(Été 1536)
Un voyageur arrive à Genève – Farel et Calvin – Farel veut le fixer à Genève –Objections de Calvin – Ardeur de Farel – Imprécation – Le coup de foudre – Le grand souvenir – Voyage à Bâle – Retour – La vocation de Calvin – Un faux pas – Une excuse – Le règne de la conscience – Plutôt périr que céder – Calvin discerne l’erreur – L’Eglise une et vivante se forme – Arrêté du conseil
Un soir du mois de juillet 1536, une voiture de France arriva à Genève. Il en descendait un homme jeune encore, petit, maigre, le visage pâle, la barbe noire et pointue, d’une organisation débile, ayant l’air un peu miné par l’étude, mais dont le front haut, l’œil vif et sévère, les traits réguliers et expressifs indiquaient un esprit profond, une âme élevée, un caractère indomptable. Son intention était de passer par Genève légèrement, sans s’arrêter plus d’une nuit en la villea. Avec lui se trouvaient aussi un homme et une femme à peu près du même âge. Ces trois voyageurs appartenaient à la même famille ; ils étaient frères et sœur. Le principal d’entre eux, depuis longtemps habitué à ne pas se mettre en avant, désirait fort traverser Genève incognito. Il demandait une hôtellerie où il pût passer la nuit ; sa voix était douce et sa manière attrayante. Il n’arrivait guère alors une voiture de France à Genève, sans que quelques Genevois, ou du moins quelques Français réfugiés l’entourassent aussitôt, car elle pouvait amener de nouveaux fugitifs, obligés de chercher une contrée où ils fussent libres de professer la doctrine du Christ. Un jeune Français, alors ami et disciple du voyageur, qui s’était rendu au lieu où la voiture de France arrivait, afin de voir si elle amenait quelqu’un de sa connaissance, reconnut l’homme à l’œil vif et le conduisit à l’hôtellerie. Le voyageur était Jean Calvin, et son ami était Louis Du Tillet, ancien chanoine d’Angoulême, compagnon de Calvin pendant son voyage en Italie. De Strasbourg, où il avait été attendre Calvin, il s’était rendu à Genève, sans doute parce qu’il pensait que la guerre entre François Ier et Charles-Quint obligerait son ami à faire un détour et à passer par la Bresse et la vallée du Léman. C’était en effet ce qui était arrivé.
a – Préface du Commentaire sur les Psaumes.
Calvin, qui venait à Genève sans dessein et même contre son gré, s’étant assis dans sa chambre, en son hôtellerie, avec Du Tillet, la conversation s’engagea naturellement sur la ville, inconnue du réformateur, où il se trouvait alors. Il apprit, soit de cet ami, soit d’autres plus tard, ce dont il avait sans doute déjà quelque connaissance, savoir que peu auparavant la papauté en avait été chassée ; que le zèle, les combats, les épreuves, les travaux évangéliques de Guillaume Farel étaient incessants ; mais que pourtant les choses n’étaient point encore « dressées en leur forme dans cette ville, » qu’il y avait des divisions dangereuses, et que Farel y était presque seul pour faire triompher l’Évangile. Calvin respectait Farel depuis longtemps, comme le plus zélé des évangélistes, mais il ne paraît pas qu’il l’eût jamais rencontré. Du Tillet ne put garder pour lui la nouvelle de l’arrivée de son ami, et en quittant Calvin il se rendit chez maître Guillaume. « Après m’avoir découvert, il me fit connaître aux autresb, » dit Calvin.
b – Préface des Psaumes. Dans le latin : « Statim fecit ut innotescerem. »
Farel, qui avait lu l’Institution chrétienne, avait reconnu dans l’auteur de cet écrit l’esprit le plus éminent, le théologien le plus scripturaire, l’écrivain le plus éloquent du siècle. Aussi, la pensée que cet homme extraordinaire était à Genève, qu’il pouvait le voir, l’entendre, l’émut et le ravit. Il se hâta de se rendre à l’hôtellerie et entra en conversation avec le jeune théologien. Tout le confirma dans l’opinion qu’il avait de lui. Il cherchait depuis longtemps un serviteur de Dieu qui l’aidât ; il n’avait jamais pensé à Calvin. Mais à cette heure un éclair illumine son esprit, une voix intérieure lui dit : « C’est l’homme de Dieu que tu demandes ! Au moment où j’y pensais le moins, dit-il, la grâce de Dieu me le fit rencontrer. » — Dès lors point d’hésitation, point de délai !… « Farel, dit Calvin, qui brûlait d’un merveilleux zèle d’avancer l’Évangile, fit tous ses efforts pour me retenirc. »
c – Lettre à Chr. Fabri, du 6 juin 1561.
Réussirait-il ? Jamais peut-être un homme ne fut, comme Calvin, placé dans la position qu’il occupa toute sa vie, non seulement sans son concours, mais encore contre sa volonté. — « Restez, lui dit Farel ; aidez-moi ; il y a à faire pour vous dans cette ville ! — Calvin étonné, répondit : Excusez-moi, je ne puis m’arrêter ici plus d’une nuit. — Et pourquoi chercher ailleurs ce qui s’offre maintenant à vous ? s’écria Farel ; pourquoi vous refuser à édifier l’Église de Genève par votre foi, votre zèle, votre savoir ? » — Ces discours étaient inutiles ; entreprendre une si grande tâche semblait impossible à Calvin. « Mais Farel, animé d’un esprit héroïque, » dit Théodore de Bèze, ne se laissa point décourager ; il représenta au jeune docteur que la Réformation avait été miraculeusement établie dans Genève, qu’elle ne devait donc pas y être lâchement abandonnée ; que s’il ne prenait dans ce travail la part qui lui était offerte, l’œuvre périrait peut-être, et il serait la cause de la ruine de cette Églised. Calvin ne pouvait se décider ; il ne voulait pas se lier à une Église particulière ; il dit à son nouvel ami qu’il préférait voyager pour apprendre, et se rendre utile dans les lieux où il s’arrêterait. « Regardez d’abord au lieu où vous êtes, lui répondit Farel ; la papauté en a été bannie ; les traditions y ont été abolies ; il faut que la doctrine des Écritures y soit maintenant enseignée. — Je ne puis enseigner, s’écria Calvin ; j’ai besoin, au contraire, d’apprendre. J’ai des travaux particuliers, pour lesquels je veux me réserver ; la cité où nous sommes ne saurait m’offrir les loisirs dont j’ai besoin. »
d – Th. de Bèze, Vie de Calvin.
Il exposait son plan ; il voulait aller à Strasbourg, près de Bucer et de Capiton, puis se mettre en rapport avec les autres docteurs de l’Allemagne, et accroître son savoir par de constantes études. — Des études ! dit Farel, des loisirs, du savoir !… Eh quoi ! ne faut-il donc pas agir ? Je succombe à la peine… De grâce, secourez-moi ! » Le jeune docteur avait encore d’autres raisons. Sa constitution était faible. « Ma santé chancelante, dit-il, a besoin de repos. — Du repos ! s’écria Farel, c’est la mort seule qui permet aux chevaliers de Christ de se reposer de leurs labeurs. » Calvin, certes, ne prétendait pas ne rien faire. Il travaillerait, mais chacun travaille selon le don qu’il a reçu ; il défendrait donc la Réforme, non par des actions, mais par des écritse.
e – Calvin, Préface des Psaumes.
Le réformateur n’avait pas encore dit toute sa pensée. Ce n’était pas seulement l’œuvre qu’on lui demandait d’entreprendre qui l’effrayait, c’était aussi le lieu dans lequel il devait la poursuivre. Il ne se sentait pas assez fort pour soutenir le combat qu’il faudrait y livrer. Il craignait de paraître devant les assemblées de Genève. On parlait beaucoup de la violence, des tumultes, de l’esprit indomptable des Genevois ; cela l’intimidait, l’effrayait. A quoi Farel répondait, « que tant plus la maladie est grave, tant plus faut-il s’employer à la guérir. » Les Genevois crient, il est vrai, ils s’élèvent comme un vent de tempête. Mais est-ce là une raison pour le laisser seul, lui, à soutenir ces furieux orages ? « Je vous en supplie, disait l’intrépide évangéliste, prenez-en votre part ! Ces affaires sont plus dures que la mort. » Le fardeau était trop pesant pour ses épaules, il fallait qu’un plus jeune lui prêtât les siennes. Mais le jeune homme de Noyon s’étonnait que ce fût à lui qu’on pensât. « Je suis timide, moi, pusillanime de ma nature, disait-il ; comment pourrais-je soutenir des flots tant impétueuxf ? » Alors Farel ne put contenir un sentiment de colère et presque de mépris : « Les serviteurs de Jésus-Christ, s’écria-t-il, doivent-ils être si délicats que la guerre leur fasse peurg ? » — Ce coup émut l’âme du jeune réformateur. Lui, avoir peur ! préférer ses aises au service du Sauveur !… Sa conscience fut troublée ; son âme était violemment agitée. Toutefois, sa grande humilité l’arrêtait encore ; il avait un profond sentiment de son incapacité pour le genre de travail qu’on voulait lui faire prendre. « Je vous en prie, s’écria-t-il, au nom de Dieu, ayez pitié de moi ! laissez-moi le servir autrement que vous ne l’entendez. »
f – Calvin, Préface des Psaumes.
g – Th. de Bèze, Vie de Calvin.
Farel, voyant que ni les prières ni les exhortations ne pouvaient rien sur Calvin, lui rappela un exemple effrayant d’une désobéissance semblable à la sienne. « Jonas aussi, dit-il, voulut s’enfuir de devant l’appel de l’Éternel, mais l’Éternel le jeta à la mer. » La lutte devint alors plus vive dans l’âme du jeune docteur. Il éprouvait de violentes secousses, comme un chêne qui est assailli par l’orage ; il pliait et se relevait, mais bientôt un dernier coup de vent, plus impétueux que tous les autres, allait le déraciner. L’émotion du plus âgé des deux interlocuteurs s’était accrue de moment en moment, en même temps que celle du plus jeune. Le cœur de Farel était échauffé au dedans de lui. En cet instant suprême, se sentant comme saisi par l’Esprit de Dieu, il leva la main vers le ciel et s’écria : « Tu ne penses qu’à ta tranquillité, tu ne te soucies que de tes études… Eh bien, au nom du Dieu tout-puissant, je t’annonce que si tu ne réponds pas à son appel, il ne bénira pas tes desseins !… » Alors, comprenant que c’était le moment de la crise, il joignit à cette déclaration une adjuration épouvantable ; il en vint même jusqu’à une imprécation. Fixant sur le jeune homme son œil de feu, et mettant les mains sur la tête de sa victime, il s’écria de sa voix de tonnerre : Que Dieu maudisse ton repos ! que Dieu maudisse tes études, si en une si grande nécessité tu te retires et te refuses de donner aide et secours ! »
A ces mots, le jeune docteur, que Farel tenait depuis quelque temps comme sur la roue, tressaillit. Il tremblait de tous ses membres ; il sentait que Farel ne parlait pas de lui-même ; Dieu était là ; la sainteté de la présence de l’Eternel s’emparait fortement de son esprit ; il voyait Celui qui est invisible. Il lui sembla, dit-il, que la main de Dieu descendait du ciel, qu’elle le saisissait, et qu’elle le fixait irrévocablement à la place qu’il était si impatient de quitterh. » Il ne pouvait se dégager de cette terrible étreinte. Changé en statue, comme la femme de Lot, quand elle regrettait sa tranquille demeure, Calvin était immobile et atterré. Enfin il releva la tête ; la paix revenait dans son âme ; il s’était rendu ; il avait sacrifié ses études qui lui étaient si chères ; il avait mis son Isaac sur l’autel, et consentait à perdre sa vie pour la sauver. Sa conscience, convaincue, lui fit tout surmonter pour obéir. Cette âme si sincère, si fidèle, se donna, et se donna pour toujours. Voyant que ce qu’on lui demandait était selon Dieu, dit Farel, il se fit violence. Et il a plus fait, ajoute-t-il, et plus promptement, que personne n’eût fait.
h – « Ac si Deum violentem mihi e cœlo manum injiceret. » (Calvin.)
Cet appel de Calvin dans Genève est peut-être, après celui de saint Paul, le plus remarquable qui se trouve dans l’histoire de l’Église. Il ne fut pas miraculeux, comme celui de l’Apôtre sur la route de Damas ; et pourtant il y avait eu aussi là, dans la chambre de cette hôtellerie, un éclair, un coup de foudre ; la voix que Christ faisait retentir dans son cœur pour abattre son obstination, avait rendu Calvin éperdu, elle l’avait anéanti comme si véritablement un tonnerre l’avait frappé du ciel. Son cœur avait été percé ; il avait fléchi avec humilité ; et presque étendu en terre, il avait senti qu’il ne devait plus batailler contre Dieu et regimber contre l’aiguillon. En même temps la confiance en Dieu remplissait son âme. Il comprenait que celui qui lui faisait sentir ses piqûresi, avait un souverain remède, propre à guérir toutes ses plaies. Dieu n’a-t-il pas dit : « Remets ta voie sur l’Éternel et t’assure en lui, et il agira ? » Le jeune homme ne voulait plus s’emporter comme un coursier fougueux, mais, semblable à un cheval traitable, se laisser paisiblement gouverner sous la main de Dieuj. Calvin se livra au Seigneur, plein de confiance et d’amour.
i – Expression de Calvin.
j – Expression de Calvin.
Dès lors la propagation et la défense de la vérité devinrent l’unique passion de sa vie et il leur consacra toute la puissance de son âme. Il eut encore, après cette heure solennelle, à soutenir grande sollicitude, dit-il, tristesse, larmes et détresses. » Mais sa résolution était prise. Il n’était plus à lui-même, mais à Dieu. « En tout et partout, il se rangerait pleinement sous son obéissance. » Il n’oublia jamais l’adjuration épouvantable dont s’était servi Farel. Ce n’était pas lui, pensait-il, qui s’était mis à la place qu’il occupait ; il y avait été mis par le bras de l’Éternel. Aussi, quand il rencontrait des obstacles, il se rappelait la main descendant du ciel, » et connaissant sa souveraine puissance, il prenait courage.
Le réformateur ne s’arrêta pourtant point alors à Genève. En quittant la France, il s’était engagé à accompagner à Bâle un de ses parents, nommé Artois. Pendant quelques jours les frères de Genève se refusèrent à le laisser aller. A la fin, voyant que Calvin était décidé, ils se bornèrent à extorquer de lui, dit-il, l’engagement de revenir. Puis il partit pour Bâle avec son parent. En route, nouvelles importunités ; les Églises, que l’auteur de l’Institution chrétienne salue dans son voyage, veulent le retenirk ; est-ce de Lausanne, de Neuchâtel, de Berne qu’il s’agit, ou plutôt de nouvelles petites Églises, sur les instances desquelles Calvin, au moment de son départ, n’avait pu compter ? Il est difficile de prononcer. Enfin Calvin arriva à Bâle, et y ayant fait ce qu’il avait à faire, il reprit la route de Genève, probablement dans la seconde quinzaine d’août. Mais à peine y est-il arrivé que sa frêle santé fut ébranlée, un violent catarrhe le saisit, il en fut malade pendant neuf jours.
k – In ipso itinere Ecclesias multas offendo quibus immorari aliquantisper rogor. » (Calvin à Daniel, du 13 octobre 1536. Offenda doit être pris ici dans le sens de rencontrer plutôt que de blesser. — Voir Cicero Fam., II, p. 3.)
Calvin, relevé de son indisposition, se mit aussitôt à l’œuvre pour laquelle on l’avait retenu. Comme il devait avoir des auditeurs nombreux, hommes, femmes, jeunes gens, vieillards, Genevois et étrangers, on lui assigna pour salle la cathédrale de Saint-Pierre. C’était dans ce vaste édifice, où les heures canoniales avaient été si souvent chantées, que Calvin allait inaugurer le règne de la sainte Écriture. Les portes de Saint-Pierre s’ouvrirent ; le chétif, humble, mais puissant docteur, en franchit l’entrée gothique ; une grande foule pénétra avec lui dans la nef, dont la majestueuse grandeur semblait si bien en harmonie avec l’enseignement nouveau qui allait s’y faire entendre ; et bientôt sa voix retentit sous ces antiques voûtes.
Calvin, venant après Luther et Farel, était appelé à compléter l’œuvre de l’un et de l’autre. Le grand Luther, auquel appartiendra toujours la première place dans l’œuvre de la Réformation, avait prononcé avec puissance les paroles de la foi ; Calvin devait les coordonner et montrer l’imposante unité de la doctrine évangélique. L’ardent Farel, le missionnaire le plus actif de cette époque, avait détaché les hommes de l’erreur romaine, et en avait uni plusieurs à Christ, mais sans les grouper ; Calvin devait réunir ces membres épars et constituer l’assemblée. Doué d’un génie organisateur, il accomplit la tâche que Dieu lui avait assignée ; il entreprit de former une Église placée sous la direction de la Parole de Dieu et sous la discipline du Saint-Esprit. Selon lui, en effet, ce ne doit être ni comme à Rome l’institution hiérarchique d’une religion légale ; ni comme chez les mystiques, un vague idéal ; ni comme chez les rationalistes, une société intellectuelle, morale, mais sans vie religieuse. Il est dit de la Parole qui était Dieu et qui a été faite chair : « En elle était la vie. » La vie devait donc être le caractère essentiel du peuple qu’elle devait former. Des puissances spirituelles devaient, selon Calvin, agir au milieu du troupeau de Jésus-Christ. Ce n’était pas seulement des idées que le Seigneur communiquait à ses disciples, c’était une vie divine. Au règne de Christ, disait-il, il n’y a que le nouvel homme, dont il faille faire cas. »
Et ce n’est pas ici une simple théorie. Il faut à Calvin la pratique. Ne se contentant pas de la Réformation de la foi, il combattra cette décadence de la morale, qui depuis longtemps remplissait de désordres les cours, les villes et les couvents. Il demandera la conversion du cœur, et la sainteté de la vie ; il interdira le luxe, l’ivrognerie, le blasphème, l’impureté, les masques, les jeux de hasard, que l’Église romaine avait tolérés.
Cette rigueur de la discipline du réformateur est ce qui lui a attiré les plus vifs reproches. Il faut le reconnaître ; si Calvin a fait un faux pas, c’est ici qu’il faut le placer. Il accorda à l’homme, au magistrat, un trop grand rôle dans la correction des mœurs et de la doctrine ; l’intervention de l’État dans la discipline de l’Église troubla dans le seizième siècle l’action seule vraiment salutaire de l’Esprit de Dieu. Calvin nettoya avec une eau pure la vaisselle du sanctuaire ; mais il y laissa une tache, l’emploi du bras civil. Cependant il ne faut pas le charger au delà de ce que la justice comporte. Il dut subir ce rôle du pouvoir temporel, bien plus qu’il le provoqua. Le gouvernement genevois s’était mis dès 1532 en lieu et place de l’évêque. Nous l’avons vu ordonner alors de prêcher l’Évangile, sans y mêler des doctrines humaines. Plus tard, il organisa la grande dispute demandée par Bernard et s’en établit le juge. N’alla-t-il pas même jusqu’à lever, pour les gens de Thiez, l’excommunication prononcée par l’évêque ? Nous avons raconté ailleurs comment dans les cantons suisses et surtout à Zurich et à Berne le magistrat faisait de même. Ce fut de la puissance temporelle que l’intervention de l’autorité temporelle provint. Le Conseil de Genève n’entendait pas qu’un ministre étranger, ce jeune homme de Noyon, lui enlevât des prérogatives auxquelles il tenait fort. Il réclamait, pour le régler par ses ordonnances, à peu près tout : depuis ce qu’il y a de plus élevé, la profession de la foi, l’organisation du culte, le gouvernement de l’Église, — jusqu’aux costumes des dames. Calvin protesta souvent contre ces prétentions et toute sa vie fut à ce sujet une longue lutte. Loin d’inculper le réformateur pour certains règlements qu’il fut obligé d’admettre, il faudrait le louer pour la fermeté avec laquelle il soutint, plus qu’aucun autre docteur du seizième siècle, le grand principe de la distinction du temporel et du spirituell.
l – M. A. Roget a mis en avant, sur ce sujet, des vues justes et des faits authentiques dans son écrit intitulé : L’Église et l’État à Genève, du vivant de Calvin.
Mais il contribua plus fortement encore par ses enseignements directs à répandre dans les nouvelles générations les semences d’une vraie et sage liberté. Sans doute, les sources de la civilisation moderne sont multiples. Beaucoup d’hommes de vocation et de génie divers ont travaillé à cette grande œuvre ; mais il est juste de reconnaître la place que Calvin occupe parmi eux. La pureté, la force de sa morale était le moyen le plus puissant pour faire échapper l’homme, les peuples, aux abus qui s’étaient partout introduits, aux vexations despotiques sous lesquelles ils gémissaient. Un peuple faible dans la morale est facilement asservi. Mais il fit plus. Que de grandes vérités, d’importants principes, Calvin n’a-t-il pas mis en lumière. Il attaqua sans crainte cette papauté, où toute liberté est oppriméem qui pendant tant de siècles avait tenu l’esprit humain en prison, et il rompit les chaînes qui, aboutissant au Vatican, liaient partout la pensée humaine. Il affirma hautement qu’il y a une distinction toute évidente entre le gouvernement spirituel et le politique ou civiln. » Il appela les laïques fidèles à prendre part au gouvernement de l’Église et demanda que le peuple levât les mains pour déclarer quel ministre, quel ancien il voulait avoiro. Il fit plus ; le but de toute sa vie fut de restaurer le règne de la conscience. Il s’efforça de rétablir dans l’homme l’empire de Dieu ; et il y parvint, non seulement pour plusieurs esprits éminents, mais encore pour un grand nombre d’hommes obscurs. Or, ce furent ces hommes qui décidés à obéir avant tout à Dieu, surent résister aux instruments du pape, aux Valois, aux Philippe II, aux Albe, et à leurs imitateurs. En maintenant leur liberté quant à la foi, ces nobles disciples de l’Évangile, les Knox, les Marnix de Sainte-Aldegonde et une multitude d’autres héros chrétiens apprirent à la maintenir, quant à des biens terrestresp. Telle fut la principale porte par laquelle les diverses libertés sont entrées dans le monde.
m – Calvin, Institution chrétienne, liv. IV, ch. 7.
n – Calvin, Institution chrétienne, liv. IV, ch. 20.
o – Ibid., ch. III.
p – « Quel a été le principe de notre force ? » a dit naguère en Hollande une voix éloquente. « Le voici : il est dans notre origine. Nous sommes issus de la Genève de Calvin. » (La Hollande et l’influence de Calvin, par M. Groen van Prinsterer, conseiller d’État. La Haye, 1864.)
Calvin ne s’en tient pas à des théories, il se prononce franchement contre le despotisme des rois et le despotisme des peuples. Il déclare que « si des princes usurpent quelque chose de l’autorité de Dieu, il ne faut pas leur obéirq ; » que si les peuples se livrent aux actes d’une violence insensée, il faut plutôt périr que de s’y soumettre. « Vous n’êtes point armés de Dieu, dit-il, pour résister à ceux qui sont établis de lui comme gouverneurs. Vous ne pouvez attendre qu’il vous garantisse, si vous entreprenez ce qu’il désavouer. » Calvin enseigna aux hommes à aimer des biens si grands qu’il vaut mieux mourir que de se les laisser enlever. « L’honneur de Dieu, dit-il, est plus précieux que votre vie. » Et dès lors, on voit dans les Pays-Bas et ailleurs, ceux qui ont appris à Genève à maintenir libre le for de la conscience, prendre tant de goût à la liberté, qu’ils la réclament aussi pour le for extérieur, la recherchent pour eux et s’efforcent de la donner à d’autres. La liberté religieuse a été et est encore la mère de toutes les libertés ; mais nous voyons de nos jours un spectacle étrange. Plusieurs de ceux qui doivent leur émancipation en partie à Calvin, n’en ont pas gardé la mémoire, et quelques-uns d’entre eux jettent outrageusement de la boue à la noble figure qui les a rendus libres.
q – Calvin, Comment. sur Matthieu 22.21.
r – Ceci s’adressait à ceux qui excitaient les protestants de France à des actes de violence. Voir lettre de Calvin à l’Église d’Angers, avril 1556, et autres lettres.
Toutefois, l’établissement des libertés temporelles ne fut point le but du réformateur ; elles découlèrent seulement de ses principes, comme l’eau sort de la source. Proclamer le salut de Dieu, établir le droit de Dieu, voilà à quoi il consacra sa vie. Cette œuvre, il la poursuivra avec une inébranlable fermeté. Il connaît la résistance que l’homme lui opposera ; mais n’importe, elle n’arrêtera pas sa marche. Il renversera les murailles, il franchira les abîmes, il foulera aux pieds sans broncher les doctrines qu’il sait opposées à la gloire de Dieu et au bien de l’homme. Calvin a l’œil juste, pénétrant, sûr, et son regard embrasse tout un vaste horizon. Il ne résiste pas seulement à l’ennemi principal, la papauté, il s’oppose généreusement à ceux qui ont l’air d’être des siens et de vouloir l’appuyer ; il n’y a en lui point d’acception de personnes. Il discerne, cachées sous le voile de la Réforme, de graves et multiples erreurs, qui détruiraient par la base l’édifice à l’érection duquel ceux qui les enseignent prétendent donner la main. Tandis que plusieurs se laissent surprendre, il découvre la nuée qui monte de la mer ; il voit que les cieux vont s’obscurcir et se remplir de vents, de tonnerres et de pluie. A la vue de ces tempêtes, il ne courbe ni ne cache sa tête ; il la relève au contraire courageusement : « Nous sommes appelés, dit-il, à combats difficiles ; mais loin de nous étonner et de devenir timides, nous prenons courage et engageons notre propre personne dans une lutte mortelle. »
Cet homme de petite taille avait étonné d’abord par son air de jeunesse et par la faiblesse de sa constitution ; mais à peine a-t-il parlé qu’il s’élève aux yeux de ceux qui l’entourent. Il grandit, il domine. Chacun devine en lui une de ces puissantes intelligences qui entraînent les peuples, qui gagnent les batailles, qui fondent les empires, qui découvrent les mondes, qui réforment la religion et transforment la société.
Calvin enseigne dans Genève, il écrit au dehors. Et bientôt on voit se former quelque chose de nouveau dans le monde. Une grande œuvre avait été commencée par l’héroïque Luther ; celui-ci reçoit un successeur digne de lui pour la compléter. Calvin donne à la Réforme ce que le pape prétend qu’elle n’a pas. Il se fait un son, il se fait un mouvement, des os s’approchent l’un de l’autre. L’Esprit arrive des quatre vents, les morts vivent, une armée extrêmement grande se tient sur ses pieds. L’Église de Christ a reparu sur la terre. Du sein de cette petite cité retentit la parole de vie. La France, la Suisse, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Ecosse, d’autres pays encore l’entendent. Plus tard, portée par de pieux réfugiés ou de fidèles missionnaires, cette même parole fera la gloire et la force du Nouveau-Monde. Elle ira visiter les îles et les continents les plus reculés ; elle remplira la terre de la connaissance de l’Éternel et rassemblera de plus en plus les familles dispersées des peuples, autour de la croix de Jésus-Christ, en une sainte et vivante unité.
Le 5 septembre 1536, le Conseil de Genève fit écrire dans ses registres publics ces mots : Maître Guillaume Farel expose que cette lecture, laquelle ce Français avait commencée à Saint-Pierre, était nécessaire ; c’est pourquoi il suppliait qu’on avisât de le retenir et qu’on pourvût à sa nourriture. Sur quoi on arrêta qu’on pourvoiroit à son entretien.
En effet, le 13 février 1537, on donna six écus au soleil, et plus tard un habit de drap, à ce François nouvellement arrivé, et dont il semble qu’on sût à peine le noms. Telles sont les modestes mentions faites du jeune homme dans les actes publics de la ville qui le recevait. Plus tard, ce nom a retenti dans le monde entier ; et de nos jours, un historien célèbre, impartial dans la question, puisqu’il n’appartient pas même aux Églises de la Réformation, a dit : « Pour que le protestantisme français (on pouvait dire simplement le protestantisme) eût son caractère et sa doctrine, il avait besoin d’une ville qui lui servit de centre et d’un chef qui devînt son organisateur. Cette ville fut Genève et ce chef fut Calvint. »
s – Registres du Conseil des 13 février 1537, 13 et 20 septembre 1541.
t – Mignet, La Réformation de Genève, p. 10.