Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 15
Première attaque à main armée des catholiques contre la Réformation

(28 mars 1533)

5.15

Les catholiques se préparent au combat – Les étendards du roi s’avancent – Les bandes se forment – Alarme ! Aux luthériens ! – On se met en rang de bataille au Molard – Trois autres bandes – L’artillerie et la bannière – Prières des sœurs – Agitation dans la ville – Un cruel époux – Recueillement des évangéliques – Les enfants et les femmes se préparant au combat – En avant ! – Chez de la Maisonneuve – Consolations et prières – Combat entre Philippe et Bellessert – Ceux de Saint-Gervais se retirent – Claudine Levet traquée par les femmes – La bande de Veigy change de direction – Les réformés se mettent en rang de bataille – Ils placent les canons – La trompette sonne – Larmes et prières

Cette effusion de sang, loin d’apaiser les esprits, ne fit que les enflammer. « Les bons chrétiens, dit la sœur Jeanne, furent alors plus animés que devant. » Cette escarmouche où, étant sept cents contre deux, ils avaient eu le dessus leur promettait, pensaient-ils, la victoire. Ils se regardaient ; ils se comptaient. « Nous sommes en grand nombre, disaient-ils, et bien embâtonnés ; il nous faut de grand courage sortir et combattre contre ces canailles. » Les principaux chefs ecclésiastiques et laïques, se retirant dans quelque lieu secret de la cathédrale, tinrent un dernier conseil. Les plus influents représentèrent que les huguenots avaient fait la cène, qu’ils persévéraient à tenir çà et là assemblées, que l’autorité sacerdotale diminuait, que le nombre des hérétiques augmentait, qu’il n’y avait plus qu’un moyen de sauver la foi romaine, — mettre à mort tous les hérétiquesa. En vain les syndics étendaient-ils leurs bâtons et commandaient-ils que la paix fût maintenue. Tout était inutile. « C’est le moment, criaient les prêtres, courons à la grande cloche et donnons le signal. » En effet, plusieurs se précipitèrent dans la grande tour de l’église et se mirent à sonner « à grand effroi » le tocsin. En même temps, ceux qui étaient dans le temple se préparèrent à partir.

a – Froment, Gestes de Genève, p. 51.

Trois des syndics étaient dévoués au parti catholique : c’étaient Nicolas du Crest, Pierre de Malbuison et Claude Baud. Voyant qu’ils ne pouvaient comprimer l’émeute, ils résolurent si possible de la diriger. Claude Baud, seigneur de Troches, dont le château avait servi à tramer plus d’un complot contre l’indépendance de Genève, eût voulu en finir avec la Réforme, mais non par des moyens violents. Voyant toutefois qu’il était impossible d’arrêter le torrent, il se mit à la tête de l’émeute, mais toujours avec l’espoir de l’arrêter et de réprimer ensuite la Réformation par les voies de la légalité. « Qu’on ferme les portes de l’église, » dit Baud. Ceci eut un effet surprenant ; les catholiques devinrent soudain plus calmes. Le syndic craignait que, si l’on en venait aux mains, les deux partis ne se mêlassent dans la bataille et que les amis ne se donnassent des coups sans se reconnaître ; il fit apporter un gros fagot de bois de laurier, et s’adressant à la foule qui l’entourait : « On donnait autrefois des couronnes aux vainqueurs, dit-il ; citoyens ! moi je vous donne ces lauriers avant la victoire ; ils vous distingueront des méchants. » Les combattants prirent chacun une branchette, et l’attachèrent sur leurs têtes. Alors des catholiques pieux qui se trouvaient au milieu de cette foule, voulant donner à l’émeute un caractère religieux, demandèrent qu’avant de partir on implorât la bénédiction du ciel. Aussitôt Messieurs de l’église se turent, se tournèrent du côté du chœur et se jetèrent devant le grand autel en fervente dévotion. Toute la compagnie s’agenouilla « avec grande abondance de larmes » et chanta le fameux hymne du bréviaire romain : « Vexilla regis prodeunt. — Les étendards du roi s’avancentb. » Ce chant fini : « Recommandons-nous à la sainte vierge Marie, dit un prêtre, afin qu’elle intercède pour la sainte foi et pour nous ! » Tous d’une seule voix entonnèrent le : « Salve Regina, » prière que le peuple avait coutume de chanter à l’exécution des criminels. Les voûtes de la vaste cathédrale ayant cessé de répéter ces chants lugubres, les prêtres se relevèrent ; l’un d’eux prit la croix ; quelques-uns saisirent d’autres bannières. « Voilà, disait-on, voilà les étendards du roi qui s’avancent ! » L’excitation ne cessait de s’accroître. On était au vendredi, et dans huit jours ce devait être le vendredi saint. « Rappelons aujourd’hui, disait le peuple, le jour où notre Seigneur voulut répandre son sang pour nous ; et pour cela n’épargnons pas le nôtre. Vengeons-le de ses ennemis qui, derechef le crucifient plus rigoureusement que ne l’ont fait les juifsc. » On poussait de tels cris que c’était chose lamentable à entendre, et il n’y avait cœur si fort qui ne fondît en larmes. »

b – Rambach, Anthologie christlicher Gesæge, I, 104. On sait l’emploi que le Dante a fait du premier vers de l’hymne : « Vexilla Regis prodeunt Inferni. » (Enfer, XXXIV, 1.)

c – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 53.

Toute cette émotion n’était pas sans cause. La religion du moyen âge s’en allait. Nous croyons qu’elle doit s’en aller tout à fait ; et pourtant l’enthousiasme que montraient ses adhérents nous touche ; il était digne d’une meilleure cause. Le syndic Baud, qui voulait revêtir des apparences de la légitimité le mouvement clérical, appela Perceval de Pesine et lui ordonna d’aller, avec une compagnie de citoyens, chercher l’étendard de la ville. Enfin la grande cloche, qui n’avait cessé de sonner, s’arrêta ; ceux qui l’avaient mise en branle descendirent et se joignirent aux gens de leur parti. Messieurs de l’église composèrent alors leurs bandes et choisirent leurs capitaines ; tous étaient pleins d’ardeur et de courage ; Saint-Pierre ressemblait à une place d’armes plutôt qu’à une église. La troupe défila devant le grand autel, et le syndic faisant ouvrir les portes, toute la petite armée cléricale sortit du temple, descendit d’un pas ferme la rue escarpée du Perron, et se dirigea vers le Molard où était le rendez-vous général de ceux qui voulaient dans ce jour détruire dans Genève les réformés et la Réformation.

A peine le tocsin s’était-il fait entendre, que toute la ville s’était émue jusque dans les plus solitaires logis, et que même les campagnes environnantes avaient prêté l’oreille à ses sinistres coups. Surpris, inquiets, les citoyens saisissaient leurs armes, sortaient en hâte de leurs maisons et couraient « comme de pauvres brebis égarées sans pasteur, » les uns d’un côté, les autres de l’autre, sans savoir où aller, de quoi il s’agissait et si l’ennemi était au dedans ou au dehors. Des paysans des environs, prévenus par les agents des chanoines, entraient armés dans la ville. La confusion devenait toujours plus grande. Les uns criaient : « Au feu ! » les autres : « A l’assaut ! » tous : « Alarme ! Alarme ! » Quelques-uns couraient aux portes, d’autres à l’hôtel de ville, d’autres sur les remparts. Mais des prêtres qui avaient ourdi l’affaire et qui marchaient « à grandes troupes, » de divers côtés, vers le Molard, excitaient le pauvre peuple à les suivre et couvrant toutes les autres voix, criaient de toutes leurs forces : « Aux luthériens ! » faisant ainsi connaître quel était l’ennemi qu’il fallait combattre. « Au Molard ! ajoutaient-ils, à ces cagnes qui veulent détruire notre sainte mère l’Église ! » Nul des fervents catholiques n’hésitait ; tous couraient dans les rues, tantôt en troupes, tantôt isolés ; ils tiraient leurs épées et agitaient leurs arquebuses… On eût dit un vol d’oiseaux carnassiers qui, cherchant leur proie, ouvraient leurs serres, volaient à tire-d’aile et venaient s’abattre sur le Molardd !

d – Registres du conseil, in die. — Froment, Gestes de Genève, p. 51. — Msc. de Gautier.

Cependant la principale troupe cléricale, celle qui était sortie de Saint-Pierre, arrivait. Elle comptait six à sept cents hommes, chanoines, prêtres, moines, sacristains, laïques dévots, tous bien armés, et le syndic Baud marchait à la tête, « portant son grand chapeau à plumes. » Quand cette bande déboucha sur la place par l’arcade du Fort de l’Écluse, le Molard et les rues aboutissantes étaient remplis d’une foule agitée et confuse. Mais aussitôt, sur l’ordre du syndic, des bandes se formèrent à l’imitation de celle de Saint-Pierre, et tout ce peuple se mit en ordre « pour batailler. » Baud, ayant fait ranger son monde, le compta ; il y avait environ deux mille cinq cents hommese, sans les vieillards, les femmes et les enfants qui criaient, pleuraient et, quoique sans armes, augmentaient le tumulte. Les catholiques étaient pleins d’espoir. Pour la plupart d’entre eux, il n’y avait dans toute cette lutte qu’une affaire de parti ; mais quelques-uns, plus instruits, plus théologiens que les autres, se disaient qu’il s’agissait de chasser à jamais de Genève les doctrines du protestantisme sur la prééminence de la sainte Écriture, sur la justification, sur les œuvres, sur la messe, sur l’Église et surtout sur la grâce, à laquelle seule la Réformation attribuait le salut, tandis que l’Église romaine réclamait une part dans la conversion pour la puissance naturelle de l’homme, et regardait même cette différence entre les deux Églises, comme le point essentiel. Toutefois, il faut le reconnaître, on s’occupait peu alors de théologie. Prêtes à combattre avec les armes des hommes de guerre, les deux troupes étaient surtout animées de passions politiques. Les catholiques craignaient que leurs ennemis ne parvinssent à leur échapper. « Fermez les portes de la ville, dit le syndic, afin que nul ne prenne la fuite. » Alors des cris se firent entendre : « A l’assaut ! disait-on, conduisez-nous chez Baudichon ! — Non, répondit Baud, avant de frapper, attendons les autres bandes. »

e – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, ? 51. Ce nombre est peut-être exagéré.

Trois bandes en effet devaient encore arriver. La première, commandée par l’écuyer de l’évêque, Perceval de Pesmes, devait descendre directement de l’hôtel de ville, apportant la bannière, comme nous l’avons dit. La seconde, commandée par le chanoine de Veigy, descendant du côté de l’ouest, devait se rendre au Molard par la rue de la Cité. La troisième, enfin, venant du faubourg de Saint-Gervais, devait traverser le pont du Rhône et était commandée par le capitaine Bellessert (de Bello esserto, celui qui fait guerre ouverte). « C’était un homme fort et comme enragé, » dit Froment ; la bande qu’il conduisait était ce qu’il y avait de plus violent dans la république. Ces trois bandes réunies aux deux mille cinq cents hommes qui se trouvaient au Molard ne pouvaient manquer de donner le coup de mort aux réformés et à la Réformation.

Mais ces trois troupes ne paraissant pas, les catholiques et les mamelouks, prêts à se battre, Thomas Moine surtout, passionné à l’excès pour la cause du pape, et plein de haine pour la Réforme, s’impatientaient, frappaient le sol de leurs armes et demandaient à marcher immédiatement. « En avant ! disaient-ils. — Attendons, » reprenait le syndic, soit qu’il craignît que « leur cas ne prît bien, » comme dit la chronique, soit qu’il voulût, par des forces imposantes, contraindre les réformés à se rendre sans combat, soit enfin qu’il espérât, s’il traînait en longueur, que quelque circonstance imprévue viendrait désarmer les combattants. « Il nous faut de l’artillerie, dit-il, pour faire le siège de la maison de Baudichon. » Ceci calma les plus ardents en leur donnant quelque chose à faire ; ils se précipitèrent vers l’arsenal ; mais il s’agissait de savoir si on le leur ouvrirait ; le capitaine général leur était opposé. Le garde de l’artillerie, appelé le Bossu, à cause de son infirmité, homme d’un caractère vulgaire, de mœurs fort suspectes, et très prononcé dans le sens des prêtres, n’hésita pas ; il livra l’artillerie aux catholiques, qui amenèrent à grand bruit les canons, les rangèrent sur la place et les chargèrentf.

f – Froment, Gestes de Genève, p. 52. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 53. — Msc. de Roset, liv. II, ch. 8.

Dans ce moment parut avec sa troupe, le fils des croisés, le noble, jeune et brillant Perceval de Pesmes, glorieux de combattre, comme ses pères, pour le pape et son Église, contre les nouveaux « Musulmans. » Il portait fièrement le grand étendard, et défilant avec ses hommes, il se mit en rang de bataille. Le syndic Baud prit de sa main la bannière et la fixa au milieu de la place. Le peuple électrisé à cette vue, « jeta un grand crig. » Plus de doute ! C’est la république qui prend les armes ; le drapeau de la ville flotte dans les rangs catholiques ; et les huguenots ne sont que des rebelles.

g – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 53.

Les moines prenaient à cette affaire la part la plus vive ; aussi les couvents étaient-ils vides : un seul cloître, celui de Sainte-Claire n’était pas abandonné. Les nonnes pourtant voulaient avoir part à la bataille. Ah ! disaient-elles, nos beaux pères ont été se présenter au combat, avec grande multitude de religieux, parce que c’est pour la foi… Inclinons-nous devant Dieu afin qu’il fasse miséricorde à la pauvre ville ! » La mère abbesse mit des cendres en forme de croix sur les fronts de ses religieuses et alors se rangeant en procession, elles firent le tour du cloître en invoquant par de dévotes litanies la protection de toute la cour céleste. Puis, formant une croix, elles se placèrent au milieu du chœur ; et là, affligées, éplorées, fondant en larmes, à genoux, elles criaient à haute voix : « Miséricorde ! ô Dieu ! par l’intercession de la glorieuse vierge Marie et de tous les saints ! Donnez victoire aux chrétiens et réduisez les pauvres dévoyés au chemin du saluth ! »

h – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 57.

En ce moment les sœurs entendirent un bruit à la porte du cloître ; c’étaient quelques bonnes femmes catholiques qui, fort effrayées elles-mêmes, venaient apporter aux nonnes une nouvelle bien propre à redoubler leurs angoisses : « Si les hérétiques gagnent, dirent ces femmes, pour vrai, ils vous feront toutes marier, vieilles et jeunes, toutes à perditioni. » C’était le cauchemar habituel des pauvres nonnes. Elles étaient superstitieuses, même fanatiques, rien ne nous dit qu’elles n’aient pas été pures. Une tradition d’après laquelle un souterrain aurait mis en communication leur couvent avec celui des cordeliers de Rive, est une invention, tout autant dénuée de fondements que cette affreuse nouvelle d’un mariage forcé, apportée par d’indiscrètes amies. Les nonnes épouvantées, firent le signe de la croix, chantèrent de nouveau leurs litanies et crièrent plus fort : « O sainte Vierge ! donnez victoire aux chrétiens ! »

i – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 57.

L’agitation dans la ville était alors à son comble ; les cris des prêtres étaient épouvantablesj. Ils appelaient à pleine gorge ceux qui restaient en arrière, apostrophaient ceux qui leur paraissaient indifférents, et animaient toute leur troupe du geste et de la voix, comme des chasseurs qui halent leurs chiens après le chevreuil. Les catholiques répondaient aux clameurs tumultueuses de ces ministres de désordre et de combats. Mais la tempête n’était pas seulement dans les rues ; il se passait dans les maisons des scènes plus désolantes encore. « Hélas ! disaient les plus sages, il n’y a plus d’humanité et l’on ne tient pas compte des liens de nature ! » Un des plus fougueux catholiques entendant le tocsin, se couvrait précipitamment de ses armes. Sa femme, fervente romaine comme lui, mais dont le père était à la tête des luthériens » était remplie de frayeur en voyant l’animation de son mari, et le regardait d’un œil morne. C’était Michée, fille de Baudichon de la Maisonneuve. La foi catholique ne faisait point oublier à cette jeune femme les chaînes saintes et douces qui attachent un enfant à son père. A chaque malédiction prononcée par son époux, contre l’auteur de ses jours, elle tressaillait. A la fin, sa douleur éclata par un torrent de larmes. L’époux fanatique, irrité au plus haut degré contre de la Maisonneuve, que l’on regardait comme l’appui de l’hérésie, se retourna, et sans éprouver la moindre pitié, dit : « Femme, pleure tant que tu voudras. Si nous venons à combattre, et que je rencontre ton père, ce sera le premier sur lequel j’éprouverai ma personne… Je le mettrai à mort, ou lui, moi… » Puis, ne se souciant pas de voir Michée redoubler de sanglots à l’ouïe de cette parole qui transperçait son âme, cet époux barbare lui dit en la quittant : « C’est un méchant chrétien, un renégat, le pire des mauvais que ce malheureux Baudichonk ! » Michée fut mariée deux fois, d’abord avec Bernard Combet, puis avec sire Guyot-Taillon. Il ne nous est pas possible, malgré quelques recherches, de dire lequel de ces deux époux fut si cruel. Il est pourtant probable que ce fut le premier.

j – Msc. de Roset, Chron.

k – La soeur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 54.

Ces scènes de désolation devenaient plus déchirantes de moment en moment. On n’entendait dans toutes les maisons que les pleurs et les gémissements des mères, des femmes, des filles et des petits enfants. Les rues retentissaient des blasphèmes d’hommes qui maudissaient cette loi (la Réformation), et le premier qui jamais l’avait apportée. « Certes, dit le chroniqueur, il n’est pas possible de raconter les cris, les larmes qu’il y avait alors par toute la ville. » Mais le sinistre retentissement de douleur et de deuil qui remplissait les airs, ne pouvait même couvrir la voix fanatique et retentissante des prêtresl.

l – Froment, Gestes de Genève, p. 54. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 54. — Msc. de Roset, Chron., liv. II, ch. 10. Msc de Gautier. — Msc. de Choupard.

Pendant ce temps, un recueillement solennel régnait dans la maison de Baudichon de la Maisonneuve. Les évangéliques n’étaient pas insensibles à la haine qui éclatait contre eux, mais la grandeur du danger leur donnait ce calme que le chrétien éprouve en présence de la mort. Les plus forts rassuraient les plus faibles et leur adressaient des paroles de sens et de piété : « Ah ! disaient-ils, si tout le monde consentait à la vérité, nous serions en paix ; mais parce que la plus grande part combat contre elle, nous ne pouvons confesser Christ sans avoir la résistance et la haine. C’est la malice des iniques qui nous sépare en bandes contraires et allume partout noises et débatsm ! »

mIbid.

Un renfort inattendu vint alors augmenter la troupe catholique. Toutes les femmes de ce parti n’avaient pas l’âme tendre et le cœur brisé, comme la fille de Baudichon. Les vertus des femmes évangéliques, l’empressement avec lequel elles avaient renoncé, pour les pauvres, à leurs joyaux et à leurs parures avaient excité le dépit de plusieurs des autres ; la pensée qu’elles ne venaient plus s’agenouiller avec elles aux autels de Marie, les avait remplies de colère et de haine. Le vent impétueux qui passait alors sur toute la ville, enflamma les mauvaises passions du sexe le plus faible. Dans toutes les maisons, les épouses, les sœurs, les mères même des catholiques se préparèrent ; elles rassemblèrent les enfants de douze à quinze ans et se rendirent avec cet entourage à la place d’armes où elles avaient convenu de se réunir. « En cette assemblée de femmes, dit la sœur Jeanne qui était fort liée avec elles, il y avait bien sept cents enfants, de douze à quinze ans, bien délibérés de faire bon devoir avec leurs mères. »

Ces dames, étant réunies, tinrent un parlement d’un genre nouveau ; et leurs harangues furent encore plus passionnées que celles des hommes. Elles ne doutaient pas que leurs maris ne missent à mort tous leurs adversaires ; mais elles s’indignaient en pensant que les femmes de ceux-ci resteraient en vie. « S’il advient, dit l’une d’elles, que nos maris combattent contre les infidèles, allons aussi faire la guerre et tuons leurs femmes hérétiques, afin que cette race soit exterminéen. C’était aux yeux de ces bonnes dames le seul moyen de maintenir Genève catholique ; si l’on épargnait les femmes et les enfants, l’hérésie dans quelques années y pullulerait de nouveau. Un cri universel d’approbation se fait entendre soit parmi les dames, soit même au milieu de la troupe des petits. Aussitôt ces amazones se préparent au combat. Elles arment leurs enfants, elles leur distribuent de petites haches et de petites rapières ; quand il n’y a plus d’armes, elles leur ordonnent de poser par terre leurs chapeaux et leurs bonnets, et de les remplir de pierres. Elles-mêmes relèvent fièrement leurs tabliers et y amassent des cailloux « qu’elles portent en leur giron. » La sœur Jeanne n’épargne aucun détail dans son bulletin, car c’est ici ce dont elle est le plus fière. Quelques-unes de ces femmes se postent aux fenêtres pour écraser les évangéliques au moment du combat, en faisant pleuvoir sur eux leurs aérolithes ; mais les plus résolues marchent avec les enfants au Molard, où elles arrivent en poussant des cris. Étrange égarement ! comme si Dieu qui demande à la femme chrétienne un esprit doux et paisible, qui lui interdit d’être « mignonnement coiffée et pompeusement vêtue, » ne lui défendait pas à plus forte raison de se charger de pierres et de marcher au combat ! Femmes insensées et coupables ! Quelques huguenots les considéraient de loin et se demandaient avec étonnement ce qu’un si singulier bataillon pouvait être ? On crut voir ces druidesses qui, dit-on, quand on menaçait leur sanctuaire, couraient çà et là sur les bords du lac, vêtues de noir, les cheveux épars et une torche à la maino.

n – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 54.

o – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 54, 55. — Msc. de Gautier.

Ravis à cette vue, les prêtres furent piqués d’honneur et s’écrièrent : « Nous voulons être les premiers pour défendre notre épouse la sainte Église ! » Il y avait sur la place environ cent soixante ecclésiastiques en armes. Si les prêtres et les femmes donnent l’exemple, les citoyens resteront-ils en arrière ? Toute l’armée du Molard retentit des cris répétés : « En avant ! » Les syndics ne se prêtaient pas à l’attaque, mais le peuple ému les entraînaitp. Le projet était de se rendre à la demeure de Baudichon de la Maisonneuve où les huguenots étaient rassemblés, d’y mettre le feu, de les forcer ainsi à en sortir et de les massacrer au moment où ils fuiraient par les portes et les fenêtres, pour échapper aux flammesq. Bourgeois, prêtres, femmes, enfants même voulaient avoir le privilège d’être les premiers à frapper Maisonneuve, Salomon et leurs amis ; des torrents de sang devaient couler dans la rue des hérétiques. « En avant ! » répétait-on ; mais au milieu de cette agitation universelle, les belles plumes qui ornaient le grand chapeau du syndic restaient immobiles. Baud voulait temporiser, éviter l’effusion du sang, et se refusait à donner le signal. « Pour être plus assuré, dit-il, et afin que nul ne puisse échapper de nos mains, attendons ceux de Saint-Gervaisr. » Le syndic espérait toujours que les réformés mettraient bas les armes devant des forces imposantes et se rendraient à discrétion.

p – « Plebs mota syndicos eodem traxit. » (Turretini, msc, Biblioth. de Berne.)

q – « Civiscujusdam domus, concursu facto, petitur ; jara tormenta majora dirigebantur. » (Msc. de B. Turretini.)

r – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 54, 55. — Froment, Gestes de Genève, p. 50. — Msc. de Gautier.

Ceux-ci réunis dans la maison de Baudichon, sur la rive gauche du fleuve, à l’extrémité de la rue des Allemands et de la Corraterie (à quatre cent cinquante pas environ du Molard), avaient vu peu à peu leur nombre s’accroître. Plusieurs de leurs amis qui voulaient d’abord rester dans leurs maisons, voyant le danger qui menaçait leurs frères, étaient accourus, décidés à vaincre ou mourir avec eux. L’enthousiasme avait saisi jusqu’aux enfants et les excitait à des actes de dévouement au-dessus de leur âge. « Même un jeune compagnon y vint, malgré père, mère et tous les prêtres, et y étant arrivé, ils les exhortait tous à avoir bon courages. » Les plus anciens ne se cachaient pas tout ce que la situation avait de grave, mais pleins de confiance en Dieu, ils demeuraient fermes. « Comme une étincelle, disaient-ils, peut embraser à la fois toute une ville, ainsi tout Genève, en un instant, a été mis en émeute… Mais que notre cœur ne se trouble point ; le Seigneur a dans ses mains les tourbillons et les tempêtes, et peut les apaiser quand il lui plaît. »

s – Msc. de Choupard.

De fâcheux présages pouvaient les intimider. Ils avaient sous leurs yeux le malheureux Vaudel, affaibli, tout sanglant… Ils s’approchaient avec compassion du jeune blessé. « Voilà, disaient-ils, comme l’évêque et ses officiers traitent les meilleurs citoyens ! » Voyant la pâleur de son visage, ils désespéraient de sa vie et de tristes pensées remplissaient leur cœur.

Ce n’était pas le seul augure du danger qui les menaçait ; les cris des catholiques, redoublant de violence, arrivaient jusqu’à eux. Ils se regardaient les uns les autres, avec étonnement et même avec effroi. « Quelle fureur ! disaient-ils. Quel grand nombre contre un si petit nombre ! » Et quelques-uns s’écriaient : « Si Dieu n’est pour nous, nous sommes tous perdus ! » En effet, leur ruine semblait inévitable. Mais d’autres, retournant ces paroles, répondirent : Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » De la Maisonneuve était le plus ferme. Doué d’un caractère vif, violent même, enthousiaste de la liberté et de la vérité, il fut dans cette heure solennelle calme, réfléchi, chrétien. Nul n’était plus exposé que lui ; sa maison devait être pour ainsi dire le champ de bataille, mais s’oubliant lui-même, il s’approchait de ceux qui étaient abattus et leur disait : « Il nous faut avoir magnanimité, quand on nous pousse à désespoir. Les méchants se bâtissent déjà des triomphes… mais en l’air. Ce n’est ni au grand nombre, ni au petit, que Dieu regarde, c’est à la cause pour la quelle on combat. Si nous sommes sous l’enseigne de Jésus, Dieu nous sera une muraille d’airain. » Ces paroles raffermirent ceux qui étaient ébranlés ; elles réjouirent les cœurs affligés, et à peine Baudichon les avait-il prononcées que ceux qui l’entouraient, fléchirent les genoux et s’abattirent devant le Seigneur. L’un d’eux pria : « O Dieu ! dit-il, tu ne lâches la bride aux méchants qu’autant qu’il le faut pour nous éprouver. Arrête-les donc et les réprime de peur qu’ils ne nous nuisent ! Change les cœurs de nos ennemis, et ne regarde qu’à la cause pour laquelle nous allons tous combattre. » Cette simple prière valait mieux qu’un Salve Regina. S’étant relevés, les amis de la Réforme se tendirent tous la main et dirent : Nous jurons de mourir pour la cause de Dieu et de nous garder foi et loyauté. » Et comme les martyrs des premiers siècles, ils attendirent les coups qu’on allait leur porter, parce qu’ils refusaient d’abandonner ce même Évangile, que Dieu rendait alors aux temps nouveaux.

Pendant que les évangéliques priaient, la bande de Saint-Gervais, si impatiemment attendue, passait enfin le pont du Rhône. L’ancien syndic, Jean-Philippe, alors capitaine général, qui penchait pour la Réforme par des motifs politiques, appelé par sa charge à réprimer tout désordre, s’était posté entre le pont et la cité, près de la maison de Raudichon, et ceux qui n’appartenaient à aucun parti s’étaient réunis autour de lui. Au moment où les gens du faubourg débouchèrent du pont et parurent dans la ville, Philippe leur ordonna de s’en retourner. A ces mots, le boucher Bellessert, leur chef, furieux de ce qu’on voulait l’arrêter, s’emporta et avec d’horribles jurements frappa rudement de sa hallebarde le capitaine général, « tellement que du coup, il tomba par terre. » Aussitôt, Claude de Genève et les autres citoyens qui suivaient Philippe se précipitèrent à la rencontre des assaillants : le capitaine se releva, et se portant l’épée à la main sur le chef qui l’avait frappé, il blessa Bellessert. En même temps ses gens frappant d’estoc et de taille, repoussaient vigoureusement sur le pont les Saint-Gervaisiens. En vain ceux-ci voulaient-ils reprendre l’offensive ; la bande de Philippe ne leur laissait pas le temps de respirer. Le sang de plusieurs avait coulé et le désordre était dans leur rang ; ils étaient trop fiers et trop violents pour céder s’ils n’avaient pas eu beaucoup de mal. Ils s’enfuirent et « se retirèrent fort navrés (blessés) dans leurs maisonst. » Les gens du capitaine fermèrent aussitôt la porte du pont pour empêcher ceux du faubourg de rentrer dans la villeu.

t – Froment, Gestes de Genève, p. 52. — Registres du conseil du 28 mars. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 54. — Msc. de Gautier.

uIbid.

Cette mesure exposait à quelque danger les réformés de Saint-Gervais. Aimé Levet et sa femme habitaient, nous l’avons dit, à l’autre bout du pont. Affligée de cette lutte, des coups que ses frères allaient recevoir et de ceux qu’ils allaient donner, Claudine était sortie de chez elle, peut-être imprudemment, et se tenant dans la rue, elle cherchait à découvrir ce qui se passait. En ce moment, les femmes catholiques du quartier, excitées par la vue des blessures de Bellessert, leur idole, décidées à ne pas rester en arrière des femmes de la ville en fait de zèle guerrier, découvrant Claudine Levet à laquelle elles attribuaient tout le mal, poussèrent un grand cri, et se jetèrent sur elle, en disant à très haute voix : « Pour le commencement de notre guerre, traînons cette chienne dans le Rhône ! » Claudine, voyant ces furies s’approcher, jeta elle-même un cri, et « étant cauteleuse (rusée), » dit la sœur, rentra hâtivement en sa maison et s’y enferma ; c’était une ruse certes fort légitime. Les femmes catholiques en entreprirent à l’instant l’assaut ; mais en vain s’efforcèrent-elles d’enfoncer la porte, elles ne purent le faire. Alors elles déchargèrent leur fureur sur les drogues du pharmacien. Elles prirent d’abord ce qui servait de montre, puis entrant dans la boutique, elles « jetèrent tout par terre et dans la rue despiteusementv » (avec mépris). Cette expédition contre les médicaments ne les calma pas ; ressortant de la pharmacie et se tenant devant sa maison, elles portaient sur les fenêtres de Claudine des regards enflammés et lui criaient des injures. Madame Levet restait calme au milieu de ce vacarme, et « élevait ses esprits au ciel où il se présentait à elle grande matière de joie pour effacer toutes ses tristesses. » Les catholiques se retirèrent enfin, fort courroucées de ce qu’elles ne pouvaient avoir cette femme, ni point d’autres. » Claudine était sauvéew.

v – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 57.

wIbid.

Pendant que cela se passait, la troisième troupe attendue au Molard, celle du chanoine messire de Veigy, s’était formée dans le haut de la ville. L’immobilité des réformés qui ne quittaient pas la maison de Baudichon, impatientait fort le chanoine et ceux qu’il commandait. « Ils se tiennent cois (tranquilles) comme un lièvre, disait-on ; il faut les forcer à sortir de leur gîte. » C’est ce qu’on se préparait à faire. Il avait été décidé, comme nous l’avons dit, par les chefs du mouvement, Moine et les siens, qu’on entourerait la maison de Baudichon et qu’on y mettrait le feu, de manière à ce que les hérétiques fussent étouffés, brûlés, chassés, dispersés. A l’avis de quelques-uns, les huguenots avaient eu une idée admirable en se renfermant tous dans une maison ; de cette manière une allumette suffirait pour s’en défaire Mais ce projet

d’incendie n’était pas du goût de tout le monde. « Cela ne peut se faire sans grande plaie, disaient les plus sages, toute la rue serait brûlée… » Ce plan barbare avait pourtant été maintenu et c’était à la troupe du chanoine de Veigy que l’exécution en avait été confiée. C’était un homme d’Église qui avait été chargé d’une action si cruelle. Le chanoine messire de Veigy devait passer par la petite rue des Trois-Roisx, derrière le Rhône, et mettre le feu à la maison de Baudichon, pour faire sortir les autres en la rue, et qu’ils ne pussent se sauver nulle party. » La bande du chanoine s’apprêtait à descendre la Cité, pour s’acquitter de sa charge, quand quelques catholiques arrivant à l’hôtel de ville, annoncèrent la défaite de la troupe de Saint-Gervais. « Il nous faut craindre pareille rencontre, » dirent le chanoine et ses chefs, et peu désireux de se mesurer avec le capitaine général, ils résolurent de rejoindre les bandes du Molard, en passant du côté du levant, afin d’être à l’abri des coups de Philippe et d’avoir du renfort pour brûler les huguenots. Changeant de direction, ils descendirent par la rue Verdaine. Arrivés au Molard, ils y furent très mal reçus. Chacun leur faisait des reproches. C’étaient des lâches, des traîtres…, ceux du parti des prêtres étaient grandement étonnés et marris de ce qu’ils n’avaient pas mis le feu à la maison, comme cela avait été a décidéz. »

x – On voit les trois rois sculptés au-dessus de la porte de la grande maison de ce nom à Bel-Air.

y – Froment, Gestes de Genève, p. 53.

z – Msc. de Choupard. — Froment, Gestes de Genève, p. 52-54. — Msc. de Gautier.

La nouvelle de ce projet d’incendie était arrivée dans la citadelle des réformés. De la Maisonneuve et les siens n’hésitèrent plus. Jusqu’alors ils n’avaient répondu à la fureur de leurs adversaires qu’en se tenant tranquilles ; ils désiraient autant que possible éviter l’effusion du sang. Maintenant toute leur modération devenait inutile. Ils n’avaient été d’abord que soixante, leur nombre s’était accru, mais ils étaient encore très inférieurs en nombre à leurs adversaires ; ils se décidèrent pourtant à repousser la force par la forcea. Ils sortaient donc calmes, silencieux, car ils sentaient la gravité du moment. Arrivés dans la rue des Allemands ils se mettaient en rang de bataille sur cinq de file, suivant l’usage des Suisses. Les plus rapprochés se trouvaient ainsi à deux cent cinquante pas environ de la troupe ennemie. Ils étaient décidés à ne pas prendre l’offensive : « Nous attendrons nos adversaires, disaient-ils, mais s’ils nous attaquent, plutôt mourir, que de reculer d’un seul pas. » Quoiqu’ils fussent, comme nous le remarquons, peu nombreux en comparaison des diverses bandes catholiques, ils étaient fermes et plein d’espoir. Il n’y avait avec eux ni prêtres, ni femmes, ni enfants, qui pussent les embarrasser ; tous étaient des hommes forts, résolus, disciplinés, qui ne craignaient pas de se battre un contre dix. Toutefois, ils ne mettaient pas leur confiance dans leur force ; ils a ne tournoyaient pas de côté et d’autre pour mettre leurs espérances en des choses vaines ; » les plus pieux répétaient qu’il n’y avait pour eux une seule goutte de secours assuré, qu’en Dieu seul. »

a – « Erumpunt qui convenerant a protestantibus, vim vi repulsaturi. » (Msc. de B. Turretini, Berne.)

Le combat allait commencer. Les réformés, sachant que l’aFtillerie de la ville avait été livrée par le Bossu à leurs adversaires et avait été braquée au Molard, s’étaient procurés quelques canons, probablement par l’intervention du capitaine général Philippe. Se portant hardiment des deux côtés de la grande place, les huguenots avaient mis leurs pièces, les unes dans la rue du Rhône, les autres dans celle du Marché, à quatre-vingt-dix pas seulement des catholiques. De part et d’autre, l’artillerie était prête à jouer, les arquebuses étaient chargées, les piques et les hallebardes étaient aux mains des combattants, les femmes et les enfants du parti romain apportaient des pierres. Il y avait des transports de colère, des cris et de terribles menacesb. Tous étaient disposés à « bailler le choc, » et un massacre semblait inévitablec.

b – « Clamor, saxa, minæ, furor. » (Msc. de B. Turretini.)

c – « Utrinque ad cædes in proximo. » (Ibid.)

En ce moment, on entendit le son de la trompette ; ce n’était pas le signal du combat, mais c’en était le prélude. Le crieur public s’arrêtant au coin de quelque rue voisine, disait : « Que tout étranger ait à se retirer sur l’heure dans son logis, sous peine de trois coups de corde. » On balayait ainsi la place où la bataille devait se livrer. Bientôt la trompette et la voix glapissante du héraut se turent, et il se fit un grand silence. Il y avait des deux côtés des âmes nobles et amies de la paix, qui étaient en proie aux émotions les plus vives en pensant que des frères allaient frapper leurs frères, et plusieurs jetaient un douloureux regard sur ces rues qui allaient bientôt être souillées du sang de leurs concitoyens. Ces hommes compatissants eussent voulu retenir des bras fratricides, mais ils tremblaient devant les prêtres. « Personne, dit un contemporain, n’osait entreprendre de parler aux ecclésiastiques pour proposer la paix ; leur fierté si grande intimidait, et l’on craignait d’être appelé luthériend. » Vouloir empêcher l’effusion du sang, c’était être partisan de la Réformation. Les partis se menaçaient de l’œil ; les deux troupes armées allaient fondre l’une sur l’autre et se heurter avec violence.

d – Froment, Gestes de Genève, p. 54.

Alors la douleur éclata. Quelques-unes des femmes, des mères, des filles qui se trouvaient sur la place d’armes, et qui jusqu’alors avaient été pleines d’ardeur pour le combat, furent émues et ne purent contenir leur angoisse. Les tendres affections de leurs sexe reprirent le dessus ; elles laissèrent tomber leurs tabliers, et les cailloux qu’elles portaient en leur giron se répandirent devant elles ; leur cœur était brisé ; elles fondirent en pleurs et firent entendre de tristes et longs gémissements. « Hélas ! disaient elles, voilà le père armé contre son fils, voilà le frère contre le frère, le voisin contre le voisin… Ils sont tous prêts à se tuer l’un l’autree. » L’émotion devint presque générale.

e – Froment, Gestes de Genève, p. 54.

Tandis que plusieurs des femmes catholiques étaient ainsi transformées, les femmes évangéliques, restées dans leurs maisons, priaient. Elles se disaient que, quoi que ce soit que le monde tracasse, il n’arrivera pourtant rien que ce que Dieu lui-même a ordonné. Elles opposaient le décret immuable du Seigneur, qui veut maintenir perpétuellement le royaume de son Fils, aux conspirations méchantes par lesquelles les hommes du monde l’assaillent, et ne doutaient point que Dieu ne les regardât pour subvenir à leurs nécessités.

« Dieu, dit Froment, voulut éviter l’effusion du sang, et il y donna ordref. »

fIbid.

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