Le concile assemblé pour l’union et pour la réformation de l’Église siégeait déjà depuis dix-huit mois, et, dans ce long espace de temps, il s’était surtout préoccupé d’étendre et d’affermir sa propre autorité ; il s’était proclamé supérieur aux rois, aux empereurs et aux papes ; il avait agi en conséquence et il était reconnu pour tel. Deux papes découronnés, résignés l’un à sa défaite, l’autre à une abdication volontaire, étaient un vivant témoignage de sa toute-puissance. Celle-ci allait s’appesantir sur un troisième pontife ; elle disposait de toutes les forces spirituelles et temporelles de la chrétienté.
Ce pouvoir absolu que le concile exerçait au dehors sur les hommes, il se l’attribuait également dans leur for intérieur ; il voulait régir les esprits comme les corps, les pensées comme les actes. Pour dompter toute résistance, tout moyen lui semblait légitime, et nous l’avons vu employer à cet effet tour à tour les censures de l’Église, les armes de l’empire et la flamme des bûchers.
Le concile n’aurait pu, il est vrai, sans être investi d’un immense pouvoir, atteindre le double but pour lequel il avait été convoqué ; mais il eut le tort commun à toute autorité humaine sans contre-poids : il n’accepta aucune limite, et il évita d’autant moins ce danger qu’il se croyait infaillible, qu’il regardait ses décisions comme directement émanées de l’Esprit-Saint. Toute opposition était à ses yeux une rébellion contre Dieu même ; il mesurait l’offense aux attributs de l’offensé, et considérait comme un devoir de proportionner le châtiment et la vengeance à la grandeur de celui qu’il pensait venger. L’abus de ce principe l’entraîna aux plus déplorables excès, et en l’adoptant pour règle, beaucoup d’hommes, d’ailleurs estimables, furent conduits à oublier tout sentiment humain. Le concile, à l’époque du jugement de Jérôme de Prague, avait atteint l’apogée de sa puissance : on a vu comment il y parvint ; il reste dire à de quelle manière il en usa.
Deux opinions diverses commençaient à se produire dans son sein, mais la lutte entre elles fut d’abord sourde et cachée, à cause d’un but commun qu’il fallait d’abord atteindre de concert, avant de donner libre carrière à des prétentions opposées : ce but commun était l’extinction du schisme. En cela tous étaient d’accord ; tous avouaient aussi qu’il fallait réunir l’Église sous un nouveau pontife légitimement élu et opérer de sages réformes ; mais, pour les uns, l’objet le plus pressant était l’élection de ce chef commun ; pour les autres, c’était la réformation. A la tête des premiers étaient les cardinaux, pour qui les intérêts généraux de l’Église se confondaient toujours avec les intérêts particuliers de l’Église romaine, à laquelle beaucoup d’abus étaient profitables : ils avaient hâte de reconstituer cette Église et de lui rendre sa force en lui donnant un chef. Au premier rang de ceux qui voulaient que la réformation de l’Église précédât l’élection d’un pape était l’empereur, qui, plus que tout autre, pouvait apprécier les maux résultant des excès de la cour romaine et de ses prétentions illimitées. Les plus grandes réformes devaient porter sur les innombrables moyens que cette cour mettait en œuvre pour soutirer l’or des royaumes ; il s’agissait de dessécher ces mille canaux qui pompaient la substance du clergé de toutes les églises. Il fallait peu compter pour la tarir sur celui dont ils alimentaient le trésor ; en un mot, pour que la réforme fût sérieuse, il fallait qu’elle se fît sans le pape et avant même qu’il fût élu.
Le débat fut longtemps ajourné. Après la mort de Jérôme de Prague, les deux partis se montrèrent davantage, mesurés cependant et contenus jusqu’après la complète réunion des princes et des peuples de l’obédience de Benoît XIII au concile.
Plusieurs sessions générales, depuis la vingt et unième, où Jérôme avait été condamné, furent en grande partie consacrées au procès de Pierre de Lune et à d’importantes négociations avec les princes qui le reconnaissaient encore et qui tous opérèrent successivement leur réunion. Benoît vit tour à tour se détacher de lui l’Aragon, l’Écosse, le comté de Foix ; la réunion des Castillans compléta celle des Espagnols, qui formèrent depuis au concile une cinquième nation, et, peu de jours après, dans la session trente-septième, le 26 janvier 1417, Benoît XIII fut solennellement déposé. Abandonné de tous, il ne fléchit pas et continua à braver la chrétienté sur son rocher de Péniscole, d’où l’opiniâtre vieillard, exaspéré par sa disgrâce, lançait chaque jour sur ses ennemis ses foudres impuissantes.
Depuis longtemps les deux grands partis entre lesquelles le concile se partageait s’observaient en silence et se préparaient à une lutte ouverte. Les cardinaux s’appuyaient sur les Italiens, toujours intéressés à la grandeur des papes et de leur cour ; l’empereur était soutenu par les Allemands, pour qui, depuis des siècles, la résistance au despotisme temporel des souverains pontifes était un intérêt national. Les premiers gagnèrent à leur parti les Espagnols et les Français ; les seconds rallièrent à eux la nation anglaise.
Parmi ceux qui demandaient que l’élection d’un pape précédât les réformes, le plus grand nombre, surtout dans les nations espagnole et française, voulait sincèrement les accomplir ; plusieurs cardinaux pensaient de même, et ceux dont l’avis était différent n’osaient l’avouer. Tout le monde parut d’accord sur le résultat qu’il fallait obtenir ; on ne différa que sur le choix du moment. Beaucoup ne s’aperçurent pas que de cette seconde question dépendait la première, et l’unanimité apparente des vœux pour la réforme rendit le concile moins attentif au seul moyen de l’obtenir.
Une commission avait été nommée pour rechercher tous les abus et pour rédiger un projet de réforme ; elle avait pris le nom de collège réformatoire et ne rencontra de l’opposition d’aucune part. Des prédicateurs ardents montèrent en chaire et tonnèrent au milieu du concile contre les vices du clergé, avec une rudesse de langage, une violence d’invectives que n’avaient jamais surpassées les plus vives expressions de Wycliffe ou de Jean Hus. Un bénédictin français nommé Bernard, fit le plus affreux tableau des crimes des prêtres, qu’il montra tous, à fort peu d’exceptions près, sous la puissance du diable. Qu’était le concile ? demandait ce moine, sinon une assemblée de nouveaux pharisiens qui se jouaient de la religion et de l’Église sous le voile des processions et d’une multitude de dévotions extérieures. « Hélas ! dit-il, dans les temps où nous sommes, la foi catholique est réduite à rien ; l’espérance est une présomption téméraire ; l’amour de Dieu et du prochain est mort ; dans le monde la fausseté est souveraine, dans le clergé la cupidité est la loi suprême ; il n’y a dans les prélats que malice, ignorance, orgueil, avarice, simonie, luxure, pompe et hypocrisie. Les pharisiens qui sont ici montent au temple, mais il n’y font que dormir, rire, se rengorger et mentir. »
Peu de jours après, ce fut le tour d’un autre docteur ; celui-là franchit les bornes à ce point que ses incroyables invectives ne sauraient être ici décemment reproduites. Plusieurs autres prirent la parole sur cet intarissable sujet : tous conclurent à l’urgence d’une réformation complète qui tranchât le mal dans ses racines, et aucun ne rencontra ni adversaire, ni contradicteur.
Les hommes qui, au fond de leur âme, étaient attachés aux abus dont ils vivaient, n’avaient garde d’élever la voix contre ceux qui les flétrissaient et de faire ainsi soupçonner leurs dispositions véritables : ils laissaient dire et laissaient faire, et cet aveu tacite ou formel était de leur part une manœuvre ajoutée à tant d’autres. Ils eurent l’art d’engager dans leur querelle un des hommes les plus puissants du concile, un de ceux qui avaient fait sentir avec le plus d’autorité l’importance et l’urgence extrême d’une réformation dans l’Église : cet homme était Pierre d’Ailly, qui, par malheur, dans ce moment décisif, se souvint plus de sa dignité de cardinal et de membre de la cour romaine que de ses principes de réformateur et de prélat gallican.
D’Ailly était l’homme de l’école, toujours armé du syllogisme, et, lorsqu’il émettait un faux principe, il le suivait intrépidement dans ses conséquences dernières. Montant en chaire le 25 du mois d’août, jour de Saint-Louis, il stigmatisa les désordres des ecclésiastiques par des paroles qui ne le cédaient en violence au langage de personne ; il demanda de nouveau une réformation de l’Église dans son chef et dans ses membres ; puis il prétendit qu’elle ne pourrait s’accomplir si l’Église demeurait sans chef. « L’élection d’un pape, dit-il, est le premier article de la réformation, vu que la plus grande difformité dans un corps est de n’avoir point de tête. Quoi de plus irrégulier que d’ôter à l’Église son chef et de ne point lui en donner un autre ? Peut-on réformer un chef qui ne subsiste point, et quelle réformation est plus grande que d’unir l’Église en la pourvoyant d’un chef par une élection canonique ? Craignons ce que dit l’Écriture, craignons qu’un royaume divisé ne puisse subsister. D’Ailly oubliait le concile de Pise, et voulant la réforme, il aurait dû plutôt craindre qu’un chef, une fois élu, ne se laissât plus réformer.
Son discours eut une portée immense et contribua fortement à maintenir la nation française unie à ceux qui voulaient procéder sans retard à l’élection d’un pape. Enhardis par ce succès, les cardinaux et les Italiens redoublèrent d’activité, faisant grand bruit de l’union de l’Église, surtout depuis la déposition de Benoît XIII, et représentant comme ennemi de cette union quiconque apportait quelque obstacle à l’élection d’un nouveau pontife. L’empereur lui-même ne fut pas épargné : on lui fit un crime de son opinion ; on demandait s’il n’était pas contre le droit divin, lorsque le siège apostolique était vacant, de différer à le remplir, si cette erreur ne sentait pas l’hérésie de Jean Hus, si ce n’était pas tacitement reconnaître que l’Église pouvait être gouvernée sans pape.
Sigismond dédaigna ces sourdes attaques ; et, au sein même des nations opposantes, il trouva quelques appuis. « Gardez-vous, lui dit l’archevêque de Gênes, comme de vos plus dangereux ennemis, de ceux qui, par leurs promesses et leurs manœuvres, cherchent à vous détourner de votre saint projet de réformer l’Église. »
Cependant, ces manœuvres persévérantes réussirent auprès du plus grand nombre ; chaque jour l’empereur voyait diminuer ceux qui partageaient ses vues ; il perdit l’un des prélats les plus dévoués à la réforme dans la personne de Robert Hallam, évêque de Salisbury, qui mourut, le 4 septembre 1417, à Gotleben. La nation anglaise, que cet évêque contenait par l’autorité de ses paroles et de son caractère, passa, peu de temps après sa mort, au parti des cardinaux. Exaltés par cette victoire, ceux qui voulaient une élection immédiate ne gardèrent plus de mesure. Dans une assemblée des nations, tenue le 9 septembre, on lut une vive protestation des cardinaux, fort peu respectueuse pour Sigismond. Qu’importe, disaient-ils, qu’il soit d’un avis différent du nôtre ? Il ne lui appartient pas de prononcer ; ces questions ne sont point de la compétence de l’empereur.
Sigismond irrité se leva, et avant que la lecture fût achevée, il sortit, suivi du patriarche d’Alexandrie et de quelques autres, et il entendit retentir à ses oreilles ce cri sinistre : « Que les hérétiques se retirent ! »
Sigismond vit alors en frémissant le projet auquel il avait consacré tant d’efforts sur le point d’avorter : dans sa juste colère contre les cardinaux, il médita de les faire arrêter et d’exiler plusieurs prélats. Ceux qui étaient ainsi menacés tinrent ferme ; l’empereur, disaient-ils, était irrité contre eux parce qu’il voulait un pape à sa dévotion, ce qu’il n’obtiendrait pas tant qu’ils seraient là pour l’empêcher. Ils déclarèrent donc qu’ils ne reculeraient devant aucune crainte, et que rien ne les détournerait de poursuivre l’union de l’Église jusqu’à la mort.
Il ne paraît pas que l’empereur ait sévi contre aucun, mais il fit répondre à leur protestation par un mémoire dans lequel tous les abus, tous les excès, qui rendaient une réformation nécessaire, furent représentés avec une extrême virulence. Il fallait donc y travailler sans retard ; autrement, disait-on, le nouveau pape, quelque saint qu’il fût avant son élection, ne manquerait pas ensuite de se souiller au milieu d’une telle fange.
Ce mémoire fut présenté au nom de la nation allemande, seule demeurée fidèle à la cause défendue par l’empereur ; mais instruits par l’expérience, encouragés par le succès, sachant d’ailleurs qu’en agissant sur une multitude il s’agit de gagner les chefs pour attirer le troupeau, les cardinaux pratiquèrent en secret les deux hommes dont l’influence était la plus grande sur cette nation, l’archevêque de Riga et l’évêque de Coire. Tous deux se laissèrent séduire ; leur défection entraîna celle des Allemands, et l’empereur demeura seul. Toute résistance devenait dès lors impossible : il céda donc, mais à la condition formelle que le pape s’occuperait de la réformation de l’Église avant son couronnement, qu’il y travaillerait de concert avec le concile, et ne quitterait point Constance qu’elle ne fût achevée.
L’élection du pape était résolue avant la réformation de l’Église ; cependant le collège réformatoire poursuivait ses travaux. On verra ci après les principaux points qu’il signala comme appelant des réformes, et le concile lui-même, avant de procéder au choix du nouveau pontife, rendit, dans sa trente-neuvième session, cinq importants décrets destinés à servir de frein au futur pape.
Le premier décret arrêtait comme il suit la convocation périodique et régulière des conciles œcuméniques. Un premier concile s’assemblera dans cinq ans, un second sept ans plus tard, et il s’en tiendra un au moins tous les dix ans. Chaque concile, de concert avec le pape ou sans le pape, indiquera le jour et le lieu de la convocation du concile suivant. Le pape ne pourra changer ce lieu sans une nécessité évidente, comme en cas de guerre ou de contagion, et il ne le fera que de l’avis de ses cardinaux. Ce décret fut nommé édit perpétuel, et l’on peut dire qu’il confirmait les fameux décrets de la quatrième et de la cinquième session en subordonnant le pape au concile.
Le second décret règle la conduite à tenir en cas de schisme. S’il arrive que deux ou plusieurs se disent papes légitimes, le terme marqué pour la convocation d’un concile sera avancé et fixé à l’année qui suit celle ou le schisme se déclare ; l’empereur, les rois, les princes seront tenus de s’y rendre comme pour éteindre un embrasement général ; aucun des concurrents ne présidera en qualité de pape au concile ; leurs pouvoirs demeureront suspendus aussitôt après l’ouverture de l’assemblée. Dans le cas où un pape serait élu par violence, son élection sera nulle ; toutefois les cardinaux attendront pour procéder à une élection nouvelle que le concile en ait jugé ; toute ville, fût-ce Rome elle-même, qui aura souffert qu’on fit violence aux électeurs du pape, sera frappée de l’interdit.
Le troisième décret formule la profession de foi que le pape devait prononcer avant son élection publique ; elle est courte et insignifiante, et ne renferme autre chose qu’un serment d’adhésion jusqu’à la mort à tous les articles de la foi catholique, selon la tradition des apôtres, des conciles et des Pères. Elle est plus remarquable par les choses qu’elle omet que par celles qu’elle exprime ; il n’y est fait aucune mention de l’Évangile ou de la Bible. Le collège réformatoire proposa de substituer à cette profession de foi celle de Boniface VIIIa, et d’y joindre quelques articles restrictifs de l’autorité, pontificale.
a – Voyez la Note R.
Le quatrième et le cinquième décrets avaient pour objet la translation des bénéfices, les procurations et les revenus des bénéfices vacants. Les translations ne furent permises que pour causes légitimes et moyennant le consentement et la signature de la majorité des cardinaux ; il fut enfin interdit au pape de s’approprier les procurations et les revenus des bénéfices qui viendraient à vaquer.
[On entendait par procuration ce qui était gratuitement fourni aux évêques pour leurs besoins dans leurs visites pastorales. Les papes, se disant les maîtres de tous les biens ecclésiastiques, s’appropriaient souvent ces procurations, se les réservaient, et envoyaient des collecteurs pour les exiger.]
Ainsi se termina la trente-neuvième session générale, la dernière où le concile ait montré, par des actes sérieux, un zèle réel pour la réformation. Du jour même où il fut décidé que celle-ci serait précédée de l’élection du pape, la cause de la réforme était perdue et la cour romaine gagnait la sienne. Les cardinaux triomphaient ; mais les efforts pour la victoire avaient coûté la vie à l’un des plus illustres membres de leur collège. A la suite d’une violente discussion, d’où il sortit fort échauffé, Zabarelle, cardinal de Florence, tomba malade et mourut. C’était lui qui, avec le célèbre Manuel Chrysolore, avait le plus contribué au choix de Constance, ville indépendante du pape, pour la tenue du concile. Depuis lors, ses bonnes intentions, ses désirs sincères pour une réforme furent sans cesse combattus par les préjugés de son ordre et par un respect craintif pour les privilèges de l’Église romaineb, et, après avoir préparé les voies pour une réformation, il contribua à la rendre impossible. Estimé de tous, on s’accordait à dire qu’il méritait la tiare : on assure qu’il l’eût obtenue s’il eût vécu, et, pour en paraître moins digne, il ne lui manqua peut-être que de l’avoir portée.
b – Voyez la conduite de Zabarelle dans la quatrième session générale, 2.5.