Christiana traverse le fleuve. – Grand-Cœur et Vaillant s’en réjouissent. – Sommation. – Départ et dernières paroles des pèlerins.
Maintenant, le jour étant venu où Christiana devait passer de l’autre côté du fleuve, la route se trouva remplie de gens qui voulaient la voir s’embarquer. Mais voici que des troupes de chevaux et de chariots venaient de descendre sur le rivage ; ils étaient là attendant son arrivée pour l’accompagner à la porte de la Cité. Elle s’avança donc et entra dans le fleuve en saluant ceux qui l’avaient suivie jusque-là. Ses dernières paroles furent celles-ci : Me voici Seigneur, pour être avec toi et t’adorer !
Lorsque ceux qui étaient venus à sa rencontre l’eurent escortée à perte de vue, ses enfants et ses amis s’en retournèrent. C’est ainsi que Christiana arriva à la porte, et qu’après avoir heurté, elle entra dans la Cité avec les mêmes transports de joie et d’allégresse que ressentit Chrétien, son mari, lorsqu’il y fut introduit quelque temps auparavant.
Les enfants ne la voyant plus, se mirent à pleurer, tandis que MM. Grand-Cœur et Vaillant jouaient harmonieusement sur la cymbale et sur la harpe, tant ils étaient heureux. Puis ils se retirèrent chacun chez soi.
Christiana traverse le fleuve
Au bout d’un certain temps, la poste vint encore dans notre ville. Il s’agissait cette fois-ci de M. le Clocheur. Le messager demanda donc après lui, et étant venu le trouver dans sa maison, il lui dit : Je viens au nom de Celui que tu as aimé et suivi, quoique sur des béquilles ; je suis chargé de te dire qu’il t’attend pour souper avec lui dans son royaume le jour après Pâques. Prépare-toi en conséquence pour ce voyage. Il lui donna aussi un signe pour l’assurer qu’il était véritablement envoyé pour cette mission ; car, dit-il, j’ai « rompu le vase d’or, » et dénoué « le câble d’argent. » (Eccl. 12.1,7 : Souviens-toi de ton Créateur pendant les jours de ta jeunesse, avant que viennent les jours mauvais et qu’arrivent les années dont tu diras : Je n’y prends point de plaisir !)
Sur cela, le Clocheur envoya appeler ses compagnons de voyage, et leur dit : Je viens de recevoir à mon tour un message, et pour certain, Dieu vous visitera aussi. – Il désigna ensuite M. Vaillant pour exécuter ses dernières volontés, et comme il ne devait laisser pour héritage à ses successeurs que ses béquilles et de bons souhaits, il dit : Je constitue pour héritier légitime celui de mes fils qui viendra à marcher sur mes traces, auquel je donne et lègue mes béquilles avec les vœux les plus ardents pour qu’il soit trouvé plus digne que moi.
Puis il remercia Grand-Cœur de sa bonté et du service qu’il lui avait rendu. C’est ainsi qu’il se disposa à partir. Quand il se vit au bord du fleuve, il s’écria : Désormais, je n’aurai plus besoin de ces béquilles, puisque de l’autre côté, il y a des chariots et des chevaux. Les dernières paroles qu’on lui entendit prononcer, furent celles-ci : Je te salue, ô vie bienheureuse !
Des nouvelles furent aussi apportées à l’Esprit-abattu. Quant à lui, le messager vint l’appeler au son de la trompette à la porte de sa maison. Il entra enfin chez lui et lui parla en ces termes : Je viens t’annoncer que ton Maître a besoin de toi, et que bientôt tu le verras brillant de majesté. Prends ceci comme signe certain de ce qui va t’arriver : « Celles qui regardent par les fenêtres seront obscurcies. » (Eccl. 12.3 : Alors que les gardiens de la maison tremblent, que les hommes forts fléchissent ; avant que les meunières soient oisives, parce que leur nombre est réduit ; que celles qui regardent par les fenêtres se voilent,)
L’Esprit-abattu fit appeler ses amis pour leur communiquer la nouvelle qu’il venait d’apprendre, et leur dire comment le messager avait fourni une preuve à l’appui de son témoignage. Puisque je ne puis laisser d’héritage à personne, dit-il, que me servirait-il de faire un testament ? Pour ce qui est de l’abattement de mon esprit, je le laisserai volontiers derrière moi ; d’ailleurs, il ne me serait d’aucune utilité là où je vais. Je désire donc, monsieur Vaillant, qu’après mon départ, vous l’enterriez sous un fumier.
Le moment décisif étant enfin venu, il entra dans le fleuve comme les autres. Ses dernières paroles furent celles-ci : O foi et patience, ne m’abandonnez pas.
Il s’était écoulé plusieurs jours depuis le dernier départ, lorsque le Défaillant reçut aussi l’ordre de partir. Cet ordre qui lui arriva par la voie la plus accélérée, était ainsi conçu : Ô homme sans courage, la présente a pour but de t’avertir de te tenir prêt ; car il faut que tu paraisses dimanche prochain devant sa Majesté, et que tu tressailles de joie en la présence de ton Roi pour la délivrance qu’il t’aura accordée de tous tes doutes. Et pour preuve de ce que j’avance ici, ajouta le messager, les « cigales que je te donne te seront un pesant fardeau. » (Eccl. 12.5,7 : Alors aussi on s’effraie des hauteurs et l’on a peur en marchant ; l’amandier pousse ses fleurs, la sauterelle devient pesante et la câpre est sans effet, car l’homme s’en va vers sa demeure éternelle, et les pleureuses parcourent les rues ;) Or, dès que madame Frayeur eut compris ce dont il s’agissait, elle déclara vouloir aller avec son père. Vous savez, dit alors le Défaillant à ses amis, ce que moi et ma fille avons été, et combien nous avons donné de l’embarras à tout le monde dans quelque société que nous nous soyons trouvés ; ma volonté comme celle de ma fille, est que notre défiance et nos craintes serviles ne trouvent jamais plus d’abri chez qui que ce soit ; car, je sais qu’après ma mort, elles ne manqueront pas de se présenter à d’autres. Pour parler un langage plus clair : ce sont des hôtes que nous avons reçus et logés dès notre entrée dans le pèlerinage, et depuis lors nous ne pûmes jamais les congédier ; ils iront sans doute çà et là demander l’hospitalité, mais pour l’amour de nous, fermez-leur la porte.
Lorsque le signal fut donné pour le départ, le Défaillant se dirigea sur le bord du fleuve en grimpant la montée. Ses dernières paroles furent celles-ci : Adieu, la nuit ! Ô jour heureux, sois le bienvenu ! – Sa fille se jeta après lui au milieu du fleuve en chantant ; mais personne ne put comprendre ce qu’elle disait. Quelque temps après, le messager céleste vint frapper à la porte de M. Franc qui s’empressa de lui ouvrir. Il lui délivra aussitôt le message dont il était porteur, et lui lut les lignes suivantes : « Le Seigneur t’invite à te préparer, parce qu’il faut que tu lui sois présenté dans la maison de son Père au commencement de la semaine prochaine. Voici le signe auquel tu reconnaîtras la vérité de ce que je te dis : c’est que « toutes les chanteuses seront abaissées. » (Eccl. 12.4 : Que les deux battants de la porte se ferment sur la rue ; quand le bruit de la meule baisse et devient comme la voix d’un petit oiseau, et que toutes les filles du chant s’affaiblissent ;) Sur cela, M. Franc appela ses amis : Je meurs, leur dit-il, mais je ne fais pas de testament. Quant à ma franchise, elle ira avec moi ; que celui qui doit me succéder se persuade bien de cela.
Lorsque vint le jour où il fallait traverser le fleuve, M. Franc mit ordre à ses affaires, et s’apprêta pour le moment suprême. Il est à remarquer qu’à cette époque l’eau du fleuve passait par dessus ses bords en plusieurs endroits. Mais M. Franc avait eu le soin pendant sa vie de donner rendez-vous à un nommé Bonne-Conscience qui ne manqua pas de se trouver au lieu désigné, afin de lui tendre la main pour l’aider à tout surmonter. Les dernières paroles de M. Franc qui ont été rapportées, sont celles-ci : « La grâce règne ! » C’est ainsi qu’il quitta le monde.
Après cela, on fit courir le bruit qu’une dépêche concernant Vaillant-pour-la-Vérité, venait d’arriver, et l’on rapporta de même que la cruche de ce brave homme s’était brisée à la fontaine, comme signe avant-coureur de ce qui allait lui arriver. (Eccl. 12.6 : Avant que le cordon d’argent se détache et que le vase d’or se rompe, que le seau se casse sur la fontaine et que la roue brisée tombe dans le puits,) Lorsqu’il se fut bien rendu compte de tout cela, il envoya chercher ses amis auxquels il parla de la manière suivante :
— Je m’en vais chez mon Père, dit-il, et, bien qu’il m’en ait coûté beaucoup pour arriver jusqu’ici, cependant je ne suis pas fâché d’avoir eu à endurer tant de maux pour parvenir en ce lieu. Je cède mon épée à celui qui doit me succéder dans le pèlerinage, et pour ce qui est de mon talent et de mon courage, je les laisse à quiconque voudra s’en emparer. J’emporte avec moi la marque des blessures que j’ai reçues comme un témoignage que j’ai combattu pour Celui qui sera désormais ma récompense.
L’heure du départ ayant sonné, il s’avança vers le fleuve accompagné d’une multitude. Puis, se jetant à l’eau, il dit d’une voix accentuée : « ô mort ! Où est ton aiguillon ? » Et tandis qu’il s’enfonçait profondément, il s’écria encore : « ô sépulcre ! Où est la victoire ? » C’est ainsi qu’il fit son chemin au travers des abîmes, et aussitôt se firent entendre de l’autre côté les sons retentissants de toutes les trompettes.
La même voix céleste vint encore appeler M. Demeure-Ferme, celui que les pèlerins avaient vu à genoux sur le Terroir-enchanté. Par exception, la lettre lui fut remise décachetée. D’après le contenu de cette lettre, il devait se préparer sans retard pour un changement de vie, vu que son Maître ne pouvait consentir à ce qu’il restât plus longtemps absent de sa maison. Cette nouvelle eut pour effet de faire naître bien des réflexions dans l’esprit de M. Demeure-Ferme. Certainement, lui dit le messager, la chose est ainsi ; et vous auriez tort d’élever le moindre doute sur la sincérité de mon ministère. Voici du reste une marque infaillible de la vérité : « C’est que la roue s’est rompue sur la citerne. » (Eccl. 12.6 : Avant que le cordon d’argent se détache et que le vase d’or se rompe, que le seau se casse sur la fontaine et que la roue brisée tombe dans le puits,) C’en fut assez pour que Demeure-Ferme fît appeler Grand-Cœur auquel il parla ainsi : Monsieur, il n’entrait sans doute pas dans les vues de la Providence que je jouisse longtemps de votre bonne société ; je puis dire cependant que mon séjour auprès de vous m’a été très avantageux. Lorsque je quittai ma terre natale, je laissai derrière moi une femme et cinq enfants ; permettez donc que je les recommande instamment à votre sollicitude, afin que quand vous serez de retour au pays (car je sais que vous irez de nouveau pour vous employer au service de votre Maître, avec l’espoir de vous rendre utile à quelques autres pèlerins dans leur sainte vocation), vous envoyiez auprès de ma famille pour l’informer de tout ce qui me concerne. Vous lui feriez connaître mon heureuse arrivée dans ces parages, et le bonheur dont je jouis actuellement. Parlez-leur à tous de Chrétien, et de Christiana, et leur racontez comment cette dernière a marché, de même que ses enfants, sur les traces de son mari. Dites-leur enfin quelle fin glorieuse elle a eue, et dans quel beau pays elle est entrée. Je n’ai rien, ou peu de chose à envoyer à ma famille, si ce n’est mes prières et mes larmes, qu’il vous suffira de leur présenter afin de voir s’ils ne se laisseront pas gagner par elles.
Quand Demeure-Ferme eut réglé toutes ses affaires, voyant qu’il fallait se hâter pour le départ, il se dirigea vers le fleuve. En ce moment l’eau était parfaitement calme. Notre pèlerin entra tranquillement dans le fleuve, et s’étant avancé à moitié chemin, il s’arrêta court pour porter encore une fois la parole à ceux qui l’avaient accompagné : Ce fleuve, leur cria-t-il, a été pour quelques-uns un sujet de terreur ; l’idée que je m’en faisais autrefois, m’a souvent troublé moi-même. Maintenant, mon expérience suffit pour vous montrer que l’on peut facilement s’y tenir debout ; je sens la terre ferme sous mes pieds, comme autrefois les sacrificateurs quand ils s’arrêtèrent au milieu du Jourdain portant l’arche de l’alliance tandis qu’Israël traversait ce fleuve. (Jos. 3.17 : Et les sacrificateurs qui portaient l’arche de l’alliance de l’Eternel se tinrent de pied ferme sur le sec au milieu du Jourdain, et tout Israël passa à sec, jusqu’à ce que la nation tout entière eut achevé de passer le Jourdain.) A la vérité, les eaux en sont amères au palais, et froides à l’estomac ; mais le sentiment de ma haute destinée et du bonheur qui m’attend sur les rives de l’éternité, est comme un charbon allumé dans mon cœur. Je me vois au terme du voyage ; mes jours pénibles son finis. Je me rends auprès de Celui qui eut la tête couronnée d’épines et le visage couvert de crachats. Autrefois, je vivais sur parole et par la foi ; maintenant, je vais là où l’on vit par la vue, et où j’aurai la présence de Celui qui fait mes délices. J’aimais à entendre parler de mon Seigneur, et toute mon ambition sur cette terre était de découvrir partout l’empreinte de ses pieds pour y mettre les miens. Son nom était pour moi comme une boîte d’aromates ; oui, et plus doux que les plus excellents parfums. Sa voix était une mélodie pour mon âme, et sa face m’était plus précieuse que la lumière même du soleil. J’avais soin de recueillir ses paroles pour m’en nourrir habituellement, et pour me ranimer quand le découragement venait me prendre. Il m’a soutenu et m’a délivré de mes iniquités ; il a même affermi mes pas dans ses sentiers.
Pendant qu’il tenait ce discours, je vis que son visage changea tout à coup ; « son homme fort venait de plier sous lui ; » puis il s’écria : « Prends-moi, car je viens à toi, » et ses amis ne le revirent plus.
C’était une scène glorieuse à voir que celle qui se présenta alors aux regards attentifs : la région supérieure était remplie de chevaux et de chariots, de trompettes et de musiciens qui jouaient sur toutes sortes d’instruments, et qui faisaient retentir les airs de leurs cantiques ; tous les habitants des cieux se trouvèrent là pour accueillir les heureux voyageurs, et s’en aller ensuite jusqu’à la belle porte de la Cité.
Quant aux enfants de Chrétien, les quatre jeunes gens que Christiana avait amenés avec leurs femmes et leurs enfants, je ne pus attendre de les voir partir, des affaires m’ayant appelé ailleurs. Depuis mon retour j’ai eu occasion de m’assurer qu’ils étaient encore en vie, d’où je conclus que leur présence était nécessaire ici-bas pour l’accroissement de l’Église pendant un certain temps.
Si le sort m’appelait à faire encore ce voyage, je pourrais entretenir mon lecteur de choses que je passe ici sous silence. En attendant, je prends congé de lui en le saluant.
FIN