Nous reconnaissons donc notre Seigneur Jésus-Christ comme Dieu selon ces différentes modalités : il en porte le nom, il l’est par sa naissance, il en possède la nature, il en montre la puissance, il en fait la déclaration.
Sur son nom, je pense qu’il n’y a pas à hésiter. Nous lisons en effet ; « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jean 1.1). Quel est ce blasphème ! Pourquoi ne serait-il pas ce qu’on le dit ? Le nom n’est-il pas ce qui désigne la nature ? Puisqu’il faut une raison pour contredire une affirmation, je voudrais bien savoir quelle raison pourrait être avancée, pour nier sa divinité ! Car on lui donne simplement ce nom de Dieu, sans ajouter un autre mot qui fasse trébucher. Oui, le Verbe qui « s’est fait chair » (Jean 1.14), n’est rien d’autre que Dieu. Il n’y a pas lieu de supposer ici un nom qu’on lui attribue ou un nom d’adoption, pour que celui qui est Dieu ne possède pas le nom qui lui revient de par sa nature.
Considère d’autres textes où le nom de Dieu est employé par attribution ou à titre d’adoption.
Moïse s’entend dire : « Je t’ai donné comme dieu à Pharaon » (Exode 7.1). L’explication de ce nom de « dieu » ne se trouve-t-elle pas à côté, lorsqu’on nous parle de « Pharaon » ? Ou bien, ce nom apporterait-il à Moïse la nature divine, plutôt qu’il ne l’offre, par ses effets, à celui qui tremble de terreur lorsque le bâton de Moïse, devenu serpent tout en restant bâton, dévore sur le champ les serpents des magiciens[16] lorsque Moïse chasse les taons qu’il avait fait venir[17], lorsqu’il éloigne la grêle par la même force qui l’avait appelée[18], lorsqu’il débarrasse le pays des sauterelles par la même puissance qui les avait suscitées[19], si bien que les magiciens sont contraints de reconnaître le doigt de Dieu dans les œuvres de Moïse[20]. Celui-ci a donc été donné comme dieu à Pharaon, pour en être craint, pour en être prié, pour le punir et pour le guérir. Autre chose est d’être donné comme dieu, autre chose est d’être Dieu ! Car si Moïse est donné comme dieu à Pharaon, il ne possède ni la nature, ni le nom de Dieu, puisqu’il n’est pas Dieu.
[16] Cf. Exode 7.12.
[17] Cf. Exode 8.24-31.
[18] Exode 9.23-33.
[19] Cf. Exode 10.13, 19.
[20] Exode 8.15.
Je me rappelle encore un autre passage où l’on rencontre cette appellation : « Je l’ai dit : vous êtes des dieux » (Psaumes 82.6). Mais en ce texte, il ne s’agit que de l’octroi d’un nom. Cette expression : « Je l’ai dit », laisse entendre une manière de s’exprimer, plutôt qu’elle n’annonce un nom exprimant une réalité[21]. Car le nom donné à une réalité nous permet de comprendre ce qu’est cette réalité, mais une dénomination est laissée au libre choix de quiconque. Et là où quelqu’un nous avertit qu’il va donner telle appellation, cette appellation, qui ne relève que du langage de Fauteur, n’entre pas dans la catégorie d’un nom exprimant la substance.
[21] Le mot « res » indique une nature permanente par opposition à « accidens », qui est quelque chose d’ajouté à la nature.
Mais ici, en ce texte, le Verbe est Dieu. La réalité de Dieu existe dans le Verbe, la réalité du Verbe est exprimée par le nom. Car le nom de Verbe donné au Fils de Dieu, lui vient du mystère de sa naissance, comme aussi le nom de Sagesse et celui de Puissance. Tout cela, qui existe en Dieu le Fils avec la substance de sa vraie naissance, appartient toutefois en propre à Dieu le Père, bien que celui-ci le communique à Dieu le Fils, par la naissance.
Car, nous l’avons fréquemment répété, nous ne parlons pas de division dans le Fils, mais nous enseignons le mystère de sa naissance. Il ne s’agit pas d’une séparation imparfaite, mais d’une génération parfaite : sa naissance n’est pas au préjudice de celui qui l’engendre, alors qu’elle assure la perfection de celui qui naît. C’est pourquoi les noms de ces attributs[22] conviennent au Fils Unique ; les perfections que soulignent ces noms le couronnent, lui qui existe en tant que personne, par sa naissance, et pourtant elles appartiennent au Père, en vertu de sa nature immuable. En effet, Dieu, le Fils Unique, est aussi le Verbe[23] Mais le Père Innascible n’est jamais sans son Verbe. Non que la nature du Fils soit l’émission d’un son : il est Dieu de Dieu, existant dans la vérité de sa naissance. Ce mot de Verbe nous enseigne qu’il vient du Père comme son propre Fils, inséparable de lui par la communion à une même nature.
[22] C’est-à-dire : Verbe, Sagesse, Puissance
[23] Les lignes suivantes se comprennent dans le sens de Verbe = Parole.
C’est de la même manière que le Christ est Sagesse et Puissance de Dieu. Ce n’est pas qu’il soit, au sens ordinaire de ces mots, le mouvement qui donne le branle à une force de l’âme ou à la pensée ; mais la nature qu’il tient par suite de la véritable naissance de sa substance, est exprimée par les noms de ces réalités présentes au plus profond de l’homme. Car celui qui tient son existence de sa naissance, ne saurait être assimilé à ce qui réside toujours au dedans de chacun[24]. Le Fils Unique du Père, le Dieu éternel, né comme Dieu subsistant[25], ne doit pas être regardé comme étranger à la nature divine du Père ; aussi son existence nous est-elle exprimée par les noms des propriétés dont jouit celui par qui il existe[26].
[24] « Semper intemum » synonyme de « semper inhaerens », ce qui est né n’est pas une pure qualité inhérente à l’engendrant mais un être qui subsiste par lui-même.
[25] « Subsister » avec la nuance de « comme personne distincte ».
[26] Les noms de Sagesse et de Puissance qui sont attribués au Fils et révèlent sa nature, lui viennent du Père, et le Père n’abandonne pas ces attributs par la naissance du Fils.
Par conséquent, celui qui est Dieu, n’est pas autre que Dieu. Car, lorsque j’entends : « Le Verbe était Dieu » (Jean 1.1), je n’entends pas seulement qu’il m’est parlé de Dieu le Verbe, mais je saisis en ce texte l’évidence que le Verbe est Dieu. Et si, plus haut, le nom de Dieu n’était donné que par pure appellation à Moïse et à ceux qui reçoivent le qualificatif de dieux, ici, il y a une réalité exprimant la substance, lorsqu’on me dit : « Il était Dieu. » Car le verbe « être » n’est pas un mot accidentel, mais il exprime une vérité subsistante, un principe permanent, le caractère propre de sa modalité naturelle.
Voyons maintenant si cette affirmation de Jean l’Evangéliste concorde avec l’aveu de l’apôtre Thomas, lorsqu’il s’exclame : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jean 20.28). Il est donc son Dieu, celui qu’il reconnaît pour Dieu. Certes, il n’ignorait pas qu’elle venait du Seigneur, cette injonction : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un » (Deutéronome 6.4). Comment la foi de l’Apôtre aurait-elle oublié le principal commandement du Seigneur, pour reconnaître la divinité du Christ, puisqu’il fallait confesser le Dieu unique pour avoir la vie ? Mais l’Apôtre, à la lumière de la résurrection, comprenait dans sa totalité le plan mystérieux auquel adhère notre foi. Et lui qui avait si souvent entendu : « Moi et le Père, nous sommes un » (Jean 10.30), et : « Tout ce qui est à mon Père est à moi » (Jean 16.15), comme : « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jean 14.11), le voici qui confesse à présent, sans péril pour sa foi, le nom qui exprime la nature divine du Christ.
Sa foi qui reconnaissait la divinité du Fils, ne se séparait pas de l’attachement à un seul Dieu, le Père, puisqu’il en était persuadé : dans le Fils de Dieu, il n’y a pas d’autre véritable nature divine que celle que possède le Père. Sa foi en une seule nature divine n’était pas mise en danger par une confession hétérodoxe d’un autre Dieu, puisque la naissance parfaite du Fils de Dieu ne lui conférait pas la nature d’un autre Dieu.
C’est donc parce qu’il comprend la vérité du mystère révélé dans l’Evangile que Thomas reconnaît le Christ pour son Seigneur et son Dieu. Ce nom qu’il lui donne n’est pas un titre honorifique, mais la reconnaissance de sa nature, car, il le croit, le Christ est Dieu par ses œuvres et par ses miracles.
En retour, le Seigneur nous confirme que le culte qui lui a été rendu par cette proclamation, n’est pas un simple témoignage d’honneur, mais une profession de foi, car il affirme : « Tu as cru, parce que tu as vu ; bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru » (Jean 20.29). Car c’est par la vue que Thomas a cru. Mais tu te demandes : qu’est-ce qu’il a cru ? Qu’aurait-il cru d’autre que ce qu’il a reconnu : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » ? Seule en effet, la nature divine était capable de se ressusciter par elle-même, et de passer de la mort à la vie. Et la foi d’une religion qui mérite créance, c’est d’affirmer que le Christ est Dieu.
Allons-nous donc penser que ce nom de Dieu, donné au Christ, n’exprime pas la réalité de sa nature, alors que l’affirmation de ce nom est la conséquence de la foi qu’a l’Apôtre en sa nature divine ? Mais, à coup sûr, ce Fils aimant de Dieu qui n’a pas accompli sa volonté, mais celle de celui qui l’a envoyé[27] qui n’a pas cherché sa gloire, mais celle de celui de qui il venait[28], n’aurait pas accepté qu’on lui fasse l’honneur de lui attribuer le nom divin, s’il n’était pas Dieu ; c’eût été renier ce Dieu unique qu’il avait prêché. Mais en ratifiant la réalité mystérieuse perçue par la foi de l’Apôtre, et en reconnaissant comme sien le nom qui exprime la nature du Père, le Christ nous enseigne que sont bienheureux ceux qui ne Font pas vu ressuscité des morts, et qui cependant ont cru qu’il est Dieu, en comprenant le sens de sa résurrection.
[27] Cf. Jean 5.30.
[28] Ibid. Jean 8.49-50.
C’est pourquoi le nom qui exprime la nature fait partie intégrante de notre profession de foi. Car un nom, du fait qu’il désigne une chose, désigne aussi une autre chose de la même espèce. Dès lors, il est clair que ces deux choses ne sont pas deux substances différentes, mais qu’il s’agit dans les deux cas d’une substance de la même espèce. Le Fils de Dieu est Dieu ; c’est bien en effet, ce que signifie ce nom de Dieu. Mais ce nom unique ne dénombre pas deux dieux, car Dieu est le nom unique d’une seule et identique nature. Car, puisque le Père est Dieu, puisque le Fils est Dieu, le nom qui désigne l’un et l’autre est le nom qui appartient en propre à la nature divine ; les deux sont un. Si le Fils existe par une naissance naturelle, son nom souligne l’unité de sa nature. La naissance du Fils ne force pas les fidèles à croire en deux dieux, puisqu’ils reconnaissent au Père et au Fils un seul nom, comme ils lui reconnaissent une seule nature.
Le nom de Dieu appartient donc au Fils en raison de sa naissance. Et ceci nous amène au second point de notre démonstration : le Fils est Dieu par sa naissance. Bien qu’il me resterait encore à présenter les témoignages des Apôtres pour confirmer que ce nom de Dieu appartient en propre au Fils, continuons pour le moment, à parcourir le texte évangélique.
Je te pose tout d’abord une question : la naissance du Fils lui conférerait-elle une nature nouvelle qui ne soit pas celle de Dieu ? Le bon sens refuse d’admettre qu’un être possède par naissance une nature différente de celle de celui dont il tire son origine. Il pourrait peut-être arriver qu’un être conçu par des natures différentes, arrive à l’existence avec en lui quelque caractéristique nouvelle ; celle-ci participerait aux deux natures, tout en n’étant ni de l’une, ni de l’autre. Cela se rencontre chez les animaux domestiques ou sauvages. Mais on ne peut guère parler, en ce cas, de nouveauté : sous une nature différente, on reconnaît les caractères des deux parents. La naissance elle-même, ne produit pas cette différence entre engendrant et engendré, mais elle en rend compte, puisque le seul être qui en résulte, unit en lui les particularités de ses deux racines.
S’il en est ainsi chez les êtres corporels, tant pour leur origine que pour leur évolution postérieure, je me demande d’où vient cette rage qui met la naissance du Fils de Dieu au compte d’une nature inférieure, tirant de Dieu son origine ? Mais la naissance ne confère pas autre chose que la propre nature de celui qui engendre, et il ne saurait y avoir de naissance, si ce qui est le caractère spécifique de la nature qui engendre, ne se retrouve pas dans l’être engendré. De là tout l’acharnement et la hargne de l’hérésie ! Elle ne veut pas qu’il y ait naissance chez le Fils de Dieu, mais création ! Lui qui possède l’être, il n’a pas en lui la source de sa nature, mais il reçoit une autre nature, étrangère à Dieu et tirée du néant !
Mais il est dit : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit » (Jean 3.6). Aussi, puisque Dieu est Esprit, il n’y a pas à en douter, le Fils ne possède pas une nature différente de celle de celui dont il naît, et étrangère à elle. Par conséquent, c’est la naissance de Dieu qui assure sa perfection de Dieu, en sorte qu’on ne peut admettre un Dieu qui ait commencé à être, mais on comprend un Dieu qui soit né. Commencer à exister n’a pas forcément le même sens que naître. Une chose qui commence d’exister vient du néant à l’existence, ou bien cesse d’être pour passer d’un état à un autre. Ainsi par exemple, l’or est tiré de la terre, les liquides naissent des solides, ce qui est bouillant était froid, la pourpre vient d’un coquillage blanc, les créatures animées sortent de l’eau, et les êtres vivants ont pour constituant des éléments inanimés.
Tout au contraire, le Fils de Dieu ne commence pas à être Dieu, à partir du néant, mais il est né. Il ne fut jamais rien d’autre avant d’être Dieu. Ainsi, celui qui est né comme Dieu, n’a jamais commencé à être ce qu’est Dieu, et jamais il n’a connu de progrès. C’est pourquoi le Fils, dans sa naissance, possède cette nature dont il procède, le Fils de Dieu n’est rien d’autre que Dieu.
Si quelqu’un en était encore à douter de cette vérité, qu’il apprenne des Juifs à connaître ce qu’est cette nature dont jouit le Fils, ou pour mieux dire, qu’il reconnaisse d’après l’Evangile, la vérité de cette naissance, en ce passage où il est écrit : « Les Juifs cherchaient encore plus à le faire mourir, puisque, non content de violer le sabbat, il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu » (Jean 5.18).
Ici, on ne nous rapporte pas un propos tenu par les Juifs, comme il en arrive en d’autres endroits. Il s’agit d’une indication de l’Evangéliste qui désire nous apprendre le motif pour lequel les Juifs veulent faire périr le Seigneur. Que l’impiété des blasphémateurs n’aille donc pas alléguer un malentendu, alors que par la bouche même de l’Apôtre, la nature propre du Fils nous est indiquée, par une référence à sa naissance : « Il appelait Dieu son Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu » !
N’avons-nous pas une naissance selon la nature, ici où l’égalité de nature nous est prouvée par l’emploi du nom propre de Père ? Car on ne saurait en douter : l’égalité n’implique aucune différence. N’est-il pas évident que la naissance communique une nature identique ? Seule la naissance, en effet, peut être à la base d’une véritable égalité, puisqu’elle est seule capable de donner au Fils une nature égale à celle de son principe. Or il n’y a pas lieu de supposer une égalité là où il y a confusion des personnes, et par ailleurs, on ne la trouve pas là où il y a différence de nature. Ainsi l’égalité d’une nature semblable ne peut se trouver ni dans un Dieu solitaire, ni dans une dualité de dieux, puisque toute égalité ne saurait être ni différente, ni solitaire.
Cette conclusion que tire notre intelligence, s’accorde donc avec le simple bon sens pour reconnaître qu’une naissance selon la nature suppose l’égalité, et que là où il y a égalité, il ne saurait y avoir, ni un être seul, ni deux êtres étrangers l’un à l’autre. Cependant la foi qui ressort de ce raisonnement doit trouver un appui dans les paroles mêmes du Seigneur ; sinon, sous prétexte que les hommes sont libres d’interpréter différemment les choses, nos contradicteurs oseraient s’opposer à ce que le Seigneur affirme à son sujet. Car celui-ci répond aux Juifs : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père : ce que fait celui-ci, tout cela le Fils le fait pareillement. Car le Père aime le Fils, et lui montre tout ce qu’il fait ; et il lui montrera des œuvres encore plus grandes que celles-ci, vous en serez stupéfaits. Car de même que le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il veut. Le Père ne juge personne, mais il a remis tout jugement au Fils, pour que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père. Celui qui n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père qui l’a envoyé » (Jean 5.19-23).
A vrai dire, l’ordre que je m’étais proposé exigeait que chacune des modalités selon lesquelles le Fils est Dieu, soit expliquée. Puisque nous savons que notre Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est Dieu par son nom, par sa naissance, par sa nature, par sa puissance, et par la déclaration qu’il nous en fait, notre exposé se devait de parcourir chacun de ces points, selon l’ordre prévu. Mais la nature de la naissance du Fils a du mal à se plier à ce plan ; car la naissance, à elle seule, contient en elle le nom, la nature, la puissance et la révélation de Dieu. Il n’y aurait pas de naissance sans cela, car en naissant, le Fils renferme tout cela en lui.
Abordant donc cette naissance, nous voici dans la nécessité de parler des autres modalités que nous avions mentionnées plus haut, sans les renvoyer à l’endroit qui leur était assigné dans ce traité.