Le comte arriva de Tubingue à Herrnhout le 1er janvier 1735, à quatre heures du matin, et reprit dès le même jour ses fonctions habituelles dans le sein de la communauté. En février, il installa Léonard Dober en qualité d’anciend. Le sort avait désigné ce frère deux ans auparavant pour remplir ces fonctions, et on l’avait fait revenir dans ce but de Saint-Thomas. Dober ramenait avec lui un jeune noir qui fut quelque temps après baptisé à Ebersdorf : c’étaient les prémices des missions des Frères.
d – Depuis 1730, il n’y avait proprement plus qu’un seul ancien et vice-ancien. On verra plus loin en quoi consistaient ces fonctions.
La foi de Zinzendorf relativement à l’œuvre de Dieu chez les païens fut soumise à de rudes épreuves. Au commencement de juin, on reçut la nouvelle que des dix-huit Frères et sœurs partis pour Sainte-Croix, dix déjà avaient succombé au climat et aux privations. Cette nouvelle produisit une impression générale de découragement ; elle sembla devoir paralyser pour longtemps le zèle missionnaire de la communauté. On murmurait même contre Zinzendorf, et, bien qu’il n’eût point été favorable à cette entreprise, c’était sur lui que l’on en faisait retomber la responsabilité. Il trouva auprès du Seigneur sa consolation et l’exprima dans une cantate qui fut exécutée en commémoration des missionnaires rappelése par le Seigneur. Cette poésie releva soudain les courages abattus et ranima le saint enthousiasme des Frères. En voici quelques vers :
e – Comme nous l’avons déjà fait remarquer, Zinzendorf et les Frères évitent de se servir du mot de mort ; ils disent que telle personne a délogé ou bien qu’elle a été rappelée dans sa patrie (heimberufen).
« C’est un antique décret de la Grâce, que l’on doit semer avec larmes avant de voir la moisson joyeuse (Psaumes 126.5-6). Et nous aussi, puisque Tu l’as voulu, nous portons maintenant en terre cette noble semence, avec larmes, avec douleur…….
En voilà dix que nous venons de semer au loin et qui nous semblent perdus ! Mais sur la terre qui les recouvre il est écrit : C’est ici la semence de l’église des Noirs. »
En effet, Zinzendorf ne doutait point que, malgré ces commencements pénibles, l’œuvre des missions ne finît par porter des fruits ; aussi réfléchissait-il déjà à une question qui devait inévitablement se poser dès que les païens commenceraient à se convertir. Les missionnaires de Herrnhout étaient tous laïques, et, d’après, l’usage établi, les sacrements ne pouvaient être administrés que par des ministres ayant reçu l’imposition des mains. Faudrait-il pour cela se résoudre à priver du baptême et de la sainte cène les païens convertis, ou bien faudrait-il, contrairement à la coutume reçue, autoriser les laïques à en être les administrateurs ? La première alternative paraissait à Zinzendorf en contradiction manifeste avec les intentions du Sauveur ; car Jésus, en ordonnant à ses disciples d’instruire toutes les nations, leur a dit aussi : « Baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et enseignez-leur à garder tout ce que je vous ai commandé. (Matthieu 28.19-20) » Quant à autoriser des missionnaires laïques à administrer les sacrements, cela présentait des inconvénients graves. Ce n’était pas que quelque commandement divin s’y opposât, mais bien des gens n’auraient pas manqué d’inquiéter la conscience des nouveaux convertis, en leur disant : Vous n’êtes pas réellement baptisés, car ceux qui vous ont baptisés n’avaient pas le droit de le faire. Et puis les autorités coloniales pouvaient retirer à la mission des Frères la tolérance qu’elles lui accordaient, sous prétexte que les missionnaires n’étaient pas revêtus d’un ministère régulier. Les faits prouvèrent suffisamment que ces craintes n’étaient point chimériques.
Il était donc convenable que les Frères envoyés dorénavant chez les païens reçussent avant de partir la consécration ecclésiastique. Mais on ne pouvait s’attendre à trouver nulle part un consistoire luthérien qui consentît à la leur accorder : ici encore l’usage s’y serait opposé, car les missionnaires moraves étaient tous de simples ouvriers, gens grossiers et sans lettres, et puis en Allemagne (et c’est encore le cas de nos jours), on n’impose les mains à un candidat qu’une fois qu’il est appelé à exercer son ministère auprès d’une paroisse déterminée. Cela étant, le comte se vit obligé de chercher une autre voie. Les anciens Frères moraves avaient leurs évêques, qui transmettaient la consécration par l’imposition des mains. Il fallait chercher à établir aussi un évêque à Herrnhout.
Après que ce projet eut été discuté et approuvé par les Frères, soumis à l’épreuve du sort et ratifié par le Seigneur, Zinzendorf écrivit à Jablonski, alors le plus ancien évêque de l’église morave, pour lui exposer le vœu de la communauté. Il lui demandait de conférer la charge d’évêque à celui qu’il lui présentait pour cela de la part des Frères : c’était le charpentier David Nitschmann, un des Moraves arrivés en 1724, et qui depuis avait accompagné Dober dans son voyage missionnaire à Saint-Thomas. « C’était, dit Spangenberg, un homme simple et droit, et l’on avait vu jusqu’alors que le Seigneur avait été avec lui dans toutes ses voies. » Le suffrage des Frères s’était porté sur lui et le Seigneur avait confirmé ce choix.
Le vénérable Jablonski répondit au comte de la manière la plus favorable. « C’est pour moi une joie intime, lui écrivait-il, de voir encore de mon vivant que cette église des Frères de Bohême et de Moravie, que j’aime si tendrement, ait été jugée digne par le Seigneur de répandre la semence de l’Évangile dans l’ancien monde et dans le nouveau, jusque chez les peuples les plus éloignés, et d’étendre ainsi le règne de notre grand Roi Jésus-Christ. »
Jablonski demanda le temps nécessaire pour apprendre à connaître David Nitschmann et soumit à un examen ses connaissances religieuses et sa foi. Après cela et avec l’assentiment de son collègue Sitkovius, évêque morave de Pologne, il lui conféra par l’imposition des mains la charge et les pouvoirs d’évêque des communautés des Frères existant à l’étranger.