Sire, Les protestans de vôtre province de Languedoc se jettent aux pieds de Votre Majesté pour implorer votre clémence. La confiance qu’ils ont dans le cœur paternel de leur Roi BienAimé, est seule capable de les soutenir au milieu des terreurs qui les environnent et des vives allarmes qui les agitent.
Ces infortunés vivoient, Sire, dans la plus grande sécurité, à l’ombre d’une tolérance que les lumières du siècle, l’intérêt de l’Etat, et surtout l’équité et l’humanité de leur souverain, sembloient, cimenter et affermir pour jamais. Dans le doux espoir qu’ils avoient conçu de pouvoir désormais se reposer sans crainte chacun sous sa vigne et sous son figuier, ils bénissoient de concert votre règne auguste ; ils s’abandonnoient avec allégresse au penchant qui les attache à leur patrie, penchant si naturel dans tous les hommes, et si raisonnable dans tous vos sujets ; le commerce et l’agriculture y fleurissoient entre leurs mains ; ils peuploient, ils cultivoient, ils enrichissoient les contrées qu’ils habitent.
Un coup imprévu, en troublant cette heureuse sécurité, vient de porter la désolation et l’effroi dans cette province. L’époux consterné tient entre ses bras son épouse tremblante et craint de se voir forcé à briser lui-même des nœuds que la nature, l’amour et la religion ont consacrés ; la mère désolée cache dans son seing l’enfant qu’elle nourrit et tremble à chaque instant qu’on ne vienne lui arracher cette precieuse partie d’elle-même. Nos maisons ne retentissent plus que des sanglots de l’affliction ou des cris du désespoir.
Tels ont été, Sire, les effets subits des ordres qu’on a fait signifier à plusieurs d’entre les principaux habitants de vôtre ville de Nîmes.
Montpellier est dans le même cas. Il a été enjoint à quelques particuliers de cette ville, mariés au Désert, de se séparer de leurs femmes, et de porter leurs enfans à l’église, pour qu’on leur supléât les cérémonies du baptême.
On leur ordonne de faire célébrer leurs mariages et le baptême de leurs enfans dans l’Église romaine ; c’est-à-dire, qu’on veut les contraindre à renoncer à la religion qu’ils croyent la seule véritable, puisque les curés refusent de prêter leur ministère, à moins que ceux qui ont recours à eux, après avoir fréquenté pendant quelque tems les exercices de la religion catholique, n’abjurent celle qu’ils professent.
Depuis quelque tems, la plupart des curés n’exigent point d’abjuration par écrit, mais une simple profession de foi verbale. Voici la formule du certificat que les curés du diocèse d’Alais doivent fournir aux protestans de leurs paroisses, et que ceuxci doivent rapporter pour obtenir la permission d’épouser. Cette formule est prescrite dans une lettre circulaire de M. l’évêque d’Alais, en date du 10 avril 1754, et elle est suivie pour le fond dans tous les diocèses.
« Je certifie avoir publié pendant deux ou trois dimanches ou fêtes consécutifs les bans de mariage N. N. Je certifie de plus, que N. et N., mes paroissiens, étant nouveaux catholiques, sont assidus aux prônes et à la messe paroissiale depuis quatre mois ; que les ayant interrogés plusieurs fois, s’ils vouloient vivre et mourir dans la religion catholique, apostolique et romaine, ils m’ont toujours répondu qu’ils étoient dans cette résolution ; qu’ils sont suffisamment instruits des vérités de notre foi ; qu’ils ont fait leur confession, et qu’ils sont disposés à s’approcher du sacrement de l’Eucharistie, lorsqu’on le jugera à propos. Je certifie encore qu’ayant veillé soigneusement pendant les quatre mois sur le reste de leurs actions et de leur conduite, soit par moi-même, soit par le ministère de gens dignes de foi que j’ai employés à cet effet, il ne m’est rien revenu qui puisse faire douter que la profession qu’ils font de la religion catholique ne soit sincère. En foi de quoi, j’ai signé le présent certificat. »
Il ne s’agit point, Sire, de la cause de quelques particuliers : ce sont plus de douze mille familles du seul diocèse de Nîmes, plus de quatre vingt mille de la province du Languedoc, c’est un peuple entier qui réclame votre justice et le droit qu’il a sur le cœur compatissant de Votre Majesté.
Si l’attachement pour une religion dans laquelle on naquit, qu’on a succée avec le lait, qu’on a aimée dès qu’on a fait usage de sa raison, à laquelle on s’est consacré, après l’avoir examinée dans l’âge mûr ; si un tel attachement est un crime, tous les protestans de votre royaume en sont coupables. Mais, Sire, quelle seroit l’ame assez dépourvue d’humanité, pour prononcer une sentence contre laquelle l’équité, la nature et la raison s’éléveroient de concert ? Quand même notre foi ne seroit fondée que sur des préjugés, la charité permettroit-elle d’employer la violence pour la dissiper ? Non, Sire, la violence roidit les esprits qu’il faut éclairer, et ce moyen, inutile au but qu’on se propose, est encore plus contraire au caractère bienfaisant de Votre Majesté.
On reclame les loix du royaume contre les mariages des protestants ; mais, Sire, ces loix ont été faites dans des temps malheureux, où l’on posoit pour principe qu’il n’y avoit point de protestans en France. Est-il possible aujourd’hui de soutenir une assertion si illusoire et si hautement démentie à la face de tout l’univers ? Il en est, Sire, des protestans dans votre royaume ; ils y sont en très grand nombre pour le bien de l’agriculture, pour le soutien des fabriques, pour l’extension du commerce ; ils sont répandus dan6 le barreau, ils peuplent la marine, ils fourmillent dans vos armées. Cette génération malheureuse, connue dans les ordonnances sous le nom de Nouveaux Convertis, est passée ; une autre a succédé qui, ayant en horreur la dissimulation de celle qui l’a précédée, fait une profession publique de sa foi, à l’ombre d’un gouvernement dont l’équité et la modération forment le caractère. Peut-on avec justice lui appliquer les loix qui n’ont pas été faites pour elle, des loix qu’une longue désuétude semble avoir abrogées ?
Si ces loix pouvoient avoir quelque force contre les protestans, ce ne seroit point, nous osons le dire, au clergé romain de les invoquer. En effet, Sire, comment les ministres du sanctuaire peuvent-ils concevoir le projet de trainer aux autels et d’initier par force à leurs mystères sacrés un peuple qui fait profession ouverte d’une foi opposée à ces mêmes mystères ? Ne devroient-ils pas plutôt être les premiers à demander au souverain une loi nouvelle, propre à prevenir de telles profanations ? Loi juste, loi nécessaire, que le bon ordre et la sureté des citoyens exige et que nous attendons avec confiance de la bonté paternelle de Votre Majesté.
Ce qu’on exige de nous, par rapport au baptême de nos enfans, n’est pas moins douloureux que ce qu’on veut nous faire éprouver dans nos mariages. Comment pourrions-nous nous résoudre à voir qualifier nos enfans de bâtards dans les registres publics ? Les curés leur refusent la légitimité, à moins que par une dissimulation criminelle nous n’ayons acheté la bénédiction nuptiale de quelque prêtre. C’est la méthode qu’ils ont suivie dans le gouvernement de Guyenne, par rapport à ces enfans malheureux que l’exécution militaire leur a livrés tout récemment : c’est celle qu’ils observent rigoureusement dans toutes les provinces.
La loi, il est vrai, Sire, n’abandonne point au caprice des curés l’état des enfans qui leur sont présentés pour être baptisés ; le sort des citoyens ne dépend point des qualifications qu’ils reçoivent dans cette cérémonie religieuse, et le prêtre n’a le pouvoir ni d’oter ni de donner la légitimité. Cependant, Sire, le silence du père dans une telle conjoncture sembleroit emporter un consentement odieux, et les protestans ne pourroient rompre le silence sans donner lieu à des clameurs qui intéresseraient la tranquillité publique.
Mais, quand même les considérations humaines pourroient nous permettre de recourir aux curés pour le baptême de nos enfans, la religion, la conscience, plus fortes que les intérêts temporels, nous imposeraient une loi toute contraire.
En effet, Sire, sans parler des cérémonies opposées à notre croyance, contenues dans le Rituel romain, le père qui envoie son enfant au curé de la paroisse, le consacre à une église dont il a cru être obligé en conscience de se séparer lui-même ; le parrain et la marraine qui se présentent s’engagent formellement à l’elever dans cette même Église ; ils promettent au nom de l’enfant lui-même qu’il vivra et qu’il mourra dans une foi contraire à celle qu’ils professent, et qu’ils sont dans le dessein de lui inspirer. Ne seroit-ce pas, Sire, ajouter le parjure à la profanation ?
Ne seroit-ce pas entasser la fourberie, l’impiété, l’abus de tout ce qu’il y a de plus sacré parmi les humains ?
Pardonnez, Sire, si nous osons mettre sous les yeux de Votre Majesté une contradiction frappante, bien propre à faire connoitre l’esprit de ceux qui nous persécutent. Ils implorent Votre autorité Royale pour nous contraindre à recevoir des sacremens que notre conscience refuse, et, dans le même temps, les tribunaux retentissent des plaintes d’une autre portion de vos sujets auxquels les mêmes ministres refusent, sur les plus légers soupçons, les sacremens qu’ils demandent avec instance. Est-ce l’esprit du Christianisme qui suggère une conduite si contradictoire ? N’est-ce pas plutôt l’effet d’une politique sinistre ? Et les protestans ne sont-ils pas excusables, si dans l’amertume de leur cœur ils n’y découvrent qu’un dessein formé de les pousser dans le plus affreux désespoir, afin d’obliger Votre Majesté à les punir avec justice.
Ah ! Sire, si tel est leur funeste dessein, qu’ils sachent que leurs odieux efforts seront toujours impuissans. L’obéissance, la soumission, l’attachement à notre Auguste Souverain, sont des devoirs auxquels la nature, notre religion, la reconnoissance, l’amour ne cessent de nous inspirer. Nous fuirons plutôt loin de notre chère patrie ; nous abandonnerons plutôt la douceur de ces climats, nos champs, nos manufactures, notre commerce ; nous irons plutôt dans un exil volontaire nous joindre à nos frères dispersés parmi les nations ; ou, s’il reste encore quelques terres incultes aux extrémités de l’Europe, nous irons plutôt y chercher un azile, et contre les violences des intolérans, et contre les tentations du désespoir dans lequel ils cherchent à nous précipiter.
Daignez, Sire, tendre une main secourable à vos sujets infortunés. Daignez dissiper d’un regard les cruelles allarmes qui les agitent. Toute leur consolation est dans le témoignage de leur conscience, tout leur espoir est dans votre clémence et dans votre humanité. Ils ne cesseront, Sire, de pousser vers le ciel les vœux les plus ardents pour la conservation de Vôtre personne sacrée et pour la prospérité de Vôtre règne.
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