L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français
5 De la considération de soi-même
Ne nous croyons pas trop ; souvent nos connaissances Ne sont enfin qu’illusions, Souvent la grâce y manque, et toutes nos puissances N’ont que de fausses visions.
Nous avons peu de jour à discerner la feinte D’avec la pure vérité, Et sa faible lumière est aussitôt éteinte Par notre indigne lâcheté.
L’homme aveugle au dedans rarement se défie De cet aveuglement fatal, Et, quelque mal qu’il fasse, il ne s’en justifie Qu’en s’excusant encor plus mal.
Souvent, tout ébloui d’une vaine étincelle Qui brille en sa dévotion, Il impute à l’ardeur d’un véritable zèle Les chaleurs de sa passion.
Comme partout ailleurs il porte une lumière Qui chez lui n’éclaire pas bien, Il voit en l’œil d’autrui la paille et la poussière, Et ne voit pas la poutre au sien.
Ce qu’il souffre d’un autre est une peine extrême ; Il en fait bien sonner l’ennui, Et ne s’aperçoit pas combien cet autre même A toute heure souffre de lui.
Le vrai dévot sait prendre une juste balance Pour mieux peser tout ce qu’il fait, Et, consumant sur soi toute sa vigilance, Il croit chacun moins imparfait.
Il se voit le premier, et met ce qu’il doit faire Au devant de tout autre emploi, Et, quoi qu’ailleurs il voie, il apprend à s’en taire A force de penser à soi.
Si ta veux donc monter jusqu’au degré suprême De la haute dévotion, Ne censure aucun autre, et fixe sur toi-même L’effort de ton attention.
Pense à toute heure à Dieu, mais de toutes tes forces ; Pense à toi de tout ton pouvoir, Et de l’extérieur les flatteuses amorces Ne pourront jamais t’émouvoir.
Sais-tu, quand tu n’es pas présent à ta pensée, Où vont sans toi tes vœux confus ? Et vois-tu ce que fait ton âme dispersée Quand tu ne la regardes plus ?
Quand ton esprit volage a couru tout le monde, Quel fruit en peux-tu retirer, S’il est le seul qu’enfin sa course vagabonde Néglige de considérer ?
Veux-tu vivre en repos, et que ton âme entière S’unisse au Monarque des cieux ? Sache pour ton salut mettre tout en arrière, Et l’avoir seul devant les yeux.
Tu l’avances beaucoup, si tu fais rude guerre Aux soins qui règnent ici-bas, Et le recules fort, si de toute la terre Tu peux faire le moindre cas.
Ne crois rien fort, rien grand, rien haut, rien désirable, Rien digne de t’entretenir, Que Dieu, que ce qui part de sa main adorable, Que ce qui t’en fait souvenir.
Tiens pour vain et trompeur ce que les créatures T’offrent de consolations, Et n’abaisse jamais à leurs douceurs impures L’honneur de tes affections.
L’âme que pour Dieu brûle un feu vraiment céleste Ne peut accepter d’autre appui ; Elle est toute à lui seule, et dédaigne le reste Qu’elle voit au-dessous de lui.
Il est lui seul aussi d’éternelle durée, Il remplit tout de sa bonté, Il est seul de nos cœurs l’allégresse épurée, Et seul notre félicité.