Histoire de la Réformation du seizième siècle

11.5

Nouvelle opposition – Enlèvement d’Oexlin – La famille des Wirth – La populace au couvent d’Ittingen – La diète de Zoug – Les Wirth sont saisis et livrés à la diète – Condamnation

La Parole de Dieu ne pouvait envahir ainsi de vastes contrées, sans que ses triomphes remplissent d’indignation le pape dans son palais, les curés dans leurs presbytères et les magistrats suisses dans leurs conseils. Leur terreur augmentait chaque jour. Le peuple était consulté ; le peuple chrétien redevenait quelque chose dans l’Église chrétienne, et on en appelait à ses sympathies et à sa foi, au lieu d’en appeler aux décrets de la chancellerie romaine !… Une attaque aussi redoutable demandait une résistance plus formidable encore. Le 18 avril, le pape adressa un bref aux confédérés, et la diète assemblée à Zoug, au mois de juillet, cédant aux pressantes exhortations du pontife, envoya à Zurich, à Schaffouse, et à Appenzel, une députation chargée de déclarer à ces États la ferme résolution où elle était de détruire la nouvelle doctrine, et de poursuivre les adhérents dans leurs biens, dans leurs honneurs et même dans leur vie. Ce ne fut pas sans émotion que Zurich entendit cet avertissement ; mais on y répondit avec fermeté que, dans les choses de la foi, on n’obéirait qu’à la Parole de Dieu. A l’ouïe de cette réponse, Lucerne, Schwitz, Uri, Underwald, Fribourg et Zoug frémirent de colère, et, oubliant la réputation et la force que l’accession de Zurich avait jadis apportées à la confédération naissante, oubliant la préséance qui lui avait aussitôt été accordée, les serments simples et solennels, qui lui avaient été prêtés, et tant de victoires et de revers communs, ces États déclarèrent qu’ils ne siègeraient plus en diète avec Zurich. Ainsi en Suisse, comme en Allemagne, c’étaient les partisans de Rome qui rompaient les premiers l’unité fédérale. Mais des menaces, des ruptures d’alliance ne suffisaient pas encore. Le fanatisme des cantons demandait du sang ; et l’on vit bientôt avec quelles armes la papauté prétendait combattre la Parole de Dieu.

Un ami de Zwingle, l’excellent Oexlin, était pasteur à Burg, près de Stein, sur le Rhin. Le bailli Am-Berg, qui avait paru écouter avec joie l’Évangilel, voulant obtenir ce bailliage, avait promis aux hommes puissants de Schwitz de détruire la foi nouvelle. Oexlin, quoiqu’il n’appartînt pas à sa juridiction, était le premier contre qui il devait sévir.

l – Der war anfangs dem Evangelio günstig. (Bull. Chr. p. 180.)

Dans la nuit du 7 juillet 1524, on frappe vers minuit à la porte du pasteur ; on entre ; c’étaient les soldats du bailli ; ils se saisissent de lui et l’emmènent prisonnier, malgré ses cris. Oexlin, de son côté, croyant qu’on veut l’assassiner, crie au meurtre ; les habitants se lèvent effrayés, et bientôt il y a dans tout le village un affreux tumulte qui retentit jusqu’à Stein. La sentinelle qui se trouvait de garde au château de Hohenklingen, tire le canon d’alarme ; le tocsin sonne, et les habitants de Stein, de Stammheim et des lieux environnants sont en quelques moments debout, et s’informent, au milieu des ténèbres, de ce qui arrive dans le pays.

A Slammheim se trouvait le vice-bailli Wirth, dont les deux fils aînés, Adrien et Jean, jeunes prêtres pleins de piété et de courage, prêchaient avec entraînement l’Évangile. Jean surtout, rempli de foi, était prêt à donner sa vie pour celui qui l’avait sauvé. C’était une famille patriarcale. La mère, Anna, qui avait donné au bailli de nombreux enfants et les avait élevés dans la crainte de Dieu, était vénérée pour ses vertus dans toute cette contrée. A l’ouïe du tumulte de Burg, le père et les deux fils aînés sortent aussi de leur maison. Le père voit avec indignation que le bailli de Frauenfeld a fait un acte d’autorité contraire à la législation du pays. Les fils apprennent avec douleur que leur frère, leur ami, celui dont ils aiment à suivre les bons exemples, est enlevé comme un criminel. Chacun d’eux saisit une hallebarde, et malgré les craintes d’une épouse, d’une mère pleine de tendresse, le père et les deux fils se joignent à la troupe des bourgeois de Stein, décidés à délivrer leur pasteur. Malheureusement une foule de ces hommes sans aveu qui surgissent partout dès qu’il y a quelque trouble, se mettent aussi en marche ; on poursuit les sergents du bailli ; ceux-ci, entendant le tocsin et les cris d’alarme, précipitent leurs pas, traînent après eux leur victime et mettent bientôt la Thur entre eux et leurs adversaires.

Les gens de Stein et de Stammheim arrivés sur le bord de l’eau, et ne trouvant rien pour passer la rivière, s’arrêtèrent là, et résolurent d’envoyer une députation à Frauenfeld. « Ah ! disait le bailli Wirth, le pasteur de Stein nous est si cher, que je donnerais volontiers pour lui mes biens, ma liberté et jusqu’à mes propres entraillesm. » La populace, se trouvant près du couvent des chartreux d’Ittingen, qui passaient pour exciter la tyrannie du bailli Am-Berg, y entra et s’établit au réfectoire. Bientôt la tête tourna à ces misérables, et des scènes de désordre s’ensuivirent. Wirth les supplia, mais en vain, de sortir du couventn ; il courut risque d’être maltraité par eux. Son fils Adrien s’arrêta hors du cloître. Jean y entra ; mais, affligé de ce qu’il y vit, il en sortit aussitôto. Les paysans enivrés se mirent à parcourir les caves et les greniers, à briser les meubles et à brûler les livres.

m – Sunder die Kuttlen im Buch fur Im wagen. (Bull. Chr. p. 193.)

n – Und badt sy um Gottes willen uss dem Kloster zu gand. (Ibid. p. 183.)

o – Dan es Im leid was. (Ibid. p. 195.)

La nouvelle de ces désordres étant parvenue à Zurich, des députés du conseil accoururent et ordonnèrent aux ressortissants du canton de retourner dans leurs foyers, ce qui eut lieu. Mais une foule de Thurgoviens, attirés par le tumulte, s’installèrent dans le couvent, pour y faire bonne chère. Tout à coup le feu éclata sans qu’on sût comment, et le monastère fut réduit en cendres.

Cinq jours après, les députés des cantons se réunirent à Zoug. On n’entendait dans l’assemblée que des cris de vengeance et de mort. « Marchons à étendards déployés sur Stein et sur Stammheim, disait-on, et frappons de l’épée leurs habitants. » Le vice-bailli et ses deux fils étaient depuis longtemps, à cause de leur foi, les objets d’une haine particulière. « Si quelqu’un est coupable, dit le député de Zurich, il doit être puni, mais selon les lois de la justice et non par la violence. » Vadian, député de Saint-Gall, appuya cet avis. Alors l’avoyer Jean Hug, de Lucerne, ne se contenant plus, s’écria avec d’affreuses malédictionsp : « L’hérétique Zwingle est le père de toutes ces révoltes ; et toi, docteur de Saint-Gall, tu favorises son infâme cause, et tu l’aides à la faire triompher… Tu ne dois plus sièger parmi nous ! » Le député de Zoug s’efforça de rétablir la paix, mais en vain. Vadian sortit, et comme des gens du peuple en voulaient à sa vie, il quitta la ville en secret et arriva par des chemins détournés au couvent de Cappel.

p – Mit Fluchen und Wüten. (Bull. Chr. p. 184.)

Zurich, décidé à réprimer tout désordre, résolut de faire provisoirement saisir ceux que désignait la colère des confédérés. Wirth et ses fils étaient paisiblement à Stammheim. « Jamais les ennemis de Dieu ne pourront vaincre ses amis, » disait, du haut de la chaire, Adrien Wirth. On informa le père du sort qui l’attendait, et on le supplia de s’enfuir avec ses fils. « Non, dit-il ; me confiant en Dieu, je veux attendre les sergents. » Et quand les soldats se présentèrent chez lui : Messeigneurs de Zurich, dit-il, eussent pu s’épargner tant de peine : ils n’avaient qu’à m’envoyer un enfant, j’aurais obéiq. » Les trois Wirth furent conduits dans les prisons de Zurich. Rutiman, bailli de Nussbaum, partagea leur sort. On les examina avec soin, mais on ne trouva rien à reprendre dans la conduite qu’ils avaient tenue.

q – Dann hättind sy mir ein Kind geschikt. (Ibid. p. 186.)

Dès que les députés des cantons eurent appris l’emprisonnement de ces quatre citoyens, ils demandèrent qu’on les envoyât à Bade, et ils donnèrent ordre, en cas de refus, de marcher sur Zurich, afin de les enlever. « C’est à Zurich, répondirent les députés de cet État, qu’il appartient de connaître si ces hommes sont coupables ou non ; et nous n’avons trouvé aucune faute en eux. » Alors les députés des cantons s’écrièrent : « Voulez-vous nous les livrer ? Répondez oui ou non, rien de plus. » Deux députés de Zurich montèrent à cheval et se rendirent en toute hâte auprès de leurs commettants.

A leur arrivée, toute la ville fut dans une grande agitation. Si l’on refusait les prisonniers, les confédérés viendraient les chercher les armes à la main ; et si on les livrait… c’était consentir à leur mort. Les avis étaient partagés ; Zwingle se prononçait pour le refus. « Zurich, disait-il, doit demeurer fidèle à ses constitutions. » Enfin on crut avoir trouvé un terme moyen. « Nous vous remettrons les prisonniers, dit-on à la diète, mais à condition que vous ne les examinerez que sur l’affaire d’Ittingen et non sur leur foi. » La diète accéda à cette proposition ; et le vendredi avant la Saint-Barthélemy (août 1524), les trois Wirth et leur ami, accompagnés de quatre conseillers d’État et de quelques hommes armés, sortirent de Zurich.

L’affliction était générale ; on prévoyait le sort qui attendait ces deux vieillards et ces deux jeunes hommes. On n’entendait sur leur passage que des sanglots. Hélas ! s’écrie un contemporain, quelle marche douloureuser ! » Les églises se remplirent. « Dieu, s’écria Zwingle, Dieu nous punira. Ah ! prions-le du moins de communiquer sa grâce à ces pauvres prisonniers et de les fortifier dans la fois. »

r – O weh! was elender Fahrt war das! Bern. Weyss. (Fussl. Beyt. IV. p. 56.)

s – Sy troste und in warem glouben starokte. (Bull. Chr. p. 188.)

Le vendredi soir, les accusés arrivèrent à Bade, où une foule immense les attendait. On les conduisit d’abord dans une auberge, puis à la prison. Ils avaient peine à avancer, tant le peuple les serrait de près pour les voir. Le père, qui marchait en tête, se tourna vers ses fils et leur dit avec douceur : « Voyez, mes chers enfants, nous sommes, comme le dit l’apôtre, des gens dévoués à la mort, servant de spectacle au monde, aux anges et aux hommes (1 Corinthiens 4.9). » Puis, apercevant dans la foule son ennemi mortel, le bailli Am-Berg, cause de tous ses malheurs, il alla à lui et lui tendit la main, bien que le bailli se détournât : « Dieu vit dans le ciel et il sait toutes choses, » dit-il avec calme, en lui serrant la sienne.

L’enquête commença le lendemain ; le bailli Wirth fut amené le premier. On le mit à la torture, sans respect pour son caractère et pour son âge ; mais il persista à déclarer qu’il était innocent du pillage et de l’incendie d’Ittingen. On l’accusa alors d’avoir détruit une image représentant sainte Anne… On ne put rien établir à la charge des autres prisonniers, si ce n’est qu’Adrien Wirth était marié et prêchait à la manière de Zwingle et de Luther ; et que Jean Wirth avait donné le saint sacrement à un malade sans cierge et sans sonnettet.

t – On Kerzen, Schellen und anders so bisshar geüpt ist. (Bull. Chr. p. 196.)

Mais plus leur innocence éclatait, plus augmentait la rage de leurs adversaires. Depuis le matin jusqu’à midi on fit subir une cruelle torture au vieillard ; ses larmes ne purent attendrir ses juges. Jean Wirth fut encore plus cruellement tourmenté. « Dis-nous, lui demandait-on au milieu de ses douleurs, d’où te vient ta foi hérétique ? Est-ce de Zwingle ou d’un autre ? » Et comme il s’écriait : « O Dieu miséricordieux et éternel, viens à mon aide et me console ! — Eh bien, lui dit un des députés, où est maintenant ton Christ ? » Quand Adrien parut, Sébastien de Stein, député de Berne, lui dit : « Jeune homme, dis-nous la vérité ; car, si tu refuses de la dire, je te jure par ma chevalerie que j’ai acquise dans les lieux mêmes où Dieu a souffert le martyre, que nous t’ouvrirons les veines l’une après l’autre. » Alors on attacha le jeune homme à une corde, et comme on le hissait en l’air : « Mon petit monsieur, lui dit Stein avec un sourire diabolique, voilà notre présent de nocesu, » faisant allusion au mariage du jeune ministre du Seigneur.

u – Alls man inn am folter seyl uffzog, sagt der zum Stein: Herrli, das ist die Gaab die wir üch zu üwer Hussfrowen schänckend. (Ibid. p. 190.)

L’instruction finie, les députés retournèrent dans leurs cantons pour faire leur rapport et ne revinrent qu’après quatre semaines. La femme du bailli, la mère des deux jeunes prêtres, se rendit à Bade, un enfant en bas âge dans les bras, pour intercéder auprès des juges. Jean Escher de Zurich l’accompagnait comme avocat. Voyant parmi les juges le landamman de Zoug, Jérôme Stocker, qui avait été bailli à deux reprises à Frauenfeld : « Landamman ! lui dit-il, vous connaissez le bailli Wirth, vous savez qu’il a été un honnête homme toute sa vie ? — Tu dis vrai, mon cher Escher, répondit Stocker, il n’a jamais fait de mal à personne ; concitoyens et étrangers ont toujours été accueillis avec bonté à sa table ; sa maison ressemblait à un couvent, à une auberge et à un hôpitalv. Aussi, s’il avait volé ou assassiné, je ferais tous mes efforts pour obtenir sa grâce. Mais puisqu’il a brûlé sainte Anne, la grand’mère du Christ, il faut qu’il meure !… — Dieu ait pitié de nous ! » s’écria Escher.

v – Sin Huss ist alwey gsin wie ein Kloster, Wirtshuss und Pitall. (Bull. Chr. p. 198.)

On ferma les portes ; c’était le 28 septembre, et les députés de Berne, de Lucerne, d’Uri, de Schwitz, d’Underwald, de Zoug, de Claris, de Fribourg et de Soleure, ayant procédé au jugement à huis clos, selon leur usage, condamnèrent à mort le bailli Wirth, son fils Jean, qui était le plus ferme dans sa foi et qui paraissait avoir entraîné les autres, et le bailli Rutiman. Ils accordèrent Adrien, le second des fils, aux pleurs de sa mère.

On se rendit à la tour pour chercher les prisonniers : « Mon fils, dit le père à Adrien, ne vengez jamais notre mort, bien que nous n’ayons pas mérité le supplice… » Adrien versa d’abondantes larmes. Mon frère, lui dit Jean, la croix de Christ doit toujours suivre sa Parolew. »

w – Doch allwäg das Crütz darbey. (Ibid.)

Après la lecture du jugement, on conduisit ces trois chrétiens en prison ; Jean Wirth marchait le premier, les deux vice baillis venaient après, et un vicaire les suivait. Comme ils passaient sur le pont du château, où se trouvait une chapelle consacrée à saint Joseph : Prosternez vous et invoquez les saints, » dit le prêtre aux deux vieillards. Jean Wirth, qui était en avant, se retournant à ces mots, s’écria : « Mon père, demeurez ferme. Vous savez qu’il n’y a qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, savoir Jésus Christ. — Certainement, mon fils, répondit le vieillard, et avec le secours de sa grâce, je lui demeurerai fidèle jusqu’à la fin. » Alors ils se mirent tous trois à prononcer la prière du Seigneur : « Notre père qui es aux cieux… » Puis ils passèrent le pont.

On les conduisit ensuite à l’échafaud. Jean Wirth, dont le cœur était rempli pour son père de la plus tendre sollicitude, lui fit ses adieux. Mon bien-aimé père, lui dit-il, désormais tu n’es plus mon père et je ne suis plus ton fils, mais nous sommes frères en Christ notre Seigneur, pour le nom duquel je dois endurer la mortx. Aujourd’hui, s’il plaît à Dieu, ô mon frère bien-aimé ! nous irons vers celui qui est notre père à tous. Ne crains rien. — Amen ! répondit le vieillard, et que le Dieu tout-puissant te bénisse, fils bien-aimé, et mon frère en Christ ! »

x – Furohin bist du nitt me min Vatter und ich din Sun, sondern wir sind Brüdern in Christo. (Bull. Chr. p. 204.)

Ainsi, sur le seuil de l’éternité, prenaient congé l’un de l’autre ce fils et ce père, en saluant les temps nouveaux où des liens éternels allaient les unir. La plupart de ceux qui les entouraient versaient des larmes abondantesy. Le bailli Rutiman priait en silence.

y – Des gnadens weyneten vil Lüthen herzlich. (Ibid.)

Tous trois ayant mis le genou en terre, « au nom de Christ » furent décapités.

La multitude, en voyant sur leurs corps les traces de la torture, témoigna hautement sa douleur. Les deux baillis laissaient vingt-deux enfants et quarante-cinq petits-enfants. Anna dut payer douze couronnes d’or au bourreau qui avait ôté la vie à son mari et à son fils.

Ainsi le sang, et un sang pur, avait coulé. La Suisse et la Réformation étaient baptisées du sang des martyrs. Le grand ennemi de l’Évangile avait fait son œuvre ; mais, en la faisant, sa puissance s’était rompue. La mort des Wirth devait hâter les triomphes de la Réformation.

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