Il semble qu’on peut détruire l’enchaînement des vérités précédentes, en commençant par ébranler la certitude de la première et en disant, qu’à la vérité Dieu pourrait connaître les actions des hommes, s’il le voulait ; mais qu’étant souverainement libre, il ne pense qu’à ce qu’il veut, et qu’ainsi il peut détourner volontairement les yeux de dessus la conduite des hommes.
Je ne dirai pas, pour répondre à cette objection, que Dieu ne pouvant s’empêcher de se connaître lui-même, voit nécessairement les êtres qui sont sortis de lui, et qu’en regardant sa bonté, il ne se peut qu’il ne voie en même temps les objets en faveur desquels sa bonté s’est déployée.
Je ne dirai pas que l’ignorance et l’inadvertance sont deux défauts dont un entendement infini ne peut être capable, et qu’il est absolument nécessaire que l’entendement de Dieu soit infini, puisque, n’ayant aucun principe de son existence, il n’y a point de cause qui l’ait borné, et qu’il n’y a pas plus de raison qu’il ait ce degré de perfection, que cet autre, et cet autre encore à l’infini.
Je ne dirai pas même, que Dieu n’ayant ni haine ni indifférence pour ses ouvrages, comme nous l’avons déjà montré, il faut être tout à fait chimérique, pour croire qu’il en détourne les yeux à dessein.
Toutes ces considérations sont assurément bien solides ; mais nous avons à dire quelque chose de plus fort encore : c’est que, quand Dieu détournerait les yeux pour ne point voir de quelle manière le vice et la vertu sont partagés sur la terre, il est impossible qu’il ne l’ait prévu en formant l’univers. Il a vu qu’il enchaînait toutes choses d’une telle sorte, que les hommes qui seraient les plus méchants, s’ils venaient à se corrompre, auraient la meilleure part de ses biens, et que l’injustice et la violence en obtiendraient plus que la modération et l’innocence. Comment n’aurait-il pas vu une chose si visible ? Et si Dieu l’a prévu, il est incontestable qu’il a dû ou l’empêcher, ou prendre des mesures pour corriger un jour ce désordre. Enfin, s’il l’a prévu, c’est tout comme s’il le voyait ; et il est inutile après cela d’avoir recours à cette grossière fiction, que Dieu détourne les yeux de dessus ses ouvrages.
Il semble qu’on peut objecter contre la seconde vérité de notre système, que Dieu approuve également toutes les actions des hommes, parce qu’elles sont égales dans leur principe : c’est-à-dire que l’homme de bien agirait comme le méchant, et le méchant comme l’homme de bien, s’ils se trouvaient dans les mêmes circonstances.
On répond premièrement, que ce raisonnement prouve trop, puisqu’il tend à montrer que les hommes ne peuvent jamais être dignes de blâme : ils n’ont qu’à voler, trahir, assassiner, et dire après cela que les circonstances de leur vie les mettent dans cette nécessité, et qu’ils sont déterminés par les objets qu’ils voient, par les occasions qui se présentent, et par l’éducation qu’ils ont eue : ils seront heureux, si avec cette défaite ils peuvent satisfaire leurs parties, et désarmer les bras séculiers. Mais comment leurs juges se paieraient-ils de cette raison, puisque leur propre cœur ne s’en paie pas, les remords qu’ils sentent après avoir commis le crime étant des preuves certaines non seulement qu’ils sont coupables, mais qu’ils le sont à leur propre jugement ?
Véritablement, s’il s’agissait ici des serpents, des tigres et des bêtes sauvages, qui, aussitôt qu’elles sont nées, exercent le penchant qu’elles ont à nuire aux autres animaux, il faudrait chercher dans la sagesse du Créateur les raisons de cette inclination, parce que les bêtes l’exercent sans savoir ce qu’elles font, n’ayant point de loi qui le leur défende.
Je dis bien davantage. Ces animaux obéissent aux ordres de leur Créateur par les embûches qu’ils tendent aux autres, puisqu’ils suivent les lois de leur instinct. Mais il n’en est pas de même de l’homme. Dieu a gravé dans son cœur des principes d’amour pour son prochain, de fidélité et de reconnaissance pour ses bienfaiteurs ; et néanmoins il opprime le prochain, et il ose blasphémer le nom de Dieu.
C’est cette contrariété et cette opposition qu’on ne peut soupçonner qui vienne de Dieu, parce qu’il n’est pas possible que celui qui nous a fait tant de bien soit le principe de notre ingratitude ; que celui qui a gravé la loi naturelle dans notre âme fasse notre désobéissance à cette loi, et qu’il soit en même temps l’auteur de nos crimes et de nos remords.
Que s’il faut rapporter à Dieu le dérèglement qui paraît dans les actions des hommes, il faudra penser que lorsqu’un homme blasphème, c’est Dieu lui-même qui est le principe de cette impiété ; de sorte que, comme on dit fort bien que Dieu nous nourrit lorsqu’il nous donne les aliments qui produisent cet effet, que Dieu nous éclaire lorsque les astres répandent sur nous la lumière qu’il a mise en eux, il faudra dire, à suivre ces imaginations extravagantes, que c’est Dieu qui se maudit, et qui blasphème son propre nom par la bouche des impies : ce qui ne peut être entendu sans horreur.
Si ceux contre qui nous disputons ne rejettent point aussi bien que nous une semblable pensée, nous ne prétendons pas nous amuser à raisonner contre eux ; et s’ils l’éloignent, comme nous n’en doutons pas, il faut qu’ils avouent que Dieu n’est pas la cause de l’impiété et des blasphèmes des hommes : mais si ce n’est pas à Dieu qu’il faut les rapporter, il faut s’en prendre aux hommes eux-mêmes ; il faut nécessairement qu’ils se soient corrompus par leur propre faute, et qu’ils soient coupables tout seuls des actions énormes qu’ils commettent. La plus fière incrédulité ne pourra s’empêcher de tirer cette conséquence, à moins qu’elle n’anéantisse l’existence de Dieu, qui est le principe inébranlable que nous supposons solidement établi sans lequel tout tombe, mais qui suffit aussi pour soutenir tout dans le grand système de la religion.
Car pour les objets et les circonstances, c’est une erreur puérile de les charger du blâme de nos dérèglements, puisque, de quelque manière qu’on explique la part que toutes ces choses ont à nos actions, c’est une vérité incontestable et reconnue de tout le monde, qu’elles ne forcent point notre âme, et ne sauraient contraindre notre volonté. Et il n’est point vrai aussi que l’homme de bien agisse comme le méchant lorsqu’il se trouve dans les mêmes circonstances : l’un est orgueilleux, et l’autre humble dans la prospérité ; l’un impatient, l’autre ferme dans la misère, etc.
Ainsi les incrédules se trouvent pressés entre deux vérités infiniment évidentes : l’une, que certaines actions que les hommes commettent sont méchantes ; c’est ce que la raison, leur propre cœur, le consentement des hommes à les blâmer et à les punir, la loi naturelle, et les remords de la conscience nous persuadent sans que nous en puissions douter ; l’autre, que des actions méchantes ne doivent point être attribuées, comme à leur principe, à ce même Dieu qui les désapprouve et les défend dans le fond de notre âme par les lumières et les sentiments contraires qu’il y a mis. Que les incrédules s’agitent tant qu’il leur plaira, ils ne se défendront jamais contre l’évidence invincible de cette démonstration,
Mais, dit-on, vous souciez-vous d’une mouche ou d’un ver ? Vous croiriez faire tort à un grand monarque si vous pensiez que, rempli de ses vastes desseins, il attachât incessamment les yeux sur une troupe de fourmis pour considérer leur travail, pour veiller à leur conservation, et pour prendre garde qu’elles ne se fassent point de tort les unes aux autres. Et Dieu n’est-il pas infiniment plus élevé au-dessus de nous qu’un monarque ne l’est au-dessus des fourmis ?
Oui, sans doute, et l’objection n’est spécieuse qu’en ce qu’elle suppose cette grande vérité ; mais dans le reste qui fait le principal, elle n’a rien que de faible, et qui ne serve même à établir nos principes. En effet, Dieu est notre créateur, mais le monarque ne l’est point des fourmis. Dieu ne peut être conçu que comme souverainement bon et juste ; et l’on conçoit même que ces vertus font partie de sa gloire ; au lieu que l’on considère plus souvent le pouvoir et l’autorité d’un roi que toute autre chose. Un monarque n’ayant qu’un esprit borné, et ne pouvant s’appliquer par conséquent qu’à un certain nombre d’objets, ne peut donner son attachement aux uns sans négliger les autres ; de sorte qu’il est blâmé lorsqu’il s’applique à de petites choses, parce qu’on suppose que cela le distrait des grandes. Mais il en est autrement de Dieu, à qui le soin qu’il prend des hommes ne saurait causer la distraction, puisque sa connaissance et sa puissance sont infinies. Un roi n’a point formé ces fourmis à son image, et l’on ne peut nier que Dieu n’ait mis quelques traits de son essence au dedans de nous, puisque nous trouvons en nous quelque espèce de connaissance, de sagesse, de justice, etc., et qu’on ne peut reconnaître l’existence de Dieu sans lui attribuer toutes vertus. Un monarque n’a point fait des promesses ni des menaces aux fourmis, dont on veut bien presser la comparaison ; au lieu que Dieu en fait aux hommes par la voix de la conscience. Ces fourmis dont on parle, n’ont pas elles-mêmes une religion qui fasse leur fin et leur destination naturelle, rendant leurs adorations au monarque, jurant par son nom, s’assurant sur sa protection, l’invoquant dans leurs besoins, et ayant été formées à cela par leur auteur ; au lieu que l’on a vérifié tout cela des hommes. Un monarque ne peut point éclairer ces fourmis d’un regard, et les punir, ou leur faire du bien par un simple mouvement de sa volonté ; au lieu que Dieu peut tout cela à notre égard. Les fourmis ne sont point de la juridiction de ce roi, ni dans l’étendue de son empire, parce que ce roi n’est pas maître de la nature ; au lieu que Dieu, qui est le maître des fourmis, doit l’être des hommes à beaucoup plus forte raison, étant le monarque universel qui gouverne toutes choses, et le souverain moteur par lequel toutes choses subsistent. Enfin, un monarque n’est pas présent en tous lieux pour agir partout ; au lieu qu’on ne peut se dispenser d’attribuer l’immensité à Dieu.
Ce qu’il y a de désavantageux à l’incrédulité, c’est que, quand même cette comparaison, qui est le fort prétendu des impies, serait aussi juste et véritable, qu’elle est fausse et défectueuse, la conséquence qu’on en tire serait très certainement déraisonnable.
Car, puisqu’on ne peut reconnaître l’existence d’un Dieu sans lui attribuer d’agir sur la matière, qui est encore plus éloignée de ses perfections infinies que nous ne le sommes, et d’adresser les moindres choses de la nature à leur fin, comment oserait-on nier qu’il ne fasse cela même à l’égard des hommes, et que par conséquent il ne les dirige et ne les conduise à leur fin naturelle, qui est la religion, comme nous l’avons déjà prouvé ?
La bassesse de l’homme rend le commerce que Dieu a avec nous merveilleux, mais non pas incroyable. Le soleil peut éclairer les plus bas lieux de la terre sans s’abaisser. Dieu agit sur les plus petits corps et sur les moindres des insectes qu’il produit et qu’il conserve, sans rien perdre de sa grandeur et de sa majesté : au contraire, la petitesse du sujet fait paraître l’excellence de l’ouvrier. Rien ne découvre mieux la puissance de Dieu, que de voir qu’il met un atome en état de mesurer l’étendue des cieux ; qu’il fait dépendre les merveilles d’un esprit qui se connaît, et qui connaît les autres choses, d’un peu d’argile façonnée et mise en couleur. Rien ne marque mieux l’étendue de sa sagesse que de voir qu’il prévoit les actions avant qu’elles soient faites, qu’il dirige les plus précieuses, et fait sortir le bien du fond même des mauvaises intentions. Rien ne fait paraître davantage sa justice, que cette imperfection générale qui lui fait condamner le crime avant qu’il soit conçu, qui le rend le juge universel de tous les hommes, de toutes les pensées et de tous les mouvements des hommes ; de sorte qu’il n’y a ni ténèbres, ni dissimulation, ni prétextes qui dérobent le moindre crime à cette souveraine essence, qui souffre tout pour punir tout, et pour le diriger à de bonnes fins : ainsi, bien loin que la petitesse des sujets sur lesquels les vertus de Dieu s’exercent, les abaisse, et leur ôte quelque chose, la raison nous fait voir qu’elles en empruntent un nouvel éclat.
Mais peut-être que Dieu fait comme ces politiques législateurs, qui promettent de faux biens à ceux qui obéiront à leurs lois, pour les porter à remplir des devoirs véritables, et qui ne font aucune difficulté de tromper la multitude pour son bien. Cette pensée est si indigne de Dieu, de qui la raison veut que nous ayons l’idée la plus parfaite qu’il se pourra, que nous pourrions bien nous dispenser de la réfuter. Les législateurs humains n’ont fait de fausses promesses, que parce qu’ils n’étaient point en état de donner des biens véritables : mais il n’en est pas de même de Dieu, qui ne peut s’empêcher d’être fidèle et véritable, et qui ne saurait être hors d’état de tenir ce qu’il promet, comme les hommes le sont si souvent. D’ailleurs, où sont les législateurs équitables, qui, établissant une société, n’observent aucune règle de justice, et mettent les choses en tel état, que ceux-là obtiennent plus de bien et de prospérité, qui violent leurs lois avec plus de licence ? Or, c’est là ce qu’on pourrait dire de la divinité, si elle avait enchaîné les principes des choses, comme nous les voyons, sans qu’il y eût un dernier jugement à attendre, puisqu’on n’aurait qu’à violer sa loi sans scrupule pour être plus heureux, et qu’on n’aurait qu’à suivre les mouvements de la loi naturelle pour être plus misérable.
Non, répondront les incrédules, cela ne va pas ainsi. Dieu punit et récompense dès cette vie même : il a attaché les remords au crime, afin qu’ils en fissent toute la punition : il a aussi attaché la satisfaction qui naît du bon témoignage qu’on se rend à soi-même, aux bonnes actions, afin que la vertu ne demeure point sans récompense. Mais que les grands scélérats seraient heureux à ce compte ! Qu’il serait avantageux de porter le vice dans l’excès ! Qu’on aurait tort de ne pas faire violence à son. cœur, et de ne pas étouffer les sentiments de sa conscience ! Car, quand on en serait venu à ce point, on serait sans juge et sans bourreaux, étant sans remords ; on se serait mis à couvert de la peine à force de crimes ; on demeurerait impuni en devenant plus méchant, et l’on tromperait la sagesse et la justice de Dieu par l’excès de sa corruption. Quelle serait la couronne de la vertu qui consisterait dans une erreur, je veux dire, dans la persuasion que Dieu nous fera du bien, encore qu’il ne doive pas nous en faire ? Quelle serait la punition du crime qui consisterait en une erreur, je veux dire, dans la persuasion qu’il nous punira si nous faisons le mal, encore qu’il ne doive point nous punir ? Qui ne voit qu’on ne peut recevoir ces idées, sans anéantir la justice et l’existence de Dieu ?
Mais, dit-on en dernier lieu, supposez qu’un enfant soit nourri dans un désert, allaité par quelque bête, comme on le feint de Romulus, ou nourri par quelque autre voie extraordinaire, sans aucun secours humain, car il est permis de faire des suppositions, et dites-nous si vous croyez que cet enfant, devenu homme, connaisse Dieu, ou qu’il ait une religion ?
On peut répondre à cette question par une autre, et en demandant si cet homme ne sera point en effet sociable, encore qu’il n’ait jamais vu d’homme avec qui il put entrer en société ? N’est-il pas vrai qu’il sera naturellement dans la disposition d’aimer ses semblables s’il en voit, de chérir sa famille s’il en a, de savoir quelque gré à ses bienfaiteurs, s’il arrive qu’on lui fasse du bien ? Que si toutes ces dispositions sont cachées dans son cœur par le défaut d’objets, et s’il est vrai que toutes ces dispositions lui sont pourtant naturelles, et qu’elles paraîtront dès que sa solitude cessera, on peut dire cela même, et en beaucoup plus forts termes, des principes de la religion naturelle : Il n’aura point de syndérèsea, parce qu’il n’aura pas occasion de faire mal à personne ; les maximes de justice qui seront dans son cœur n’auront point d’exercice, n’ayant point d’objet. Peut-être même qu’il demeurera enseveli dans une léthargie d’esprit, qui lui permettra à peine de faire réflexion sur ce qu’il voit ; mais toujours est-il certain qu’il aura une religion dès que le sens commun s’exercera en lui ; qu’il lui sera naturel de croire que tout ce qu’il voit ne s’est pas fait de lui-même ; qu’il sera capable de religion dans le même sens qu’il est capable de société, c’est-à-dire, par une disposition naturelle ; que le germe de la religion est dans son cœur, aussi bien que le germe de la société ; que, comme la politique travaillerait en vain pour réunir les hommes sous les lois du gouvernement civil, si les hommes n’étaient nés pour la société, aussi l’on ferait de vains efforts pour leur enseigner des religions, s’ils n’y étaient naturellement disposés par les principes de la religion naturelle. La nature nous fournit les liens qui nous attachent les uns aux autres ; elle nous fait voir par expérience que nous ne pouvons nous passer d’eux. La nature nous fournit aussi les liens qui nous attachent à Dieu ; elle nous fait connaître par un instinct du sens commun, que nous ne pouvons nous passer de lui. La diversité des gouvernements civils n’empêche point l’uniformité des penchants qui nous disposent à la société et à l’union. La diversité des religions ne détruit point aussi l’uniformité des principes qui nous disposent à la religion. Les passions diversifient la religion ; elles diversifient aussi la société. Le plus mauvais gouvernement suppose néanmoins l’union des hommes comme une condition sans laquelle il ne peut subsister. La superstition suppose aussi la religion naturelle, sans laquelle il est impossible qu’elle subsiste, parce que, comme le mauvais gouvernement n’est qu’une union ou une société mal dirigée, la superstition n’est aussi que la religion naturelle mal tournée, et se portant à de faux objets : considérations qui sont, à mon avis, assez propres à détruire non seulement la difficulté que nous avons marquée, mais encore plusieurs autres.
a – Étincelle de l’âme, ou son aptitude infaillible à reconnaître le bien et le mal.