Cette parabole présente de grandes difficultés ; elle a donné lieu à une foule d’interprétations diverses. J’en tiendrai compte, sans toutefois m’y arrêter longuement. Quant à moi, je suis persuadé que nous avons ici simplement une parabole de prudence chrétienne ; Christ nous y exhorte à user du monde et des biens du monde contre le monde, si l’on peut parler ainsi, et pour Dieu.
Après avoir terminé la parabole de l’enfant prodigue, Jésus-Christ continua son entretien avec « ses disciples » (v. 1) Il ne s’agit pas seulement des Douze (Luc 6.13), mais de tous ceux qui avaient reçu sa parole et l’avaient suivi ; c’est à eux que la parabole s’adresse.
« Il y avait un homme riche qui avait un économe, » un intendant tel qu’Eliézer (Genèse 24.2-12) et Joseph (Genèse 39.4). « Et celui-ci fut accusé devant lui comme dissipant ses biens, » non par simple négligence, mais il spéculait injustement sur les pertes de son maître. Rien ne nous dit que l’économe fût accusé faussement ; Satan est « l’accusateur » des frères (Apocalypse 12.9) ; mais ses accusations peuvent être vraies (Daniel 3.8 ; 6.24). Quant à l’économe, il avoue sa faute (v. 3) ; l’accusation portée contre lui était évidemment juste.
« L’ayant appelé, il lui dit : Qu’est-ce que j’entends dire de toi ? » Cette parole exprime la surprise indignée de son maître : « de toi », en qui j’avais eu une si grande confiance. Le serviteur, ne cherchant pas à se justifier, est aussitôt congédié : « Rends compte de ton administration, car tu ne pourras plus administrer » (mon bien). Ceux qui, comme Anselme, voient dans la parabole l’histoire du développement et des fruits de la repentance, insistent beaucoup sur ce reproche : « Qu’est-ce que j’entends dire de toi ? » Pour eux, c’est la voix de Dieu s’adressant au pécheur, lui faisant comprendre qu’il a eu une administration, et qu’il en a abusé ; il aura à rendre compte. L’homme sent que sur mille articles il ne saurait répondre à un seul, qu’il n’y aura aucun secours pour lui ailleurs ; « la nuit vient dans laquelle personne ne peut travailler ». Les mêmes personnes voient dans le procédé de l’économe à l’égard des débiteurs de son maître son premier acte de droiture ; il veut utiliser les biens dont il dispose, dans l’intérêt des autres, et non dans son propre intérêt ; il cherche ainsi à s’amasser un trésor dans le ciel. L’économe continue à être appelé « infidèle », disent-ils, à cause de son injustice passée, et pour l’encouragement de ceux qui se repentent, puisqu’il obtient maintenant l’approbation de son maître. De même, Matthieu conserva le titre de « péager » (Matthieu 10.3), en souvenir de la grâce de Dieu qui l’avait appelé. On peut répondre à tout cela qu’il n’y a rien dans les résolutions de l’économe qui indique un changement quelconque de dispositions ; il ne confesse pas son injustice ; il est simplement anxieux au sujet de son avenir, et craint de tomber dans la misère.
L’économe reconnaît immédiatement qu’aucune justification n’est possible, et qu’il sera congédié. « Que ferai-je ? » dit-il (Luc 12.17 ; 20.13). Il avait dissipé les biens de son maître à son propre profit, mais il n’avait pris aucune précaution en vue du jour mauvais. Ses habitudes de mollesse l’ont rendu impropre au travail ; « je ne puis travailler à la terre » ; son orgueil l’empêche de mendier. Toutefois, il ne reste pas longtemps dans l’incertitude ; il sait ce qu’il fera, son plan est rapidement conçu : « Je sais ce que je ferai, afin que lorsque je serai déposé de cette administration, ils me reçoivent dans leurs maisons », comme un bienfaiteur qui a droit à leur hospitalité.
« Il appelle chacun des débiteurs de son maître. » Puis vient l’arrangement conclu avec eux. L’un devait « cent mesures d’huile » et l’autre « cent mesures de blé ». Il n’est pas probable qu’ils fussent des tenanciers qui payassent leurs redevances en nature, redevances qui auraient été diminuées par l’économe ; le mot « débiteurs » semble indiquer autre chose. Les énormes quantités d’huile et de blé rendent invraisemblable le fait qu’ils auraient été de pauvres voisins, que le riche propriétaire aurait entretenus en leur fournissant ces provisions à titre de prêt. Il est plus probable que l’homme riche, ayant d’abondantes récoltes, en avait vendu, par l’entremise de son intendant ; une partie à ses débiteurs, qui n’avaient pas encore effectué leurs paiements. Ils donnèrent cependant leurs « obligations », reconnaissant ainsi leurs dettes. Maintenant l’économe leur rend ces obligations, en leur ordonnant de les modifier ou de leur en substituer d’autres par lesquelles ils reconnaîtraient n’avoir pas reçu autant.
Vitringa trouve la clé de la parabole dans cet arrangement avec les débiteurs ; son interprétation mérite d’être mentionnée. L’homme riche, c’est Dieu ; l’économe, ce sont les chefs spirituels du peuple juif, auxquels était confiée la dispensation des mystères du royaume. Ils furent accusés par les prophètes (Ézéchiel 34.2 ; Malachie 2.8), et par Christ Lui-même, d’abuser de leur administration, d’employer leur influence, non pour la gloire de Dieu, mais dans l’intérêt de leur ambition ; ils « dissipaient ses biens ». Ils sentent la justesse de cette accusation, et sont en dehors du royaume ; aussi, ils cherchent à se faire des amis parmi les débiteurs du Seigneur, les pécheurs, agissant comme s’ils possédaient encore quelque autorité dans le royaume. Ils abaissent les exigences de la loi au niveau de ces gens-là, afin de s’en faire bien accueillir. Les jésuites agissent de même. Cette interprétation a ceci de bon qu’elle donne un sens précis a l’interprétation des obligations : « Écris cinquante, écris quatre-vingts ». La morale de la parabole est alors très simple : « Soyez prudents comme le sont les enfants du présent siècle ; assurez-vous une habitation éternelle ». Un écrivain moderne croit que la parabole s’adresse aux scribes et aux pharisiens, pour leur donner un conseil, l’économe infidèle leur étant proposé pour modèle. La parabole les exhorte à entretenir en eux-mêmes les dispositions qui seules pourraient leur procurer l’entrée des « demeures éternelles », c’est-à-dire l’amour et la douceur envers tous. Mais il est dit positivement que la parabole s’adresse aux disciples, et non pas aux pharisiens.
C’est par de tels actes d’injustice que l’économe remplit le court intervalle entre la menace qui lui est faite et son renvoi. Rien ne nous dit qu’il cherchât à déguiser ses transactions frauduleuses. Il est probable qu’il agit ouvertement, sachant bien que rien ne pourra changer ce qui aura été fait. Il veut profiter d’une occasion qui se présente, et qui, demain, n’existera plus.
Si la transaction était secrète, le maître l’aurait découverte, et l’économe n’aurait alors reçu aucune approbation. Quoi qu’il en soit, cette transaction était frauduleuse, et il est inutile de vouloir l’atténuer. Il se peut que cette fraude n’appartienne pas à l’essence de la parabole, mais qu’elle résulte de l’impuissance des relations terrestres à représenter exactement les relations divines. Elles sont toujours imparfaites ; le rapport qui existe entre un intendant et son maître est un type très faible du rapport entre l’homme et Dieu.
« Et le maître loua l’économe infidèle de ce qu’il avait agi prudemment. » Il s’agit ici du maître de l’économe, et non de Jésus-Christ, qui ne parle pas en son propre nom jusqu’au verset 9. Quant à la louange elle-même, on ne peut s’en servir, comme l’apostat Julien, pour suspecter la moralité de l’Écriture ; il prétendait que Jésus voulait proposer à notre imitation un acte d’injustice. Cependant cette louange de l’économe offre quelque chose d’embarrassant ; voici comment on peut l’expliquer : la manière d’agir de cet homme offre deux aspects différents : l’un, celui de la fraude, qui est évidemment blâmable ; l’autre, celui de la prudence, de la prévision, qui a quelque analogie avec une vertu chrétienne, en sorte qu’on peut en tirer une exhortation utile. « Il y a », dit saint Bernard, « des martyrs du diable qui font rougir les saints de Dieu ; quoiqu’ils courent promptement à la ruine, ils peuvent être proposés à leur imitation. » L’ambition suppose toujours de l’énergie : celle-ci est louable, tandis que l’autre doit être blâmée. C’est ainsi que le Seigneur distingue l’infidélité de l’économe de sa prudence, pour l’instruction de ses disciples, qui doivent user d’une sainte prudence à l’égard de choses beaucoup plus importantes.
Le verset suivant nous fait bien comprendre la pensée du Seigneur : « Car les enfants de ce siècle sont plus prudents que les enfants de la lumière, pour ce qui regarde leur propre génération ». « Les enfants de ce siècle » sont les « hommes de la terre » du Psalmiste, ceux dont la portion est ici-bas, et qui ne regardent pas au-delà, qui sont animés de l’esprit du monde, et marchent selon le train de ce monde. « Les enfants de la lumière » sont les fidèles ; leurs œuvres sont faites en sincérité, car ils sont les enfants du jour.
La déclaration de Jésus, dans ce verset, a été diversement comprise ; la phrase elle-même n’a pas toujours été complétée de la même manière. Quelques-uns ont lu : « Les enfants de ce siècle sont plus prudents pour ce qui regarde leur propre génération », c’est-à-dire pour les choses du monde, « que les enfants de la lumière » dans ces mêmes choses ; les hommes charnels sont plus prudents que les hommes spirituels dans les affaires terrestres, car ces affaires-là sont leur élément, leur monde. Mais la parabole veut donner aux chrétiens une leçon de prudence pour les choses célestes. D’autres sont plus près de la vérité ; ils lisent : « Les enfants de ce siècle sont plus prudents dans leur propre génération » (dans les choses du monde) « que les enfants de la lumière » dans la leur, dans les choses spirituelles ; ils ne se donnent pas autant de peine pour gagner le ciel que « les enfants de ce siècle » pour gagner la terre ; ils sont moins prévoyants ; le monde est mieux servi par les siens que Dieu ne l’est par ses serviteurs. Dans ces mots : « pour leur propre génération », il faut voir une allusion aux débiteurs de la parabole. Complices de la fraude de l’économe, ils se montrèrent hommes de la même génération que lui ; ils appartenaient à une même race, celle des enfants du siècle impie ; les hommes de ce monde rendent leurs relations plus profitables, ils s’en servent mieux pour leurs intérêts, que ce n’est le cas parmi les enfants de lumière. Ces derniers négligent beaucoup d’occasions de s’amasser un trésor dans le ciel, de se faire des amis pour l’avenir, en témoignant de l’amour aux chrétiens pauvres, en se montrant généreux envers ceux de la maison de Dieu qui font partie de la même génération.
Les disciples de Jésus ne doivent pas négliger les occasions qui leur seront offertes : « Et moi je vous dis : Faites-vous des amis avec le Mammon de l’injustice, afin que lorsque vous viendrez a manquer, ils vous reçoivent dans les tentes éternellesg ». On a dit que ce « Mammon de l’injustice » avec lequel ils doivent se faire des amis désigne la richesse injustement acquise, par ruse ou par violence, des « trésors de méchanceté » (Proverbes 10.2). Il serait facile d’abuser de ces paroles interprétées ainsi, comme si l’homme pouvait transiger avec sa conscience, et se justifier par quelques aumônes d’une richesse injustement acquise. Mais, ce qu’il devrait faire tout d’abord, ce serait de rendre l’argent à ses légitimes possesseurs, comme le voulait Zachée, après sa conversion (Luc 19.8). S’il est impossible d’opérer cette restitution, alors il faudrait donner l’argent aux pauvres. D’autres interprètes entendent par ce « Mammon de l’injustice » une richesse qu’il est impossible d’acquérir sans commettre quelque péché, car une telle richesse est inséparable des souillures du mondeh ; si celui qui la possède est honnête, il peut l’avoir héritée de personnes qui ne l’étaient pas, en sorte qu’il est toujours obligé de réparer les torts qui ont été commis. Mais la comparaison avec le verset 12, qui oppose le « Mammon de l’injustice » aux « vraies richesses », ces dernières désignant les biens célestes qui ne passent point, nous montre que le « Mammon de l’injustice » c’est le Mammon incertain, changeant, qui passe promptement d’un homme à un autre (1 Timothée 6.17). On peut dire aussi que, dans toute richesse, il y a un principe mauvais, car la propriété n’existerait pas dans un état social parfait, dans le royaume de Dieu réalisé sur la terre. Dans l’Église primitive, « tous ceux qui avaient cru étaient un seul cœur et une seule âme, et avaient toutes choses communes » (Actes 4.32-35) Mais on ne saurait rétablir un tel ordre de choses en dehors du royaume, et sans le changement du cœur.
g – Calvin : « La morale de cette parabole est qu’il nous faut être humains envers nos proches, afin que, lorsque que nous comparaîtrons devant Dieu, nous puissions recueillir le fruit de notre libéralité. » Mais ce n’est pas tout ; car alors pourquoi serait-il question d’un économe infidèle ?
h – Jérôme : « Dives aut iniquus aut iniqui hæres », un homme riche est soit un escroc, soit l’héritier d’un escroc.
Les mots : « afin que lorsque vous viendrez à manquer » signifient : « afin que lorsque vous mourrez ». Une autre leçon dit : « afin que lorsqu’il viendra à manquer » (le « Mammon injuste ») ; il faut la préférer. Ce verset 9 fait évidemment allusion aux débiteurs : « ils vous reçoivent », qui devaient recevoir l’économe dans leurs habitations temporaires ; le passage de Matthieu 25.34-40 est le vrai parallèle du nôtre. Les habitations célestes, étant « éternelles » sont opposées à l’abri temporaire que l’économe se procura après tous ses efforts. Dans les versets suivants (10-13), il est question de la fidélité dans l’emploi des biens terrestres ; ces biens sont appelés ici « les moindres choses », comparées à ces dons spirituels qui sont « grands » ; elles sont opposées aux richesses célestes de foi et d’amour, qui sont « véritables » ; ces biens terrestres sont « à autrui », tandis que les biens célestes nous appartiennent en proprei. C’est ainsi que le Seigneur montre le peu de cas qu’il faut faire des choses terrestres, en faisant toutefois ressortir l’importance de les employer avec justice. Au verset 13, Jésus nous dit ce qu’est la fidélité qui est réclamée d’un administrateur des vraies richesses ; elle consiste à choisir Dieu pour son Maître, au lieu de Mammon. Car, dans ce monde, deux maîtres réclament notre service ; il est impossible de les servir tous deux.
i – Augustin : « Divitiæ non veræ, nec vestræ », ni vraies richesses, ni vos richesses.
Parmi les singulières interprétations qu’on a données de notre parabole, la plus étrange est celle-ci : l’économe infidèle serait l’apôtre Paul, qui, après avoir été éloigné du judaïsme par la volonté de Dieu, s’est fait une place dans bien des cœurs, en annonçant le pardon des péchés et l’Évangile de la grâce de Dieu.