C’est en vain que nous tenterions de grouper en écoles les écrivains ecclésiastiques latins du ive siècle, comme il a été possible de le faire pour les écrivains grecs. L’Orient connaissait alors des écoles à tendances ou doctrines définies et précises : l’Occident ne possédait rien de semblable. Chacun des auteurs dont nous devons maintenant parler porte, sans doute, dans la forme de sa pensée et la manière de son style, les traits caractéristiques d’un certain milieu où il a vécu et de certaines influences intellectuelles et théologiques qu’il a subies : il ne se confond pas avec ses voisins ; mais on ne trouve point entre eux tous ces distinctions tranchées de méthodes et de principes qui constituent des écoles différentes. Et la dernière raison en est que l’ancienne église latine n’a jamais spéculé sur ses croyances pour le plaisir de spéculer ; elle en a traité seulement pour s’en édifier ou pour les défendre.
Ce premier principe de classification nous faisant défaut, il resterait à grouper nos écrivains ou suivant la nationalité — africaine, espagnole, italienne, gauloise — à laquelle ils appartiennent, ou suivant le genre — apologétique, polémique, catéchistique — auquel on peut ramener leurs ouvrages. Mais ce dernier mode de procéder serait, pensons-nous, d’une application fort complexe, et l’autre ne différerait guère d’une simple énumération. Contentons-nous donc, dans l’exposé qui va suivre, de mettre en vedette les noms les plus illustres et les plus saillants, en tâchant de réunir autour d’eux, suivant des affinités dont la nature variera, ceux dont la notoriété est moindre.
Trois noms dominent évidemment toute l’histoire de la littérature chrétienne latine au ive siècle : ceux d’Hilaire, d’Ambroise et de Jérôme. Entre ceux qu’ils désignent, le plus théologien fut sans contredit saint Hilaire. Saint Ambroise et saint Jérôme ont vécu à une époque de paix dogmatique relative, ou ne se sont mêlés aux controverses que par occasion : Saint Hilaire (évêque vers 353, † en 366) a vu l’arianisme dans son plus haut triomphe, et en a préparé ou même assuré la ruine dans les Gaules et en Italie. Le premier grand théologien de langue latine, si l’on excepte Tertullien, il s’est forgé une langue bien à lui, peu limpide, mais pleine, nerveuse, spontanée. Ses idées ont été empruntées en majeure partie aux grecs, dont il eut le loisir, pendant ses quatre années d’exil dans le diocèse d’Asie, d’étudier les ouvrages, et dont il fit connaître à l’Église latine les conceptions doctrinales et certaines interprétations scripturaires. Son exégèse dérive d’Origène ; mais sa doctrine trinitaire et christologique relève de celle d’Athanase dont elle reproduit l’intransigeance de fond et les avances conciliantes dans les procédés. Le surnom d’« Athanase de l’Occident », qu’on lui a donne, ne lui convient donc pas seulement au point de vue du caractère ; on peut le lui appliquer encore au point de vue théologique. Entre ses ouvrages, il faut signaler comme plus importants pour nous les douze livres De Trinitate et le De synodis ; mais du reste les indications dogmatiques abondent aussi dans les autres, et l’on n’en doit négliger aucun.
En saint Ambroise (évêque en 374, † 397) nous retrouvons encore l’influence grecque, mais contrebalancée par le tempérament latin le plus prononcé. Devenu évêque, Ambroise a gardé le sens et l’allure de sa précédente charge consulaire. C’est avant tout un homme de gouvernement, un pasteur, un conducteur d’âmes, un administrateur de la république chrétienne, un prélat qui parle d’autorité. Très doux d’ailleurs et de sentiments très modestes, il incarne en soi une Église qui a pris conscience de sa force, et qui, le paganisme vaincu, n’aspire plus seulement à vivre, mais à prendre la direction morale des peuples. Comme exégète, il s’est formé à l’école de saint Basile, avec qui il correspond et qu’il admire, et aussi à celle de saint Hilaire, de saint Hippolyte, d’Origène, de Philon même qu’il imite et qu’il transpose. C’est dire que l’allégorie tient, à côté de l’exhortation, une large place dans ses commentaires. Sa théologie offre un caractère analogue. On y trouve des théories sur le mal, des remarques précises sur le sens des définitions de Nicée, des envolées mystiques sur la virginité, sur l’âme épouse de Dieu, qui lui viennent bien des grecs ; mais où le romain se révèle, c’est dans l’attention donnée aux questions de conduite pratique, d’ascétisme réglé, de discipline, de gouvernement intérieur de la communauté. On sent bien que son cœur est là, et qu’il bornerait volontiers la théologie à n’être qu’un grand catéchisme. On peut dire qu’aucun de ses ouvrages n’a pour le dogme d’importance capitale : ils ne l’ont point fait avancer ; mais ils sont très représentatifs de cette spéculation sereine où se complaisait le bon sens latin, et qui donnait pleine satisfaction aux meilleurs esprits.
De saint Jérôme on sait qu’il a été un grand érudit et un grand exégète, plus remarquable par ses travaux de critique textuelle et de géographie scripturaire que par ses commentaires proprement dits ; on ne saurait dire qu’il a été grand théologien. « Il ne s’est jamais livré à des méditations personnelles sur les dogmes… et si l’intérêt d’un système se mesurait à la puissance de conception qu’il accuse, la théologie de saint Jérôme n’en offrirait aucun ». Il a bataillé cependant à l’occasion pour l’orthodoxie contre Helvidius, contre Jovinien, contre Vigilance, contre les lucifériens, contre les origénistes, contre les pélagiens. Mais dans toutes ces occasions, il a pris la doctrine toute faite, telle que l’église de Rome la lui présentait : il ne l’a pas faite sienne en la pensant à nouveau. Joignez que son érudition lui joue parfois de mauvais tours, et que, à force de lire tout ce qui lui vient à la main, bon ou douteux, il ne sait à quoi s’arrêter dès que l’enseignement exprès de l’Église lui manque. Ecrivain d’ailleurs original, plein de saveur, de mouvement et de vie, celui qui, de tous les auteurs de l’Église latine, a le plus étroitement uni en lui la forme classique et le tour personnel de l’expression et de l’idée.
Saint Hilaire, saint Ambroise et saint Jérôme sont, comme nous l’avons dit, les trois. personnages de l’église latine qui attirent d’abord l’attention au ive siècle ; mais, à côté d’eux, il en est d’autres, et de considérables encore, dont l’étude importe à l’histoire des doctrines chrétiennes. Au moment à peu près où saint Hilaire, victime de sa foi nicéenne, partait pour l’exil, un rhéteur fameux se convertissait à Rome qui devait, lui aussi et immédiatement (de 355 à 360 probablement), écrire contre l’arianisme, et surtout essayer d’une fusion intime entre les doctrines néoplatoniciennes et les enseignements de l’Église sur Dieu et le Logos. C’était C. Marius Victorinus, désigné généralement sous le nom de Victorinus Afer, de sa patrie d’origine. Philosophe profond et polémiste vigoureux, Victorin manie avec force et alternativement l’arme des Écritures et celle de la raison ; il a en sa dialectique une confiance absolue, et en pousse jusqu’au bout, jusqu’à l’excès, l’application dans le domaine de la foi. Mais il ne possède, du reste, du christianisme qu’une connaissance médiocre, et le caractère néoplatonicien de ses ouvrages, qui fit d’abord leur succès, contribua plus tard à en détourner les lecteurs. Saint Jérôme déjà se plaignait qu’ils fussent obscurs ; ils le sont bien davantage pour nous, à qui ils ne sont parvenus que par des manuscrits fautifs et qui ne sommes plus familiers avec la philosophie qu’ils supposent.
Les ariens trouvèrent encore un adversaire dans l’évêque d’Agen Phebadius, auteur, après 357, de plusieurs ouvrages dirigés contre eux, et dans le prêtre luciférien Faustin qui composa, vers 384, à la prière de l’impératrice Flacilla, un De Trinitate. Ils en eurent un autre encore, combattant plus particulièrement l’erreur sur le Saint-Esprit, dans l’évêque de Remesiana en Dacie, Niceta, l’ami de saint Paulin de Nole. Mais Niceta est moins un polémiste qu’un catéchiste. Il est connu surtout par son interprétation du symbole, écrite vers 375, et, à ce point de vue, il vaut mieux le rapprocher soit de Rufin d’Aquilée, auteur lui aussi d’un commentaire sur le symbole, soit de Zénon de Vérone (évêque de 362 à 380), pasteur comme Niceta et s’occupant d’édifier son peuple, soit enfin de l’évêque de Barcelone, saint Pacien (évêque vers 360-390), dont il reste sur le baptême et sur la pénitence des écrits intéressants et pleins de vie.
A saint Ambroise on a longtemps attribué un De sacramentis important, que certains critiques (Bardenhewer) retardent jusqu’au ve ou au vie siècle, mais que d’autres (Duchesne, Batiffol) maintiennent aux environs de l’an 400, et qui appartient bien en tout cas au cercle de l’église de Milan. Le commentaire sur les épîtres de saint Paul, cité sous le nom d’Ambrosiaster, n’est pas non plus de l’évêque de Milan : il est très probablement du juif, converti d’abord puis relaps, Isaac, qui écrivait sous le pontificat de Damase (366-384), et qui est l’auteur encore des Quaestiones Veteris et Novi Testamenti que l’on trouve parmi les œuvres de saint Augustin.
Je ne nommerai guère que pour mémoire Julius Firmicus Maternus dont le livre De errore profanarum religionum, écrit vers 347, offre plus d’intérêt pour l’histoire que pour la théologie. Prudence, de son côté, a consacré toute une partie de ses poèmes (404-405) à combattre le paganisme et l’hérésie, et l’on a voulu voir notamment dans son Apothéose et son Hamartigénie une réfutation voilée, mais non équivoque, du priscillianisme. L’histoire des dogmes n’a que fort peu à glaner dans ces compositions. Il en va tout autrement du livre de saint Optat De schismate donatistarum (370-385). Dans la littérature du ive siècle l’évêque de Milève reste presque un isolé : par le sujet qu’il traite c’est à saint Augustin qu’il se rattache plus qu’à ses contemporains, et c’est pourquoi je l’ai nommé le dernier ; mais d’ailleurs il est, dans la théologie de-l’église et des sacrements, un initiateur dont les idées doivent être étudiées de près. Il n’a pas combattu le donatisme seulement par l’histoire et les faits : il lui a opposé une doctrine dont celle de l’évêque d’Hippone n’est qu’un développement, et dont l’avenir devait un jour consacrer les principes.
Essayons, au moyen de ces auteurs, de nous représenter ce qu’était la théologie latine au ive siècle.
[Édit. C. Ziwsa, Vindob., 4593. v. P. Monceaux, Hist. litt. de l’Afr. chr., V, 1920. — Il faudrait aussi nommer Lucifer de Cagliari et son disciple Grégoire d’Elvire dont les opinions sur l’Église rappellent le rigorisme de Novatien. D. Wilmart a démontré que Grégoire est le véritable auteur des Tractatus Origenis édités par Mgr Batiffol. V. le premier volume de cette histoire, 6e édition, p. 357-362.]