La nuée de témoins

Cinquième partie : transformation de l’Église

1. L’Église du « Réveil » religieux

Introduction

Trois années après la disparition d’Oberlin, expirait à Genève, l’évangéliste extraordinaire qu’on nomme, parfois, l’Oberlin des Hautes-Alpes ; à un Elie octogénaire survécut de peu un Elisée qui mourait à l’âge de trente et un ans. Ils restent inséparables dans l’histoire de l’Eglise, tant leurs apostolats contemporains semblèrent se confondre en un même courant d’héroïsme.

Cependant, à examiner de plus près ces nobles destinées, on s’aperçoit qu’elles n’appartiennent pas au même climat spirituel. En réalité, le ministère pastoral d’Oberlin, et le ministère pastoral de Neff, représentèrent des orientations aussi différentes que le cours du Rhin et le cours du Rhône. C’est la raison pour laquelle on peut, sans inconvénient, faire succéder immédiatement l’une de ces biographies à l’autre ; il n’y a là nul danger de répétition.

En effet, la vie de Neff, si brève, mais si intense, résume d’une manière typique, avec la vie d’Adolphe Monod, l’idéal nouveau qui secoua en Occident la chrétienté protestante, au début du XIXe siècle, et qui s’est concrétisé dans le mouvement religieux du « Réveil ».

On peut désigner par ce vocable, soit les contrecoups, sur le continent européen, de l’apostolat de Wesley en Angleterre, soit, d’une manière plus large, les vastes répercussions, eu divers domaines, d’une véritable « Renaissance » morale et spirituelle en Occident. Après l’ouragan de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, on s’aperçut que l’atmosphère générale avait changé ; un certain rationalisme athée du XVIIIe siècle achevait de se dissiper, comme un brouillard. La chrétienté, en particulier, réchauffée au rayonnement de convictions ardentes, fut « baptisée de feu ».

Tandis que l’église romaine, liée désormais par le dogme du Concile de Trente, agitait trop souvent les questions religieuses du dehors, et, avant tout, sur le plan politique, – les églises de la Réforme, pleines de sève, malgré certaines apparences, et « ouvertes sur l’avenir », formulaient, du dedans, la question religieuse ; elles s’emparaient de l’âme elle-même d’une génération. Pour caractériser les divers aspects de cette effervescence créatrice, un terme suffira : « Transformation de l’Eglise ».

« Si quelqu’un est en Christ, déclarait l’apôtre, il est une créature nouvelle. » Il allait jusqu’à parler de « métamorphose ». Voilà dans quel sens il est permis de croire à une transformation possible, à une transfiguration de l’Eglise. Quand les chrétiens affirment que « Jésus est le même hier, aujourd’hui, éternellement », ils affirment par là que l’Evangile apporte, d’âge en âge, un message renouvelé ; non dans sa substance, mais dans sa forme. Autrement, il cesserait d’être compréhensible ; et le Jésus d’hier n’apparaîtrait plus hélas ! comme le Jésus d’aujourd’hui.

Dans les chapitres suivants, on verra se développer les principes qu’avaient posés, parfois à leur insu, les précurseurs d’une réforme de la Réforme : Fox, Wesley. Oberlin. Nous apercevrons, en une succession de paysages fuyants, l’Eglise du « Réveil » religieux, l’Eglise du « Réveil » théologique, l’Eglise du « Réveil » social, l’Eglise du « Réveil » missionnaire. Pareille classification n’a rien d’artificiel ; car elle s’appuie sur la plus solide et la plus banale psychologie ternaire, celle qui distingue, dans l’âme humaine, entre les puissances du sentiment, de la pensée, de la volonté. L’Evangile se manifestera donc dans le triple domaine de la conviction religieuse, de la réflexion théologique et de l’action sociale. Enfin, le message de Jésus-Christ étant, par essence, rédempteur et conquérant, il affermira toujours son emprise, et il élargira son influence, à travers les classes, les nations, les races, les continents, jusqu’aux extrémités du monde, par le témoignage missionnaire.

Bien n’arrêtera ce mouvement d’ensemble qui tend désormais, d’une manière toujours plus nette et consciente, vers l’avènement d’une Catholicité : le seul troupeau, réuni autour du seul berger, le « Souverain Pasteur des brebis ». Maran atha ! « Viens, Seigneur Jésus, viens ! »

* * *

Dans le langage, courant des historiens protestants, cette brève expression : « le Réveil » désigne le Réveil proprement dit, le Réveil par excellence, le Réveil religieux qui éclata sur le continent européen dans le premier quart du XIXe siècle.

Que faut-il entendre par ce puissant mouvement spirituel ? L’année même où Félix Neff mourut, le pasteur Samuel Vincent publia son livre capital : Du Protestantisme en France. Penseur hardi mais sagace, profondément pieux sans être orthodoxe, l’auteur ne propageait pas, lui-même, les principes du Réveil dit « méthodiste » ; il l’observait un peu du dehors, sachant soit l’approuver, soit le critiquer. Or, il affirme, dans son ouvrage, l’immense bienfait du « mouvement religieux auquel nous devons d’être réveillés enfin de notre longue léthargie ». Il dit encore : « Après une crise d’irréligion, dans laquelle la masse entière fut emportée, il est resté à beaucoup de membres des églises une grande froideur pour les intérêts purement religieux. » Il ajoute : « Le pire de tous les dangers, c’est le sommeil de mort dans lequel les protestants ont été plongés pendant trop longtemps..., il est temps qu’ils se réveillent. » Il insiste : « Quand on supporte la mort religieuse où quelques-uns sont tombés, et qu’ils répandent autour d’eux, leur indifférence prof on de et leur complète apathie, on peut bien supporter les inconvénients d’une liberté religieuse plus réelle et plus large, si ce sont en effet des inconvénients. Il n’y a rien de pire. Oui, cette mort morale est le plus grand des maux dont nous sommes affligés (1). »

(1) Un certain clergé protestant avait retrouvé, pour Napoléon, le style des acclamations de Bossuet pour Louis XIV. L’empereur huma ces flatteries : « Sire, satisfaits d’avoir admiré sur le trône la sagesse de Socrate, le courage d’Alexandre, le génie de César, la clémence d’Auguste, le zèle de Constantin, la bonté d’Henri IV, nous allons raconter dans nos Eglises ce que nous avons vu. »

Voici, d’ailleurs, le tableau célèbre où Samuel Vincent résume la situation : « Après la Révolution, les protestants de France étaient arrivés à un repos profond qui ressemblait beaucoup à l’indifférence. Les prédicateurs prêchaient, le peuple les écoutait… le culte conservait ses formes. Hors de là, personne ne s’en occupait, personne ne s’en soudait ; et la religion était en dehors de la vie de tous... L’apparition du méthodisme nous a fait du bien. L’indifférence a disparu. »

Samuel Vincent attribuait cette bénédiction à l’influence exercée par des Frères moraves (c’est-à-dire, indirectement, à Jean Hus) et par des disciples de Wesley, dont on sait qu’il fut lui-même initié au christianisme intérieur par les Frères de Bohême. Une fois de plus, nous constatons à quel point la véritable histoire de l’Eglise reste secrète ; telle une flore océanique se propageant d’un continent à l’autre, entre deux eaux.

En 1817, à Genève, un ancien officier de la marine anglaise, portant perruque poudrée, M. Haldane, visita les étudiants en théologie et leur expliqua l’épître aux Romains : les mêmes pages qui avaient converti Luther, puis Wesley, à un Evangile vivant ! L’un de ces futurs pasteurs, Frédéric Monod (qui devait devenir le père de mon père) fut bouleversé par les commentaires du pieu laïc sur l’Ecriture sainte. Il se dégagea d’une religiosité un peu vague et d’un christianisme assez rationaliste, et devint l’un des plus ardents champions du « Réveil » méthodiste.

Nommé pasteur à Paris, en 1820, il seconda, par la plume, par la parole, par la prière, tous les efforts qui se multiplièrent pour infuser un sang neuf à nos églises anémiées. Une élite chrétienne, à la fois combative et fervente, s’affirma. Coup sur coup, naquirent la Société des Traités religieux, la Société des Ecoles du Dimanche, la Société pour l’encouragement de l’Instruction primaire, les Sociétés d’évangélisation, l’œuvre des Diaconesses, et d’autres Institutions de bienfaisance ou de propagande.

Toutefois, ce beau mouvement laissa hors de son influence, au sein du protestantisme français, bien des âmes qui en discernaient les imperfections présentes ou les dangers pour l’avenir ; par exemple, une place prépondérante accordée à des méthodes importées de l’étranger, et peu adaptées aux traditions de la Réforme française ; l’adhésion aux thèses les plus outrées de la théologie calviniste ; l’absence de compréhension pour la valeur éducative des institutions ecclésiastiques ; le manque de respect pour les lois psychologiques d’une saine pédagogie, pour les droits de la pensée philosophique, pour les découvertes de la science, pour les enseignements de l’histoire. Sans doute, hélas ! une partie de l’opposition au Réveil fut excitée par la rigueur de ses exigences apostoliques, et de son austérité morale ; toutefois, même sur ce terrain-là, il est permis d’affirmer que l’idéal de la conduite évangélique dépasse les cadres d’un puritanisme étroit, insensible à ces nobles aspects de l’inquiétude humaine qui trouvent une voix dans la littérature, ou dans l’art, ou dans les pathétiques efforts de la multitude vers la sécurité du foyer, le loisir, l’indépendance, la justice.

D’autre part, le zèle des pionniers du Réveil fut alimenté par une opposition souvent aveugle ou inique ; leur intransigeance même fut légitimée, dans le domaine doctrinal, par la veulerie d’une prédication déliquescente, qui présentait parfois aux pécheurs un évangile sans Croix et un Christianisme sans Christ.

Ainsi, « orthodoxes » et « libéraux » s’affrontaient. Leurs discussions passionnées, mais sincères, finirent par les amener à reconnaître qu’ils avaient tort de se juger, réciproquement, sur des cas extrêmes et des exceptions individuelles. Car, en ce grand débat (vieux comme l’Eglise chrétienne, mais rendu plus ardent par les principes animateurs d’une réforme de la Réforme), les adversaires incarnaient, des deux parts, sur le terrain des premiers principes, un double idéal également cher à l’âme évangélique : celui de la vérité qui sauve, et celui de la liberté par laquelle on se sauve, puisqu’elle est une forme de la foi personnelle et vivante, la réponse de l’homme à l’appel de Dieu.

En étudiant la pensée d’Alexandre Vinet et de Frédéric Robertson, nous découvrirons par quels sentiers on gagne les hautes cimes de la certitude chrétienne, au-dessus des antithèses trop faciles entre l’orthodoxie et l’hérésie. Mais, pour bien comprendre cette pacifiante attitude, il faut d’abord contempler avec respect, en Félix Neff et en Adolphe Monod, un double épanouissement du Réveil en sa fleur.

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