Les apologistes regardent comme également inspirés les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, et accordent à ceux-ci, sans les mettre peut-être sur le même pied, une autorité identique à celle des premiers. C’est le Verbe divin, dit saint Justin, qui a mû les prophètes ; mais la parole de Paul, remarque Théophile, est aussi la parole de Dieu (ϑεῖος λόγος, iii, 14, cf. 13), et un même Esprit de Dieu a parlé par tous les πνευματοφόροι (iii, 12). Ils ont été comme la bouche par où il s’est exprimé, la lyre dont il a fait vibrer le cordes (Justin, I Apost., xxxvi, 1).
Saint Irénée ne s’exprime pas autrement. Précisément à l’époque où il composait son grand ouvrage, le canon du Nouveau Testament venait de se fixer d’une façon ferme et dans un sens exclusif, soit à Rome, soit dans l’Asie Mineure ou même à Alexandriea. Ce n’est pas qu’il n’y eût çà et là, et sur tel ou tel livre, des hésitations, — saint Irénée lui-même parle comme d’Écritures inspirées du Pasteur d’Hermas et peut-être de l’Épître de saint Clément (4.20.2 ; 3.3.3)b —, mais le principe était posé et les limites étaient dans l’ensemble nettement tracées. On voit par ses écrits que l’évêque de Lyon possédait les livres du Nouveau Testament rangés en une collection qui s’opposait à celle des livres de l’Ancien Testament ; et cette collection elle-même comprenait, d’une part, les évangiles, ou plutôt l’évangile tétramorphe — le nombre quatre étant absolument sacré —, et de l’autre les ἀποστολικά, qui désignent les écrits des apôtres et le reste du Nouveau Testament. Saint Irénée cite ou connaît tous les livres du canon actuel, sauf l’Épître à Philémon qu’il ne cite pas, et la deuxième Épître de saint Pierre qu’il a peut-être ignorée. L’Épître aux Hébreux est la seule dont il ait rejeté l’autorité, bien qu’il l’ait connue et même citéec.
a – Ce serait ici le lieu d’étudier le canon de Muratori, qui apparaît à peu près à ce moment. On en trouvera le texte et le commentaire dans E. Jacquier, Le Nouveau Testament dans l’Église chrétienne, II, Paris, 1913, p. 189 et suiv.
b – Ses expressions ne prouvent cependant pas qu’il les regardât comme canoniques. — Quand l’ouvrage de S. Irénée n’est pas expressément désigné, il s’agit toujours ici de l’Adversus haereses.
c – Photius, Bibl., cod. 232 ; cf. Adv. haer., ii, 30, 9 ; Eusèbe, H. E., 5.26. Voir sur tout ceci A. Loisy, Histoire du canon du Nouveau Testament, Paris, 1891, pp. 103 suiv.
Or les Écritures, déclare Irénée, sont parfaites « puisqu’elles ont été dictées par le Verbe de Dieu et son Esprit » (ii.28.2) ; les quatre Évangiles en particulier décident de la foi et sont la norme de la vérité (iii.1). Et néanmoins ce n’est pas à l’Écriture, en dernière analyse, qu’il en faut appeler contre les gnostiques, — d’abord parce qu’ils ont répandu eux-mêmes une masse d’œuvres apocryphes qu’ils prétendent inspirées (i.20.1) ; — ensuite, parce que lisant les Écritures authentiques sans amour de la vérité, ils n’en sont pas convaincus (iii.11.7) ; — enfin, parce qu’ils les interprètent à leur fantaisie (ii.10.2-3 ; iii.12.7 ; 21.3) et soulèvent contre elles d’incessantes difficultés (iii.2.1). Contre ces incorrigibles ergoteurs il faut s’appuyer sur une règle de foi plus simple. Cette règle de foi est le symbole, le κανὼν τῆς ἀληϑείας ἀκλινής que chacun a reçu au baptême (i.9.4), que l’on peut bien plus ou moins parfaitement comprendre et expliquer, mais que l’on ne saurait changer (i.10.3).
Où se trouve ce symbole ? — Dans l’Église. Dans l’Église on en trouve la formule, et l’on trouve aussi la vraie foi dont il est le résumé et la prédication fidèle qui l’explique ; dans l’Église qui a reçu ces choses, par une succession ininterrompue de ses pasteurs, des apôtres eux-mêmes ; dans l’ensemble des Églises-mères qui peuvent montrer le catalogue de leurs évêques remontant jusqu’aux origines chrétiennes ; dans l’enseignement des pasteurs actuels à qui sont parvenues, par tradition, les vérités qu’ils nous prêchent et qui, par le charisma veritatis certum dont ils jouissent, conservent intégralement le dépôt de ces vérités divines. C’est à eux que doit s’adresser quiconque veut s’en informer d’une façon certaine ; à eux qu’il faut demander l’explication diligente et exacte des Écritures (iii.3.1,4 ; iv.26.2,5 ; 33.8 ; cf. iv.32.1 ; 26.5). Toute la vérité religieuse a été par les apôtres confiée à l’Église. L’Église a reçu, pour la garder et la répandre sans erreur, les arrhes de l’incorruptibilité, le Saint-Esprit : c’est donc d’elle, de la prédication de ses évêques qu’il la faut recevoir, et il est inutile de la chercher ailleurs : « Puisque nous avons de telles preuves, il est inutile de chercher la vérité ailleurs que dans l’Église, où elle est facile à trouver ; comme agit un homme riche en déposant son argent à la banque, les apôtres ont abondamment remis entre les mains de l’Église tout ce qui concerne la vérité, de sorte que tout homme qui le désire puisse puiser en elle l’eau de la vie. » (iii.4.1). « Car ce don de Dieu a été imparti à l’Église, comme le souffle du Créateur au premier homme, afin que tous ses membres, le recevant, soient vivifiés ; c’est lui, le saint Esprit, qui nous a distribué les moyens de communier avec Christ, les arrhes de l’incorruptibiité, les confirmations de notre foi, l’échelle mystique pour accéder à Dieu… Car là où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu ; et là où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église et toute sorte de grâces ; l’Esprit est Vérité. » (iii.24.1 ; cf. v.20.1)d.
d – Tixeront cite ces deux passages d’Irénée en latin (ThéoTEX).
Le critère dernier de la vérité se trouve donc dans l’enseignement de l’Église ; et dès lors, pour décider entre hérétiques et orthodoxes, il faut voir quel est l’enseignement des églises particulières qui composent l’Église universelle, et plus spécialement de celles qui remontent, par la succession de leurs pasteurs, jusqu’aux apôtres (iii.3.1).
[Cette idée de l’accord doctrinal des églises particulières et de la succession ininterrompue des pasteurs comme preuves de la vérité se trouve déjà dans Hégésippe. Au cours de son. voyage à Rome, il s’est plu à constater que tous les évêques qu’il a vus professent la même doctrine, et, à Rome, il a établi la succession épiscopale jusqu’à Anicet (Eusèbe, H. E., 4.22.1-3).]
Mais, comme il serait trop long de les parcourir toutes, il suffira d’examiner quel est l’enseignement de l’Église de Rome. Avec elle en effet, à cause de sa primauté prépondérante, il est nécessaire que toutes les autres s’accordent. En elle et par elle les fidèles partout dispersés ont conservé la tradition venue des apôtres : « Sed quoniam valde longum est in hoc tali volumine omnium ecclesiarum enumerare successiones, maximae et antiquissimae et omnibus cognitae, a gloriosis duobus apostolis Petro et Paulo Romae fundatae et constitutae Ecclesiae, eam quam habet ab apostolis traditionem et annuntiatam hominibus fidem per successiones episcoporum pervenientem usque ad nos indicantes, confundimus omnes eos qui, quoquo modo, vel per sibi placentia, vel vanam gloriam, vel per coecitatem et malam sententiam, praeterquam oportet colligunt. Ad hanc enim Ecclesiam propter potentiorem principalitatem necesse est omnem convenire Ecclesiam, hoc est cos qui sunt undique fideles, in qua semper ab his qui sunt undique conservata est ea quae est ab apostolis traditio » (iii.3.2).
[Pour l’explication de cette dernière phrase, voir Batiffol, L’Église naissante, p. 230. Certains critiques font rapporter in qua à l’Église romaine, d’autres à omnem Ecclesiam : le résultat final est le même. — On a proposé récemment de corriger le second qui sunt undique par qui ibi praefuerunt ou quelque chose d’équivalent (Dom Morin), ou par qui sunt undecim (d’Herbigny), ou même on a supposé une faute du traducteur : mais le texte peut très bien s’interpréter tel qu’il est (Bardenhewer, Altkirchl. Literat., I, p. 425, note 1).]
Telle est, brièvement résumée, la suite du fameux témoignage de saint Irénée sur l’autorité doctrinale de l’Église en général et de l’Église romaine en particulier. Cette autorité est infaillible : elle est l’apanage des évêques, et a pour condition matérielle que ces évêques soient rattachés aux apôtres par une succession ininterrompue : mais elle est, en dernière analyse, le fait de l’Esprit de vérité vivant dans l’Église, et garantissant l’intégrité de sa foi et l’inerrance de ses enseignements.
L’Église interprète des Écritures et l’Écriture interprétée par l’Église, la tradition vivante du magistère, voilà donc, pour Irénée, la grande règle de foie.
e – Les apologistes, naturellement, ont moins parlé de la tradition. Voir cependant S. Justin, I Apol., lxi, 9 ; lxvi, 2.