N’est-ce là qu’une merveilleuse exception ? La conscience de Jésus demeure-t-elle unique et seule au sein de la race ? Ne se dresse-t-elle au centre de l’histoire que pour exaspérer le contraste douloureux par lequel elle se sépare du reste des hommes, pour révéler en quelque sorte le conflit et la rupture interne de ses énergies et faire éclater en un paroxysme de désespoir et d’angoisse ce qu’elle ne ressentait que comme un sourd malaise ? Certes, la conscience de Jésus fait cela. Et malheur à ceux sur la conscience desquels elle n’opérerait point de la sorte. Ils auraient méconnu l’un des buts essentiels de l’Évangile. Ce n’est pourtant pas là son unique, ni même son principal effet. En examinant de plus près ces mêmes documents dont l’identité de la conscience de Jésus est le contenu commun et qui la font resplendir sous quatre faces distinctes, on s’aperçoit bientôt qu’une seconde donnée leur est encore commune, savoir : la certitude qu’avait Jésus de la transmissibilité de son état de conscience. Jésus pressentait, Jésus prévoyait, Jésus assurait que ses disciples seraient rendus participants de son état de conscience ; que son état de conscience deviendrait leur état de conscience. — Comment ? Par quels moyens ? A quelles conditions ? Ce n’est pas ici le lieu de nous le demander. C’est une question de dogmatique. Il nous suffit de constater la prévision de cette transmissibilité de la conscience de Jésus à ses disciples comme le postulat commun aux quatre évangiles, aussi profondément, aussi authentiquement inscrit en eux que le contenu même de cette conscience, et donc aussi primitif et aussi certain.
Or, l’histoire consultée confirme ce postulat. Les documents primitifs du christianisme qui jouent à l’égard des premiers disciples de Jésus le même rôle que les évangiles à l’égard de Jésus, qui sont comme eux des biographies et même des autobiographies — et qui plus est des autobiographies purement spirituelles, qui sont l’expression spontanée de leur état de conscience et de leurs expériences de conscience, les épîtres (qu’il est légitime de lire de la sorte) nous mettent en présence du fait prévu par le Maître en voie de réalisation chez ses disciples. Sans doute, ici encore se retrouvent les mêmes divergences qui se trouvaient dans les évangiles. La conscience chrétienne de Paul, celle de Jean, celle de Pierre, celle de Jacques, celle de l’auteur des Hébreux, ou des pastorales, ne sont pas une seule et même conscience chrétienne au sens d’une identité uniforme. La théologie biblique nous révèle leurs différences. Mais elle révèle aussi leur identité constitutive ; et cette identité (tout ensemble fondamentale et multiforme), ce trait commun, se peut exprimer d’un seul mot : ce sont des consciences chrétiennes. C’est-à-dire précisément que ce qui les unit, c’est de participer dans une mesure variable mais indéniable à l’état de conscience de Jésus-Christ : à la même paix, à la même joie, à la même vie par la même communion religieuse avec le Père et la même obéissance morale au même salut (reconstruction harmonique de l’unité de conscience psychologique). Avec deux différences caractéristiques cependant :
1° Que l’état de conscience du Maître auquel ils participent n’est pas donné comme chez Jésusb, mais en voie de réalisation seulement. De telle sorte que sa réalisation finale, sa perfection finale apparaît bien comme impliquée, comme garantie, mais n’est complète ou absolue chez aucun d’eux.
b – Chez lequel, sans doute, il a dû aussi y avoir développement en vertu de son humanité, mais chez lequel nous sommes réduits à supposer ce développement, et incapables de le saisir sur le fait, tant il a été positif, harmonieux, normal, plein, régulier.
2° Que l’état de conscience du Maître, auquel participent les disciples, est chez eux en lutte perpétuelle (inobservable chez Jésus) avec un état de conscience antécédent qui est précisément celui dont nous parlions comme de l’état de conscience de l’humanité naturelle. En sorte que le premier, appelé à triompher du second, opère chez les disciples une œuvre violente, parfois tragique, de transformation, d’une transformation qui va jusqu’à la mortification, en même temps qu’une œuvre de réparation et de restitution (morale, religieuse, psychologique). La conscience que les disciples prennent d’eux-mêmes est détruite en tant que naturelle, et reconstruite en tant que chrétienne, ce qui, encore une fois, la distingue de celle de Jésus en qui ce phénomène n’est pas observable.
Réunissez maintenant ces deux caractéristiques, celle qui témoigne d’une dissolution et d’une reconstruction de la conscience, celle qui témoigne d’un devenir de ce double phénomène, inachevé, mais en voie de réalisation, vous avez les deux éléments caractéristiques de ce qu’on appelle la rédemption chrétienne.
Cette rédemption de la conscience, qui est (psychologiquement parlant) une restitution morale et religieuse de l’unité du moi, une réintégration harmonieuse du sujet conscient et réfléchi dans l’attitude théonomique que lui commande l’obligation, une réduction des antithèses qui déchiraient son être intime et un retour à son développement normal, — c’est-à-dire, remarquez-le, non pas seulement un état de sentiment ou de suggestion imaginative, comme on est porté à le croire quelquefois, mais une transformation profonde, réelle, constitutive, des éléments premiers de la conscience, — non pas un sauvetage magique, mais un salut positif — ; cette rédemption de la conscience, qui est une participation effective du chrétien à l’état de conscience manifesté en Jésus de Nazareth, ne s’est pas davantage arrêtée aux premiers disciples qu’elle ne s’était arrêtée à Jésus-Christ. Si, dans un sens, et comme document primitif de cet état de conscience, le Nouveau Testament est un livre complet et fermé, auquel on peut et l’on doit revenir, mais qui ne se rouvrira plus, qui ne comporte pas de suite ou de continuation ; dans un autre sens, par l’état de conscience dont il témoigne, il comporte au contraire une suite et une continuation, il est le plus ouvert, le moins fermé des livres, et trouve son prolongement naturel dans l’Église chrétienne historique. Chaque croyant, dans la mesure où il est croyant, est appelé à participer à la conscience de Jésus-Christ et à reproduire celle des premiers disciples. Le degré de cette participation, dans la masse des fidèles, peut être très faible, cette reproduction très imparfaite, si faible, si imparfaite et si misérable que c’est à peine s’il est possible de la discerner ou de la pressentir encore ; elle n’en existe pas moins, et c’est elle qui relie les unes aux autres, à travers les siècles, les générations chrétiennes, elle qui assure le caractère distinctif du christianisme à travers les âges et garantit la perpétuité de l’Église. — Cela est si vrai, cette participation à la conscience de Jésus-Christ, cette reproduction de l’état de conscience des premiers disciples est si réellement possible par les croyants actuels, qu’elle devient évidente et comme sensible chez les hautes personnalités chrétiennes de tous les temps. Devoir de tous, elle devient la réalité de quelques-uns. L’histoire de la Réformation au xvie siècle (qui ne fut qu’un vaste et puissant réveil de la conscience chrétienne), l’histoire de tous les réveils locaux subséquents, la biographie de toutes les grandes personnalités chrétiennes manifeste le caractère transmissible de la conscience de Jésus chez ses disciples, en révèle les traits fondamentaux, en rappelle l’essentielle tonalité.
Il y aurait sur ce point beaucoup à dire ; il y aurait surtout beaucoup d’observations à faire qui, hélas ! n’ont point encore été faites, je veux dire, faites avec méthode et rigueur. La théologie chrétienne est en souffrance de ce côté. Elle n’a pas fait ce qu’ont fait les sciences de la nature : elle n’a pas profité du trésor d’expériences dix-huit fois séculaire qu’a faite du christianisme une partie de l’humanité. Elle est restée doctrinaire, spéculative, ou prudemment historique, au lieu de devenir inductive. Elle n’est pas arrivée encore aux résultats précis, rigoureusement scientifiques, qu’elle aurait pu atteindre en mettant en œuvre les richesses accumulées dans les centaines et les milliers de vies chrétiennes vécues depuis les premiers siècles jusqu’à nos jours. En sorte que, manquant de documents et de faits sérieusement attestés, contrôlés et classés, elle est obligée, dès qu’elle aborde ce domaine (qui est celui de la théologie de l’avenir), elle est obligée de s’en tenir à des généralités banales ou à des présuppositions instinctives, toujours controuvables, du genre de celles que je viens de vous présenter.
En attendant que ce travail soit accompli (et il ne le sera ni en un jour, ni par un homme, mais par des centaines collaborant ensemble : c’est votre tâche, Messieurs), et comme nous ne pouvons rester en l’air jusqu’à ce qu’il soit accompli, nous chercherons, sans infidélité à la méthode, à tourner la difficulté, et nous tenterons d’obtenir les résultats précis qu’il nous faut par un autre moyen, également inductif.