciel. Bien avant la résignation, l’homme appelle la consolation. En retour de la souffrance d’aujourd’hui, elle lui laisse la certitude d’un monde meilleur que tout ce que nous pouvons imaginer et concevoir. Car il est impossible de vivre sans apprendre à se désillusionner des biens de ce monde, de ceux-là surtout que le monde admire et poursuit sans cesse. Et il serait à plaindre celui qui après en avoir connu le labeur, les joies et les tristesses, ne sentirait pas se faire en lui la faim et la soif de la réalité qui ne trompe plus ! Nul ne peut se le dissimuler, plus le monde, les uns après les autres, nous retire-t-il les biens que pour un instant il nous avait prêtés, la jeunesse, la santé, la force, le travail, les affections, et plus, nous avons besoin de cet idéal auquel tout entiers nous pouvons nous abandonner avec la certitude, qu’à le connaître nous entendrons l’hymne qui adore et chante, et dont les accents toujours plus purs dominent et font taire la plainte qu’inspire l’horreur de la mort et du péché.
En vivant dans la paix du Royaume de Dieu, dans l’admiration de ses ineffables richesses et de sa gloire immortelle, plus le disciple de Christ sentira se faire en lui le désintéressement véritable pour les biens et les maux de ce monde. A l’exemple du Seigneur qui dormait au milieu de la tempête sur le lac de Génézareth, nous apprendrons nous aussi à rester confiants et calmes au milieu de tous les orages : nous n’avons qu’à regarder à lui, il est le modèle du quiétisme véritable ; il doit être le nôtre. Ne reposait-il pas en pleine et sainte assurance, dans le sein de son père, alors que les vagues assaillaient la nef qui le portait ? En se faisant en nous, cette paix vivante et profonde, elle agrandira et sanctifiera toutes nos joies. Par elle nous apprendrons qu’elles ne sont pas pour nous le résultat d’un accident ou d’un bien que nous pouvons perdre, mais le don du ciel lui-même, de ce monde qui verra et fera toutes choses nouvelles et pour nous se fait toujours plus visible et plus présent. Notre joie dans le Seigneur et pour son royaume n’est donc après tout que la joie dans la vie éternelle et pour elle. La paix en est la condition première et indispensable. Sans elle, la joie ne peut pas se concevoir tandis que l’inverse serait possible. Aussi a-ton pu parler d’une paix douloureuse, d’une paix qui implique de cruels et d’humiliants souvenirs et entraîne avec elle de dures privations. L’on cite même un chrétien qui, après de grandes épreuves, ayant eu enfin le privilège de trouver la paix dans la réconciliation avec son Dieu, répondait volontiers quand on l’interrogeait sur son état d’âme : « Je suis en paix, mais ne saurais être en joie. » Ils ne sont que trop nombreux ceux qui pourraient faire la même réponse. Cependant l’on peut dire qu’une paix qui ne connaîtrait aucun rayon de joie ne saurait être considérée comme l’état normal du croyant. Mais il faut bien le reconnaître, il est des chrétiens qui n’ont jamais connu la joie qu’à de bien rares moments de leur existence. Et cependant, l’apôtre nous dit : Soyez toujours joyeux ! (Philippiens 4.4). Il ne faudrait pas en conclure qu’il ait cru la joie toujours possible dans un cœur chrétien. Tel, en effet, devrait être l’état normal du chrétien. Mais le plus souvent, pour les chrétiens les meilleurs, la réalité n’est qu’un idéal qui s’enfuit ou que troublent es dispositions maladives d’un caractère incomplet et souffrant. Nous n’en sommes pas moins obligés de reconnaître que dans une existence chrétienne sans joie, la paix languit et souffre ainsi que la plante sur un sol sans profondeur et reste incapable d’exercer sa légitime influence au grand détriment du caractère chrétien. Comment en serait-il autrement ? La joie n’est, en effet, que la certitude du souverain bien s’affirmant pour nous par la possession d’un bonheur qui ne peut se réaliser dans la vie éternelle qu’à la condition d’être au moins entrevu dès ici-bas. Entre la joie et la paix il est donc bien difficile d’établir d’exactes et précises limites. Il n’est pas un repli, si profond et si caché de notre être moral, que la paix ne puisse atteindre de sa bienfaisante influence. S’il est en nous des tristesses, elle les dissipe de sa lumière et les réchauffe de sa chaleur pénétrante. La paix, en tant que la ferme et entière assurance de notre réconciliation avec Dieu est pour le chrétien le premier de tous les biens et la seule chose vraiment nécessaire. En l’absence de ce bien, si l’on veut encore parler de la joie chrétienne, on ne peut plus que commettre un fade verbiage qui cherche à nous faire prendre les satisfactions de la vie mondaine, les illusions de la chair, pour les fécondes et généreuses aspirations descendues du ciel. A ceux qui se plaignent de ne pas connaître la joie, tout en possédant cependant les assurances de la paix chrétienne, il nous suffira de dire : « Jouissez de votre paix sentez tout ce qu’elle doit vous inspirer de reconnaissance, efforcez-vous d’adorer et de contempler et forcément vous connaîtrez la joie. »
Luther nous offre le véritable modèle de la paix chrétienne. Il eût été, pour lui, bien difficile de ne pas savoir la posséder, alors qu’il avait su si péniblement la conquérir. Il n’en est pas moins le combattant qui va toujours au devant de luttes nouvelles, mais au plus fort de ces luttes, l’assurance de la paix de Dieu l’élève au-dessus du monde. Si parfois, sous la violence des coups que lui porte l’adversaire, on le sent chanceler et faiblir, on le voit bientôt se relever par la puissance de sa foi. Et c’est à l’heure qui, pour lui, pouvait se faire la plus sombre, que sa paix se change en joie. En lui aussi, nous trouvons l’indifférence véritablement évangélique et chrétienne à l’égard des biens de ce monde, alors même que pour lui ils représentent les affections les plus pures et les plus chères. A ce désintéressement qui n’est ni de la résignation, ni de l’indifférence, mais la confiance absolue en Dieu, il a su donner des accents inoubliables dans son immortel cantique :
« Qu’on nous ôte nos biens, qu’on serre nos liens, — que nous importe ! Ta grâce est la plus forte — et ton Royaume est pour les tiens. »
A dire : « Que nous importe, » il affirme une indifférence qui, certes, n’ignore pas la grandeur du sacrifice qu’elle doit souffrir, le souffre dans la douleur, en se sentant plus forte encore que cette douleur et ce sacrifice. Et dans cette conclusion : « Ton Royaume est pour les tiens, » qui pourrait ne pas voir le héros qui se relève, sûr de posséder dans la paix et dans la joie le trésor suprême auprès duquel ne sont pas à comparer tous ceux que peut offrir la terre ?
Fénelon nous donne aussi un bel exemple de la paix s’affirmant dans la sérénité de la joie chrétienne. Malgré les erreurs que nous avons dû rappeler, les préjugés et les étroitesses de l’Eglise à laquelle il appartenait, son cœur véritablement pieux a su réaliser ce vrai mysticisme que recommande l’apôtre lorsqu’il nous dit :« Celui qui se donne au Seigneur est avec lui un même esprit » (1 Corinthiens 6.17). Certainement, il n’est pas de la taille des lutteurs héroïques et il ne saurait prétendre à la haute stature d’un Luther, mais il n’en est pas moins grand par la foi et reste un maître pour la piété. On sent la charité dans son geste et son attitude ; et une charité qui s’exhale, comme le parfum, du renoncement à lui-même dans la paix du ciel. A le contempler dans ses portraits originaux, on n’a pas de la peine à reconnaître en lui l’homme de la contemplation, l’esprit vivant des réalités éternelles. Il n’est pas un de ses traits qui ne rappelle une nature idéale. On dirait même que pour lui, la matière tend à se volatiliser et à s’épanouir dans le pur éther de l’immortalité. Il est grand non seulement à la manière dont il supporte les grandes épreuves, mais même les plus humbles contrariétés ; on dirait qu’il a l’instinct de tout ce qui est humble. Et cette humilité est le trait caractéristique de cette étrange personnalité prédestinée, semble-t-il, pour le gouvernement des âmes, tant elle exhale de grâces et d’attraits au service d’une indicible charité. La paix chrétienne que le monde ne peut pas ébranler, doit pouvoir s’affirmer au milieu des luttes héroïques, des revers et des surprises tragiques dont l’histoire est obligée de garder le souvenir. Ainsi il en fut pour Luther, lorsque à Worms, il prononça cette immortelle parole : « Me voici et je ne puis autrement ! » Ici le moine saxon, dans un contraste saisissant apparaît bien haut au-dessus de Fénelon : et telle est la hauteur de la stature à laquelle il s’élève, que le grand archevêque n’apparaît plus qu’à ses pieds, amoindri et découronné. Il ne sut en effet s’élever qu’en s’abaissant et se condamnant lui-même, et dans sa propre chaire, sous la condamnation du pontife romain ! Cette condamnation, il la subit au nom d’une lettre morte et d’une autorité humaine et malgré la parole vivante de l’Évangile qu’il croyait entendre dans sa propre conscience. Cette paix, il faut savoir aussi la retenir au milieu des peines et des difficultés qui ne sont faites qu’avec les intérêts et les circonstances les plus humbles et les plus vulgaires de la vie de chaque jour. Sous ce rapport les écrits de Fénelon, il faut l’avouer, grâce à l’attrait d’une personnalité tout imprégnée d’apaisement, renferment d’utiles et importantes leçons. Mais elles ne sont bonnes et profitables pour le croyant qu’avec le correctif de la foi chrétienne. Il excelle à recommander la plus scrupuleuse fidélité dans les petites choses, et ne veut pas que nous laissions compromettre notre foi par les infiniment petits, par les détails les plus humbles de la vie. Il y a plaisir à lui entendre dire qu’à leur contact, nous ne devons pas faire comme les riches, qui, à chaque instant, compromettent leur fortune au service des intérêts les plus abaissés. Il vaut la peine de l’entendre lorsqu’il recommande de ne pas nous laisser ravir notre paix par les ennuis, les soucis et les vulgarités de l’existence de chaque jour, par l’indifférence, la folie ou la méchanceté des hommes, par cette multitude infinie d’infiniment petits qui infailliblement ruinent les âmes les meilleures, quand elles ne savent pas en faire une occasion de se reprendre, une discipline ascétique, un moyen d’éducation. Il veut que nous en fassions des moyens de grâce qui tour à tour enseignent l’indifférence à l’égard des biens de ce monde et l’oubli de nous-mêmes. Il est telle de ses lettres qui renferme les leçons les meilleures et les plus instructives pour ceux qui cherchent la véritable paix. C’est ainsi qu’à l’un de ses amis qui s’accuse d’impatience à l’égard du monde et dans ses relations domestiques, il écrit : « Laissez couler l’eau sous le pont. N’oubliez pas que les hommes sont injustes, faibles, vains, inconstants, faux, orgueilleux, épris d’eux-mêmes ; prenez-les donc tels qu’ils sont ; acceptez le monde tel qu’il est. Vous ne pourriez rien y changer. Laissez à chacun suivre sa pente, vous n’avancerez rien à le contredire. Vous n’y pouvez rien. Chacun a son tempérament et ses habitudes, n’entreprenez pas de les refondre. Le plus court est de les supporter tels qu’ils sont. Apprenez à vous faire à l’injustice et à la déraison. Mais gardez votre paix dans le sein de Dieu. Imitez-le, rappelez-vous qu’il voit tous les maux que vous voyez et qu’il les tolère. Contentez-vous du peu de bien que vous pouvez faire mais sans y apporter trop de zèle. Ne t’inquiète pas plus des choses du dehors que si elles n’existaient pas »d. Ces leçons, il faut bien le reconnaître, ne sont pas pour tous, elles exhalent un faux air de stoïcisme infiniment plus que l’inspiration évangélique. Mais cette inspiration cependant n’est pas complètement absente. A étudier Fénelon, impartialement et à la lumière de l’Évangile, il faut bien reconnaître qu’il ne fait que traduire dans la langue chrétienne tout ce que le stoïcisme contient de salutaire. Il y aurait injustice à croire qu’il a voulu nous enseigner à dissimuler l’égoïsme sous les couleurs et les apparences de la piété, et au détriment de la charité envers le prochain. Une pareille intention ne se conçoit pas un seul instant avec l’esprit et dans l’ordre d’idées qu’aime Fénelon. Quand nous gardons la paix de Dieu et que, fidèlement attachés à son cœur de père, nous accomplissons notre devoir, cette prétendue indifférence, chrétiennement entendue, veut dire, qu’avec les forces à nous confiées, à la place qui nous est assignée, nous devons toujours travailler pour le Royaume de Dieu et considérer ce travail comme notre devoir principal. Mais il veut que sans oublier l’amour que nous devons à notre prochain, nous ne permettions pas que sa folie ou sa méchanceté trouble notre paix. Nous ne devons pas non plus songer par impatience et dans un zèle inconsidéré à changer ce qui, chez les autres, reste en dehors de notre atteinte et ce que Dieu tolère et supporte dans sa grande longanimité. On serait injuste à ne pas l’entendre ; dans notre être le plus intime, nous devons nous faire une place que ne puissent pas nous dérober les peines, les préoccupations, les ennuis du monde de dehors. En ce sens, il faut que les tentations sans fin qui, à chaque instant, nous assaillent, ne puissent pas dépasser les demeures les plus extérieures de notre être et que surtout, jamais elles ne puissent envahir et troubler le sanctuaire de l’âme que tout entier doivent posséder et garder le recueillement et la paix, malgré tous les bruits du dehors.
d – Lettres spirituelles : ne point prendre feu sur les dérèglements des hommes, remettre tout à Dieu et paix dans l’accomplissement de nos devoirs.
Nous pouvons maintenant affirmer que la puissance la plus efficace pour faire en nous l’apaisement, la paix vivante et intime, autant dire la joie dans ce qu’elle a de plus élevé, ne peut se rencontrer que dans la communion avec le Seigneur Jésus. Ce n’est pas cependant une raison pour oublier que l’on peut abuser des consolations de l’Évangile et que trop souvent l’on a su faire, avec la justification par la foi, la coupe qui endort, l’opium qui étouffe la conscience. Mais si douloureuse ou si fréquente que puisse être cette profanation, elle ne saurait nous surprendre. Il n’est, en effet, que les choses excellentes pour provoquer les contrefaçons et les travestissements. Ces abus, ou si l’on veut, ces sacrilèges, fussent-ils encore plus fréquents, ne pourront jamais nous faire accepter pour la vérité les vains propos, à l’aide desquels l’indifférence cherche à calmer, ou plutôt à endormir la conscience que troublent les anxieuses perspectives de l’avenir et les déceptions de l’heure présente. Quand toutes les illusions se dissipent et que la réalité toujours plus redoutable fait entendre la parole du souverain juge et ne laisse subsister que la solennité de la justice éternelle, ces axiomes de la banalité humaine, on peut les répéter mais sans les croire et sans jamais les faire croire ; ils ne sont plus qu’odieux ou désolants, on souffre à leur entendre dire qu’on ne doit pas trop s’inquiéter des fautes commises, qu’il est des circonstances sur lesquelles il faut passer, glisser sans jamais approfondir, que Dieu est trop bon pour punir, qu’à tout péché miséricorde, qu’il faut s’accommoder aux circonstances, prendre les hommes tels qu’ils sont ; que le temps comble tous les fossés et abaisse toutes les hauteurs. A qui, en effet, pourra-ton faire croire que l’on peut justifier le mal ? Et qui jamais tiendra pour assuré que le mal ne soit pas le malheur ? Alors même que le travail, l’ordre, la régularité et, par surcroît, le parfait comme il faut dans la vie, viendraient eux-mêmes faire valoir ces moyens d’apaisement, ils n’en resteront pas moins d’insuffisants palliatifs, un remède odieux à la plaie si cruellement profonde que l’homme porte cachée dans son cœur.
Cette paix de transactions et de compromis qui n’a rien à donner à la conscience et à l’honneur de l’homme, ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, ceux qui ne peuvent se résigner à la subir, alors même qu’ils n’acceptent pas celle de l’Évangile. Dans leur enfance, ils ont été élevés par une morale sans Dieu et sans espérance en ce monde, et lorsque viennent pour eux les épreuves et les difficultés, ils ne peuvent pas lui demander les consolations qu’elle n’a pas. Alors il en est qui veulent les chercher dans le culte des beaux-arts. Très certainement ils peuvent rencontrer dans ce culte des influences capables de les apaiser et de les relever, car il est impossible de le méconnaître, l’art sait nous transporter dans un milieu où l’on ne retrouve plus les vulgaires et brutales réalités qui, trop souvent meurtrissent et fatiguent. Il nous fait connaître l’enthousiasme et les attraits d’un monde que l’on ne peut pas entrevoir sans pressentir la douceur pénétrante et sereine du jour éternel. Nous en convenons encore, quoiqu’il n’ait ni le pouvoir ni la prétention de nous communiquer l’éternelle et vraie consolation, le grand art n’en est pas moins un des plus sublimes enchantements de la vie. Ici nous pouvons faire appel au témoignage de Luther lui-même. Il appelait la musique sa noble et sainte Dame. Il tenait à honneur son culte et le pratiquait religieusement ; car, disait-il, elle a le pouvoir de chasser les démons et de faire jaillir la joie du cœur de l’homme. Et il n’est point d’art qui, comme la musique, sache exercer sur le cœur de l’homme un empire aussi absolu. A son gré, elle enivre, elle exalte ou elle apaise. Que d’heures sombres et attristées elle a dissipées ! Que de fois, alors qu’allait éclater dans toute sa violence l’orage de la passion, elle a su le maîtriser et faire de suaves harmonies avec ses emportements et ses douleurs ! Elle n’a qu’à lever sa magique baguette pour que nous ne sentions plus l’écharde de la douleur et les contraintes de la réalité. Grâce à elle, nous nous retrouvons dans le monde de l’extase et de l’éternel apaisement. Plus il s’entrouvre pour nous, et plus nous entendons les accents qui font toutes choses nouvelles. Nous enveloppant et nous pénétrant alors de sa lumière et de ses attraits, ce monde divin produit je ne sais quelle merveilleuse résurrection. Qu’elle apparaisse, la divine enchanteresse, à l’écouter et à se recueillir, à ses pieds, le plus humble oublie ses peines et ses douleurs. Le fardeau qui, tout à l’heure, l’oppressait devient la joie qui l’étreint. L’idéal qu’elle évoque, nous avons beau le sentir impossible, il n’en est pas moins sensible et souverain. Que de fois les symphonies d’un Mozart ou la magie créatrice d’un Beethoven ont fait déborder l’apaisement et la joie dans le cœur qu’étreignait la douleur ! Cette impression d’apaisement et de joyeuse délivrance peut même se faire si pénétrante que l’âme tout entière, complètement éprise et subjuguée, s’oublie elle-même et pour elle il n’est plus que le désir qui la contraint à redire : Encore, et toujours encore ! Seule, la musique est capable d’aimer et de faire aimer la perpétuelle redite. Et il n’est qu’elle au monde pour apaiser une âme et la retenir captive toujours sous la même impression. De tout temps, on a compris que la puissance de la musique n’était pas seulement la note qui ravissait, mais celle qui savait apaiser. C’est l’histoire de Saül et de la harpe de David. Aux sons mélodieux de cette harpe, le cœur impétueux du roi se taisait et le mauvais esprit cessait de le troubler (1 Samuel 10.23). Les Grecs comprenaient eux aussi cette puissance de l’harmonie. Ils aimaient à célébrer dans leurs légendes les victoires qu’elle a remportées sur les natures les plus violentes, sur la mort elle-même. Que de fois ils nous l’ont représentée, apaisant et endormant, ainsi qu’une mère sait le faire, ces âmes orageuses et passionnées, d’autant plus emportées, qu’à peine sorties de l’âge héroïque, elles confondaient le premier éveil de la liberté avec le cri rauque et sauvage de l’instinct bestial. Il n’est pas de savoir ni de raisonnement dont la puissance puisse jamais se comparer à celle de la musique. Alors qu’elle s’inspire de la pensée religieuse, qu’elle évoque nos émotions les plus pures et laisse transparaître la splendeur de la paix éternelle, on dirait d’un ange qui ouvre ses grandes ailes et se penche sur nous pour nous emporter par delà les ombres d’aujourd’hui dans les demeures célestes.
Et cependant, quels que soient les séductions et les attraits de l’art magique par excellence, il nous faut reconnaître qu’il est impuissant pour communiquer à l’âme l’apaisement et la paix véritables. Et puis, on ne saurait l’oublier, si grand qu’il soit, l’art ne peut être lui-même qu’à la condition de servir au vrai bien, à l’idéal moral. Ce n’est qu’à la condition d’élever nos pensées vers cet idéal, plus grand et plus pur que l’art lui-même, qu’il peut nous donner le pressentiment des biens à venir. Pour être lui-même, il faut donc qu’il dissipe nos ténèbres et qu’au travers des ombres de la matière qui nous en dérobent l’immortelle splendeur, il laisse transparaître l’idéale et vraie nature. Mais par delà cette délivrance, il ne serait pas lui-même, s’il ne nous faisait pas pressentir une délivrance meilleure pour le jour où, complètement affranchis des illusions qui trompent, nous connaîtrons la création véritable, celle qui fut le paradis terrestre et que pressentait le génie grec lorsqu’il appelait ce monde le « Kosmos », la suprême beauté. Il y a donc dans l’art d’aujourd’hui la prophétie de l’idéal éternel et il n’est lui-même qu’à la condition d’en rester l’interprète. Mais si l’art s’abandonne à lui-même et n’a plus souci de l’idéal moral, il n’est plus que la sirène enchanteresse qui prend notre âme et l’endort dans les charmes décevants d’une ivresse sensuelle. Il n’emprunte alors à l’éternelle vérité que la séduction qui entraîne vers l’abîme et nous en dérobe l’horreur. L’apaisement qu’il inspire n’est qu’une illusion momentanée qui a bientôt fait de nous lasser. Et à l’heure du réveil, si nous ne connaissons rien de meilleur et de plus grand, nous retombons plus amoindris et plus meurtris sur cette terre dure et maudite, au-dessus de laquelle pour un instant nous avions cru nous élever. Christ seul donne la paix qui ne peut plus être enlevée. Il ne commence pas son œuvre en nous trompant par les illusions enchanteresses de l’art et de l’esthétique, mais en nous montrant le mal dans toute sa tragique et coupable horreur. Il le fait même plus redoutable que nous n’aurions osé l’entrevoir, car il nous oblige à reconnaître qu’il prend sa source dans notre propre cœur. Ce n’est donc point au nom de l’art mais au nom de la vérité éternelle qu’il nous crie à tous : Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et chargés et vous trouverez le repos pour vos âmes et je vous délivrerai (Matthieu 11.28).