Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 16
Fuite de Calvin

(Printemps de 1536)

9.16

Les Français doivent quitter Ferrare – Calvin saisi – On le délivre – Qui ? – Sa fuite – Sa route – La cité d’Aoste – Opposition à l’Évangile – Zèle de l’évêque Gazzini – Assemblée des États – Calvin était-il alors à Aoste ? – Deux fois à Aoste ? – La ferme de Calvin – Le pont et la fenêtre de Calvin – Le monument d’Aoste – Calvin à Noyon – La passion de Calvin

Le duc Hercule d’Este avait remarqué certains changements qui s’étaient opérés autour de lui depuis l’arrivée du Français. La discussion de Calvin avec maître François n’avait pu rester cachée. Le petit-fils de Borgia savait que le pape, sous prétexte d’hérésie, pouvait le dépouiller de ses États ; déjà son père, le duc Alphonse, pour s’être mis mal avec Rome, avait vécu longtemps dans l’exil. Il y avait à Ferrare un tribunal de l’Inquisition, et ce qui se passait alors à la cour était plus que suffisant pour l’alarmer. Un rapport avait été fait au pape ; Charles-Quint avait été informé ; Paul III proposa au duc un traité, dans lequel il fit insérer une clause secrète, stipulant l’éloignement des Français alors à Ferrare ; mais il y en avait un auquel un sort plus sévère était destiné. Le duc, revenu de la complaisance qu’il avait montrée à sa femme, lui déclara qu’il voulait mettre un terme aux menées schismatiques dont la cour était le théâtre, que le comte et la comtesse de Marennes, Soubise, les autres gentilshommes, et même Marot, devaient quitter ses États. « Quant à M. d’Espeville, ajouta Hercule d’Esté, sachez, Madame, que s’il est découvert, il sera à l’instant traîné au supplice à cause de la religiona. »

aDéfense de Calvin, par Drelincourt, p. 337.

Cet arrêt fut pour Renée comme un coup de foudre. Appelée à quitter la terre de ses aïeux, elle s’était fait à Ferrare une petite France ; et, maintenant, tous ceux qui lui donnaient quelque joie dans son exil allaient lui être arrachés. Rome lui enlevait ce pieux et savant docteur qui la conseillait si bien ; peut-être même devrait-il expier sur un bûcher d’Italie, le crime d’y avoir annoncé l’Évangile. Tous les seigneurs et les dames de la cour, et même le satirique Marot, devaient quitter Ferrare. Léon Jamet semble avoir été le seul Français auquel il fût permis de rester ; la duchesse ayant besoin d’un secrétaire, obtint de son mari que cet ancien clerc du trésor demeurât près d’elle pour en remplir les fonctions. Ainsi, la fille de Louis XII, après avoir eu des jours pleins de lumière, était condamnée à rester presque seule dans son palais, comme en une chambre ténébreuse ; épiée dans ses moindres mouvements, tourmentée par des prêtres qu’elle méprisait, exposée de la part du fils de Borgia à d’injustes rigueurs. Marot, touché de tant d’infortunes, et sachant la part que la reine de Navarre, la sœur de Renée, prendrait à cette grande épreuve, lui adressa ces vers touchants :

Ah ! Marguerite, écoute la souffrance
Du noble cœur de Renée de France ;
Puis comme cœur, plus fort en espérance,
Console-la.

Tu sais comment hors son pays alla,
Et que parents et amis laissa là ;
Mais tu sais quel traitement elle a
En terre étrangeb !

b – Œuvres de Cl. Marot, II, p. 337.

Renée devait connaître une douleur plus grande encore que celle que lui causait le renvoi « au delà des monts » de ses amis de France. Cette inique institution, décorée du nom de Saint-Office, qui devait plus tard faire des milliers de martyrs en Espagne, dans les Pays-Bas, et en d’autres contrées, voulait alors frapper le docteur qui a inspiré à Rome le plus d’effroi et de haine. L’inquisition avait découvert le séjour de Calvin. Son nom, son crime, furent inscrits dans le livre noir de cette institution cruellec. L’hérésie éclatait dans la cour d’Este, on désignait le principal coupable, si l’on laissait aller les autres, il fallait au moins frapper celui-ci.

c – « Vengo assicurato da chi ha veduto gli atti dell’ Inquisizion di Ferrara. » (Muratori, Annali d’Italia, XIV, p. 305.)

Calvin, averti de ce qui se passait, était dans le palais del Magistrato, où il habitait ainsi que Du Tillet, et préparait en hâte son départ. Mais les inquisiteurs étaient au guet ; leurs officiers arrivèrent, se saisirent du « perturbateur empesté » et l’emmenèrent prisonnierd. Leur intention n’était point de le laisser dans un lieu où le docteur évangélique possédait de puissants amis. Ils résolurent de faire instruire son procès à Bologne, ville des États du pape, peu éloignée de Ferrare, et où ils seraient entièrement les maîtres. Le jeune Français fut donc remis à quelques familiers du Saint-Office, et dut prendre, au milieu d’eux, le chemin de cette antique cité, qui s’honorait de posséder dans ses murs les cendres de Dominique, père de l’Inquisition.

d – « Che si pestifero mobile fu fatto prigione. » (Ibid.)

Calvin avançait entouré des gens chargés de le conduire. Il eût pu dire alors de lui-même, ce qu’il dit plus tard d’un autre : « Combien qu’il espère encore, le voilà assiégé de cent morts, en sorte qu’il n’a ouverture tant petite qu’elle soit, pour échappere. » Le tribunal de l’Inquisition, qui n’était jamais tendre, ne le serait pas sans doute envers un hérétique de cette espèce. L’escouade qui le menait, se dirigeant vers le Midi, traversait un pays fertile et s’avançait sans obstacles vers la ville des États pontificauxf. Calvin et ses gardiens avaient déjà fait une bonne partie du chemin, quand parurent tout à coup des gens armésg. Ils arrêtent la troupe et ordonnent qu’on relâche le prisonnier. Y eut-il résistance ? nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, les inquisiteurs, peu accoutumés à céder, se virent enlever le docteur qu’ils traînaient à une mort certaine. Calvin fut mis en libertéh, et ne pensa plus qu’à quitter l’Italie.

e – Calvin, sur Actes.12.6.

f – « Mentre che era condotto da Ferrara a Bologna. » (Muratori, Annali d’Italia, XIV, p. 305.)

g – « Gente armata. » (Ibid.)

h – « Fu messo in liberta. » (Ibid.)

Son séjour dans ce pays, tel que nous l’ont fait connaître des documents authentiques, est loin d’être, comme on l’a cru quelquefois, une page blanche. La dernière circonstance que nous venons de rapporter, d’après Muratori, a même un intérêt particulier. Elle rappelle une circonstance célèbre dans l’histoire de la Réformation allemande, celle où Luther, revenant de Worms, fut enlevé par des cavaliers masqués et armés de pied en cap. Mais le cas de Calvin était plus grave que celui du réformateur saxon. Celui-ci fut conduit dans un château de ses amis, à l’abri de tout danger ; tandis que Calvin fut laissé seul, presque au milieu de l’Italie, obligé de traverser des pays hostiles, où il courrait grand risque de se voir de nouveau arrêté.

On se demande qui enlevait cette proie d’élite aux tribunaux de Rome, et cela dans les États même du pape ; d’où le coup était-il partii ? Il était hardi, téméraire ; il exposait ceux qui en étaient les auteurs et les exécuteurs à de grands dangers, car la papauté et l’Inquisition étaient alors puissantes en Italie. Une vive affection, un grand respect pour le réformateur, un dévouement sans borne à la cause de la vérité peuvent seuls expliquer cette audacieuse aventure. Une personne seulement dans la péninsule italienne avait pu la concevoir et la faire exécuter, c’était, — est-il besoin de le dire ? la fille de Louis XII. Chacun lui attribua la délivrance du réformateur. On pouvait s’attendre à ce que l’Inquisition, toujours si ombrageuse et si sévère, serait implacable dans sa vengeance. Renée échappa, au moins pour le moment. Il est probable qu’Hercule d’Este usa de son influence à la cour pontificale pour étouffer l’affaire, et promit de tenir à l’avenir la duchesse plus à l’étroit. Il n’exécuta que trop sa parole.

i – « Onde fosse venuto il colpo. » (Muratori, Annali d’Italia, XIV, p. 305.)

Calvin n’hésita pas à profiter de cette délivrance ; mais dès ce moment, nous n’avons pas de données suffisantes sur lui et sur sa marche. Pour trouver ses traces, il faut interroger des traditions locales, que l’on ne doit pas mépriser, mais qui toutefois ne nous fournissent pas une certitude vraiment historique. Il était naturel, — la carte même l’indique, — que le fugitif se dirigeât du côté de Modène. Dans les environs de cette ville, se trouvait un lettré célèbre et suspect d’hérésie, Louis Castelvetro, critique estimé, habile interprète, qui avait traduit en italien l’un des écrits de Mélanchthon, et qui bien des années plus tard, ayant quitté l’Italie, passa à Genève, où il visita des amis. La maison de l’ancienne villa de Caslelvetro ayant été démolie de nos jours, les ouvriers y découvrirent une armoire scellée, qui contenait les premières éditions des œuvres de Calvin, merveilleusement conservéesj. Le réformateur avait sans doute entendu parler de cet humaniste à la cour de Ferrare ; mais rien ne dit qu’il ait cherché alors un asile passager sous le toit du traducteur de Mélanchthon, qui ne paraît pas avoir fait alors une franche profession de l’Évangilek.

j – Bayle, article Castelvetro. — J. Bonnet, Calvin. La découverte eut lieu en 1823.

k – Tiraboschi, Hist. de la litt. ital., VII, p. 169.

La tradition dit que Calvin, au lieu de se diriger vers le nord pour se rendre en Suisse, longea les Apennins, se porta à l’ouest, et arriva au Val de Grana, entre Saluces et Coni, où il prêcha. On assure que les prêtres du village de Carigliano ameutèrent leurs paroissiennes, et que ces femmes, poussant des cris sauvages, chassèrent le Français à coups de pierres. On ajoute que Calvin se dirigea alors sur Saluces et y prêcha de nouveau, mais avec aussi peu de succèsl. Ces traditions ne nous paraissent pas être suffisamment confirmées, pour qu’on leur assigne une place dans l’histoire. Il semble plus probable que Calvin prit le chemin le plus court, pour se rendre en Suisse, et se dirigea à cet effet sur le Saint-Bernard. S’il avait eu le loisir de faire des excursions évangéliques, il eût été sans doute dans les vallées vaudoises, que son cousin Olivétan avait visitées, et où s’était formé le projet de la traduction de la Bible, à laquelle il avait lui-même travaillé et devait travailler encore. Mais il n’y a aucun indice qu’il ait jamais visité ces montagnes. Il arriva à la cité d’Aoste.

l – Bonnet, Calvin au val d’Aoste, p. 13, 14.

Les premières lueurs de la Parole de Dieu commençaient, nous l’avons dit ailleurs, à éclairer cette contrée cisalpine, située au pied du Saint-Bernard, du mont Blanc et du mont Rose. Aoste, fondée par Auguste, dont elle tient son nom, avait reçu de la Suisse un souffle évangélique. Les Bernois avaient pensé que si la Parole divine traversant le Saint-Gothard, avait fait des conquêtes près des rives du Tessin, elle pouvait bien, passant le Saint-Bernard, en faire aussi dans la vallée d’Aoste. Les documents italiens, bernois et genevois déposent tous également de la fermentation religieuse qui agitait alors la cité. « L’Évangile se répand au delà des monts, écrivait Porral, envoyé de Genève à Berne, et il faut qu’il aille en avant en dépit des princes, puisqu’il est de Dieu. » Bientôt la hiérarchie romaine ayant fait usage de ses armes ordinaires contre ceux qui embrassaient la Réformation, Porral annonçait que les Aostains avaient de grosses questions avec leur évêque, à cause des esccommuniements qu’ils ne pouvaient souffrirm. » Nous avons raconté comment en novembre 1535 des plénipotentiaires bernois se rendirent à Aoste pour conférer avec le duc de Savoie. Ils y parlèrent en faveur de Genève ; ils demandèrent la délivrance de Saunier, alors prisonnier à Pigneroln. Ils parlèrent à ceux avec lesquels ils se rencontraient, des grandes questions alors débattues, et les invitèrent à recevoir les enseignements des saintes Écritures. Quelques hommes de la vallée, soit parmi la noblesse, soit parmi la bourgeoisie, accueillirent les principes de la Réformationo. On nomme parmi ceux qui furent gagnés à l’Évangile, les seigneurs de la Crète et de la Visière, le pieux et zélé Léonard de Vaudan, les sieurs Besenval, Tillier, Challans, Bovet, Borgnion, Philippon, Gay et d’autresp.

m – Dépêches d’Ami Porral au Conseil de Genève.

n – « Lettres du Conseil de Berne au duc de Savoie du dernier septembre 1535, et au Conseil de Genève du 24 décembre 1535. Ces lettres nous ont été communiquées avec d’autres par MM. de Steiger, bibliothécaire de la ville de Berne, et de Stürler, chancelier d’Etat.

o – « Quæ factæ sunt per Bernenses Leuteranos in Provincia Augustana, etc. » (Procès-verbal de l’Assemblée du 28 février 1536.)

p – Plusieurs de ces noms se retrouvent encore dans la Suisse romande, où ceux qui les portaient durent se réfugier.

Mais s’il se trouvait dans le val d’Aoste des cœurs prêts à recevoir l’Évangile, il y avait aussi là des volontés décidées à lui résister. A la tête des adversaires, se trouvaient deux hommes éminents. Parmi les laïques était le comte René de Challans, maréchal d’Aoste, plein d’enthousiasme pour la papauté et la féodalité, et rempli de mépris pour les hérétiques et les républicains de la Suisse. Navré de voir les revers que subissait le duc de Savoie son maître, il avait juré que, dans Aoste du moins, il exterminerait tous les luthériens. Il avait pour compagnon d’armes, dans cette croisade, un des prélats les plus célèbres de l’Italie, Pierre Gazzini, évêque d’Aoste. Les prêtres et les dévots exaltaient ses vertus et son savoir, mais ce qui le distinguait surtout, c’était cette humeur altière, ce caractère dominateur, qui caractérisent si souvent les prêtres de Rome. Gazzini était chanoine de Latran, première église patriarcale de l’Occident, et il servait d’intermédiaire entre le duc et le pape. Il se trouvait à Rome pendant que la doctrine évangélique commençait à se répandre dans son diocèse, et s’efforçait alors d’obtenir que le concile, qui devait mettre fin à l’hérésie, se tint dans les États du duc son maîtreq. Il poussait même fort loin son ambition pour son souverain. « Il est convenable, disait-il au pontife, que le gouvernement du concile soit donné au duc de Savoie, soit par l’Empereur, soit par le roi de Francer. » Le gouvernement d’un concile donné à un prince séculier par le pape et deux autres princes séculiers, est une idée qui ne semble pas très en accord avec l’omnipotence théocratique du pontife, si fort exaltée par plusieurs.

q – « Il vescovo d’Agosta allo duca di Savoia. » L’auteur a trouvé cette lettre, datée de Rome, dans les archives générales du royaume d’Italie, à Turin.

r – « Di far dare il governo del Concilio, tante da sua Santita, quanto dallo Imperatore, e re di Francia, a vostra Eccellenza (le duc). » (Ibid.)

En l’absence de l’évêque, il se trouvait à Aoste un personnage digne de le remplacer, c’était le gardien du couvent des franciscains, Antoine Savion (Antonius de Sapientibus), homme instruit, zélé, qui fut nommé plus tard général de l’ordre, et fut l’un des pères du concile de Trente. Savion poussa le cri d’alarme.

Un jour que Gazzini remplissait ses fonctions dans la basilique de Saint-Jean, il reçut des lettres qui lui apprenaient les circonstances de la cité d’Aoste. Le prélat effrayé n’hésita pas. « L’hérésie de Calvin pénétrant dans son diocèse, dit le prêtre savoyard Besson, il accourut pour lui couper le chemins. »

sMémoires des diocèses de Genève, d’Aoste, etc., par le curé Besson, p. 260.

A peine l’évêque fut-il arrivé, qu’il parcourut toutes ses paroisses avec une diligence infatigable ; il monta dans les chaires et soutint le peuple dans la saine doctrine par ses discourst. Il disait que « le diable lui-même courait çà et là, comme une bête furieuse, pour les dévorer ; qu’il fallait donc faire bon guet et repousser cet animal féroce. » A ces prédications, il joignait des censures, des monitoires, des excommunications. Tous les lecteurs des saintes Écritures seraient chassés du bercail.

tIbid., p. 261.

Il devait y avoir dans Aoste une assemblée générale des États de la vallée pour régler les affaires du pays. Elle se réunit le 21 février 1536. Parmi les députés se trouvaient plusieurs des amis de la Réformation : De la Crète, Vaudan, Borgnion et d’autres indiqués dans le cahier des Étatsu. Deux faits surtout préoccupaient avec inquiétude la majorité de l’assemblée. La situation politique et la situation religieuse de la cité lui semblaient également menacées. Les regards étaient portés sur la Suisse et l’on disait que quelque dessein de conquête politique se joignait dans l’esprit des Bernois aux désirs trop avérés de conquête religieuse. Dans un moment où la maison de Savoie se trouvait exposée aux coups de la France, plusieurs désiraient voir le val d’Aoste en profiter pour se rallier aux ligues helvétiques, et se ranger sous le drapeau de l’Évangile. Les membres de l’assemblée étaient convaincus que les Suisses désiraient cantoner tout le pays et étendre ainsi des deux côtés des Alpes leur confédération. Mais l’autre danger alarmait encore plus les chefs du parti romain et ils représentèrent vivement aux États que l’attachement de la cité et de la vallée au saint-siège de Rome était menacé ; que les Bernois luthérien, qui ne s’étaient pas contentés de s’emparer du pays de Vaud, mais y avaient introduit et semé leur secte envenimée, voulaient faire de même dans Aostev. L’assemblée conclut au maintien de la foi catholique romaine et de la fidélité à Son Altesse Ducale, et il fut décidé que tout contrevenant serait puni de la peine capitalew.

u – « Nobilis Nicolaus de Crista, Aotonius Vaudan, Bartolomeus Borgnion, pro communitate parochiæ sancti Stephani electi, etc. » (Conseil général du dernier février 1536. Archives d’Aoste.)

v – « Illa secta venenosa leuterana. » (Procès-verbal de i’Assemblée. Archives de l’Intendance d’Aoste.)

w – Msc. des Archives du royaume, à Turin.

Il est de notoriété générale que Calvin passa à la cité d’Aoste ; mais fut-ce à cette époque qu’il arriva et s’y trouva-t-il pendant une partie au moins de la session des Etats ? Des documents du dix-septième et du dix-huitième siècle l’affirment. Cette présence ne serait pas impossible. Mais une circonstance nous semble s’opposer à ce qu’on l’admette. Les documents officiels de l’époque et très particulièrement les procès-verbaux de l’assemblée de février et de mars 1536 ne contiennent aucune mention, même aucune allusion à la présence de Calvin. Elle eût pourtant valu la peine d’être indiquée, ne le désignât-on même, comme le firent un peu plus tard les registres de Genève, qu’en l’appelant un Français. Deux faits importants sous le rapport religieux se passèrent à la cité d’Aoste dans les premiers mois de l’an 1536 : l’Assemblée des États et le passage de Calvin. Le premier eut lieu en février et mars ; le second probablement peu de mois plus tard. La tradition les fait coïncider, ce qui est plus dramatique ; l’histoire les remet à leur place. Mais parce que le réformateur ne joua pas lors de l’assemblée le rôle qu’on lui attribue, il ne faut pas prétendre qu’il n’a jamais traversé cette ville.

Calvin avait des motifs pour prendre la route d’Aoste et du Saint-Bernard, Elle était fréquentée depuis des siècles, et il avait appris sans aucun doute, lors de son séjour à Bâle, ce qui était universellement connu en Suisse, que les Bernois avaient de fréquents rapports avec ce pays, qu’ils y avaient porté l’Évangile et que quelques-uns des habitants avaient adopté les principes de la Réformation. Un document ancien donne à entendre que Calvin passa par Aoste, soit en allant soit en revenantx. Ce serait naturel, à notre avis. Les rapports faits en Suisse sur cette cité devaient l’engager à prendre cette route pour se rendre en Italie, et l’on conçoit facilement, quant au retour, qu’un fugitif prenne un chemin déjà connu de lui, et où il est sûr de rencontrer des amis. Mais nous n’insistons pas, et nous contenions de suivre les traces que Calvin a laissées dans le pays, lors de son retour, et qu’on y retrouve encore.

x – Documents des Archives de M. Martinet, ancien député d’Aoste. — J. Bonnet, Calvin au val d’Aoste, p. 21.

Au pied du Saint-Bernard, très près de la cité d’Aoste était une maison placée sur un lieu élevé où se trouve encore une grange. Pour y arriver, on quitte à peu de distance de la ville le chemin du Saint-Bernard et l’on prend un sentier près duquel s’élève maintenant une petite chapelle. Les prés qui l’entourent, les cimes abruptes qui la dominent, les Alpes qui cachent dans les nues leurs sommités neigeuses, la vue sur Aoste et la vallée, tout donne à cette maison un aspect pittoresque. Si le voyageur demande aux habitants du pays ce que c’est que cette demeure, on répond que c’est la ferme de Calvin ; on ajoute que le réformateur, en traversant Aoste, y fut reçu par l’un des réformés les plus zélés, Léonard de Vaudan. Il est fort naturel que Calvin préférât cette habitation retirée à l’une des maisons de la cité.

On ne sait rien de ce que Calvin dit ou fit en passant à Aoste. Le seul fait qui nous semble avéré, un monument de plus de trois siècles l’atteste, c’est que son passage ne demeura pas inconnu et y causa même une sensation plus ou moins vive. Le réformateur eût couru de grands dangers s’il se fût arrêté en ces lieux, dans la ville de l’évêque Gazzini, qui armait tout son monde contre les hérétiques par ses entretiens pleins de véhémence, et qui voyant dans les docteurs évangélistes le diable lui même (nous l’avons dit), demandait qu’on repoussât l’animal féroce. » Ce sont les termes qu’emploie l’historien du diocèsey. Calvin, qui était déjà fugitif, se hâta de quitter cette ville. A ces faits simples et naturels on a ajouté quelques circonstances extraordinaires. On a représenté, par exemple, le comte de Challans donnant la chasse à Calvin, et le poursuivant, l’épée nue, jusqu’au fond des montagnes. Ceci est la légende que l’on a cousue à l’histoire, comme cela n’arrive que trop souvent.

yMémoires des diocèses de Genève, d’Aoste, etc., par le curé Besson, p. 181.

Il était naturel que Calvin ne prît pas, dans les circonstances où il se trouvait, la route ordinaire, car on ne pouvait manquer de l’y chercher et l’on eût pu facilement l’atteindre. Il paraît, si nous suivons les vestiges que son passage a laissés autour d’Aoste, qu’il chercha à échapper aux ennemis de la Réforme. Quand on quitte la ferme de Calvin et qu’on se dirige sur la droite, on rencontre au-dessous du village de Closelina, près de Roisan, un pont. C’est, dit-on dans le pays, le pont de Calvin ; il le traversa et suivit ainsi un chemin plus difficile et moins fréquenté que le Saint-Bernard. Si l’on gravit la montagne en se dirigeant vers la vallée de la Valpeline, on arrive à un col entouré des monts Balme, Combin et Vélan, c’est le col de la Fenêtre, appelé plus tard la fenêtre de Calvin, et c’est par là que le réformateur rentra en Suissez.

z – L’idée du passage de Calvin par ce col est généralement admise à cette heure, et même Murray, dans son Guide des voyageurs, dit : Calvin fled by this pass from Aosta. »

Cependant le passage de Calvin, nous l’avons dit, avait fait impression dans Aoste. Les habitants de cette ville très catholique regardaient leur opposition au réformateur et la nécessité où il s’était trouvé de leur échapper par la fuite, comme une gloire pour leur cité, propre à leur attirer l’admiration des partisans de la papauté. On résolut d’en éterniser la mémoire. En conséquence, cinq ans après ces événements, le 14 mai 1541, les Aostains dressèrent en souvenir de ce fait une croix de pierre taillée, au milieu de leur ville. Le monument primitif, ayant besoin de réparations, fut remplacé deux siècles plus tard (en 1741) par une colonne de huit pieds de haut, dont parle Senebiera, et sur laquelle on lisait :

aHistoire littéraire de Genève, I, p. 182 (1786).

Hanc Calvini fuga erexit anno MDXLI.
Religionis constantia reparavit MDCCXLI.

Enfin un siècle après, succéda à cette construction celle que tout voyageur peut voir maintenant en traversant la cité d’Aoste, et que nous avons examinée plus d’une fois nous-mêmeb. Ainsi, trois siècles et trois monuments successifs. Le passage de Calvin par la cité d’Aoste est au nombre des faits historiques commémorés, sur la place même où ils ont eu lieu, de la manière la plus péremptoire.

b – A l’inscription telle que nous venons de la donner on ajouta ces mots :
Civium munificentia renovavit et adornavit
Anno MDCCCXLI.

Calvin traversa la Suisse, arriva à Bâle et se rendit de là à Strasbourg. Il résolut de choisir l’une ou l’autre de ces deux villes, pour y mener, soit près de Cop, Gryneus et Myconius, soit près de Bucer, Capiton et Hedion, cette vie studieuse et paisible qu’il désirait si fort. Mais auparavant il voulait retourner à Noyon, où il avait quelques affaires à mettre en ordrec. Laissant donc Du Tillet à Strasbourg, il partit pour la France. Il le pouvait sans imprudence, car il n’avait pas quitté sa patrie sous le poids de quelque jugement formulé contre lui et auquel il voulait se soustraire ; de plus le gouvernement montrait alors moins de rigueur.

c – « In Galliam regressus rebus suis omnibus ibi compositis. » (Beza, Vita Calvini.)

A peine eut-on appris à Paris l’arrivée du jeune docteur, que plusieurs amis de l’Évangile se rendirent à son hôtellerie. Ils ne pouvaient se lasser de l’entendre. « Il ne se trouve pas dans toute la Gaule un homme qui nous inspire autant d’admiration que vous, lui disaient-ilsd. »

Mais Calvin avait hâte d’arriver à Noyon. Un chagrin l’y attendait ; son frère Charles, le chapelain, n’était plus de ce mondee. Les circonstances de cette mort le remplirent à la fois de tristesse et de joie. « Charles » disaient à Jean son autre frère Antoine et Marie leur sœur « a confessé hautement Jésus-Christ sur son lit de douleur et n’a pas voulu d’autre absolution que celle qu’on obtient de Dieu par la foi. Aussi, les prêtres, irrités l’ont ils fait enterrer de nuit entre les quatre piliers de la potence. »

d – Godefridus Lopinus Calvino. » (Msc. de la Bibliothèque publique de Genève.)

e – Beza, Vita Calvini.

Calvin invita Antoine et Marie à quitter un pays où l’on couvrait les croyants d’infamie.

Son séjour à Noyon fut très court. Il ne lui était pas possible d’aller directement à Bâle ou à Strasbourg, la guerre entre Charles-Quint et François Ier ne permettant pas de traverser la Champagne et la Lorraine ; mais il apprit qu’il pouvait, sans fâcheuse rencontre, passer par la Bresse, puis remonter le Rhône, traverser Genève, et se rendre à Bâle par Lausanne et Berne. Il prit cette route. « En tout cela, dit Bèze, il avait Dieu pour conducteurf. »

f – « Divinitus perductus. » (Ibid.)

Ainsi s’approchait de Genève ce grand docteur qui discerna mieux qu’aucun autre ce qui dans la doctrine et dans la vie était conforme ou opposé à la vérité et à la volonté de Dieu. Tandis que ses prédécesseurs avaient laissé subsister quelques traditions à côté des Écritures, celui-ci avait mis à nu le roc de la Parole. La vérité était devenue l’unique passion de cette âme ardente et inflexible, et il s’était décidé à lui consacrer sa vie. Toutefois il n’avait alors aucune idée de faire une œuvre semblable à celle de Luther, et si on lui eût montré la carrière qui allait s’ouvrir devant ses pas, il eût reculé avec effroi. Je tâcherai de gagner ma vie en état privég disait-il. L’ambition de François Ier changea tout. Ce prince accomplit à son insu les desseins de Dieu, qui voulait placer le réformateur au centre de l’Europe, entre l’Italie, l’Allemagne et la France.

gLettres françaises de Calvin, I, p. 22.

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