« Le zèle de ta maison me dévore. »
(Jean 2.17)
Le père de Félix Neff, peintre sur émail, juge de paix, officier d’artillerie, partageait les idées philosophiques du XVIIIe siècle. Quant à sa mère, elle écrivit, un jour : « Je suis une triste exception à la remarque qu’on a faite sur presque tous les serviteurs de Dieu distingués, savoir, qu’ils ont eu des mères chrétiennes. »
Ainsi s’exprime celle qui mit au monde Félix Neff, le 8 octobre 1797, à Genève. Cependant, bien qu’elle fût simplement déiste, elle ressemblait au janséniste Pascal sur un point : réprouvant les caresses données aux petits, elle baisait rarement son fils, et cela quand il dormait. Ce trait stoïque est en harmonie avec le caractère mâle, et un peu rude, que manifesta plus tard son enfant. Intelligent, il sut l’alphabet à deux ans ; l’année d’après, il lisait couramment. Devenu écolier, il apprenait ses leçons dans l’herbe, ou sur un arbre, tout en observant insectes et plantes. Il déclara plus tard : « Je n’ai étudié que trois livres : la Bible, mon cœur et la nature. »
Jamais ses camarades ne purent l’effrayer avec des histoires de revenants. Il ne craignait que sa conscience. « Je ne me rappelle pas l’avoir entendu mentir, écrit sa mère, ni prononcer une seule mauvaise parole. Mais il était fier et absolu. » Elle raconte encore ceci : « Quand il fut en âge de suivre le catéchisme, il me déclara qu’il aimait mieux ne jamais communier, s’il fallait qu’il le fît avec le régent du village, homme immoral, méprisé. » On s’arrangea pour qu’il profitât d’un autre cours d’instruction religieuse. Placé comme apprenti chez un jardinier, rédigea vers seize ans un court traité sur la culture des arbres. Puis, obéissant aux mêmes goûts qui poussaient Oberlin vers l’armée, il s’engagea sous les drapeaux. Sergent d’artillerie à dix-neuf ans, il entraînait ses hommes par l’exemple. Un capitaine objecta : « Vous ne, laissez rien faire aux soldats ! » Sur quoi Neff répondit : « Montrer est la meilleure manière de commander. »
Son métier l’obligeait à étudier les mathématiques ; il continuait à s’occuper de sciences naturelles ; il fortifia de la sorte en soi l’esprit d’analyse, et le sens de la justesse dans l’expression. Mais, en développant sa capacité de clairvoyance, il découvrit que son propre moi était le seul fondement de toute sa morale. Il en souffrît. Cherchant un Absolu auquel appuyer sa destinée, il avait coutume de répéter cette prière : « O mon Dieu, quel que tu sois, fais-moi connaître ta vérité ; daigne te manifester à mon cœur ! » Il lisait, dans Plutarque, la vie des grands hommes de l’antiquité, et cherchait dans Rousseau les bases de la religion naturelle. Mais il soupirait, comme Pascal, après le « Dieu sensible au cœur ».
En attendant, incapable de le reconnaître dans ceux que l’Esprit a régénérés, il se déclarait prêt à défendre la Religion contre les énergumènes du méthodisme. Le « Réveil », éclatant à Genève, avait déchaîné l’opposition officielle des autorités ecclésiastiques, et provoqué l’organisation d’une Eglise indépendante. La foule troubla le nouveau culte en criant : « A bas Jésus-Christ ! A bas les Moraves ! A mort ! A la lanterne ! » Des soldats furent mobilisés pour maintenir l’ordre. On raconte que Neff, chargé de les accompagner, piqua son sabre dans le sol en déclarant : « Je le plongerai dans le cœur du premier qui prendra la défense de ces misérables. » Il désignait ainsi les « mômiers », gagnés par le Réveil.
... Un mois plus tard, le jeune sergent d’artillerie devenait l’un, de ces misérables. « Messieurs, dit-il, je vous avais méconnus ; maintenant, je suis des vôtres. »
Que s’était-il passé ? En l’année 1818, un jour que Neff se trouvait au corps de garde, le pasteur César Malan vint distribuer des brochures religieuses aux soldats. Le jeune artilleur en prit une intitulée : « Le miel découlant du Rocher qui est Christ ». Cet opuscule, traduit de l’anglais, fut le moyen employé par l’Esprit pour illuminer une âme à Genève. Sur son exemplaire, que Neff annota, figurent ces lignes tracées par lui-même : « Félix Neff a trouvé la paix là dans ces deux pages. » Voici le passage d’où jaillit le trait de lumière : « Allez a Jésus avec toute votre impénitence et votre incrédulité, pour recevoir de Lui Te don de la repentance et de la foi. Par là vous lui ferez honneur. » En d’autres termes, le pécheur n’apporte rien au Sauveur ; il accepte la Grâce. Ce fut pour Neff, comme pour Luther, un éblouissement : l’Energie divine, qui sauve, nous prend tels que nous sommes, et nous rend tels que nous devons être. Une formule aussi nette satisfaisait, en Félix Neflf, son besoin impérieux de précision.
Il data, de ce jour, sa conversion. « A partir de ce moment, écrit-il, je n’ai plus eu besoin de beaucoup de conseils. » Il garda la certitude intime que Dieu lui avait octroyé une révélation personnelle. « Je ne suis pas de ces êtres… qui aient des pères ou des mères en la foi. »
Quelques mois après sa conversion, il quitta l’uniforme, pour se vouer à l’évangélisation, en brisant sa carrière. Il annonça l’Evangile à la caserne, à l’hôpital, à la prison, et voyagea durant six mois, tenant des réunions fréquentes dans les chalets des montagnards suisses. Il raconte qu’un pasteur le signala comme « individu sans aveu », qui enseignait la religion sans y être mandaté. Ailleurs, dit-il, des moqueurs vinrent à l’assemblée « pour épier mes paroles » ; ils « n’ont pu y observer que de fausses liaisons de lettres ». Il découvrit un ancien soldat de la garnison, emprisonné pour avoir commis un meurtre, en état d’ivresse. Touché par la ferveur de son « sergent », qui vint prier avec lui, il fut transformé par l’Evangile
Mis brusquement en évidence, Neff s’exalta dans la conviction d’un appel spécial à l’apostolat : « J’étais alors, sur le bord d’un abîme, avoua-t-il plus tard ; la vaine gloire, un orgueil insensé me possédait ; j’étais ivre de moi-même. » Et, de fait, le manque de culture générale, joint à un caractère très entier, le prédisposait à la plus intrépide confiance en la valeur absolue des formules doctrinales qu’il propageait. D’ailleurs, il avait acquis, dans l’armée, le goût de la discipline, le sens du respect ; il détestait, solidement, et la Révolution et l’Empire. « Après la chute de Napoléon, dit-il, je vis, avec des transports de joie, renaître l’ancien ordre de choses. » Quand, en 1815. « Bonaparte » s’échappa de l’île d’Elbe, « je pris volontairement les armes contre lui » (1). (Ce jeune Suisse n’avait alors que seize ans.) « Une philosophie éclairée par les malheurs de l’Europe me fit sentir toute l’horreur des principes anarchiques... Plus tard, les sentiments religieux sont venus fixer invariablement » son aversion pour « l’absurdité des systèmes les plus séduisants » de la « liberté illimitée ». Il déplore que la philosophie du XVIIIe siècle ait « appris aux hommes à tuer le meilleur des rois », Louis XVI.
(1) Neff n’était ni Français, ni Huguenot : il n’avait pas certains souvenirs dans les fibres. En 1815, précisément, de mars à novembre, la Terreur blanche sévit, après la « rouge », dans le Midi. A Nîmes (ô Paul Rabaut !), 2.000 protestants furent rançonnés, 200 furent tués, 150 maisons furent dévastées et brûlées, trente ou quarante femmes furent fouettées et blessées ; plusieurs en moururent. On extorqua ainsi des abjurations. Le clergé romain rebaptisa des Réformés par vingtaines. Ainsi « renaissait l’ancien ordre de choses » …
Comme ceux qui ont porté l’uniforme, il conservait, sous les habits civils, une certaine prestance. Un de ses élèves écrit : « Neff était de taille moyenne, svelte et d’une attitude digne, même imposant, par son regard scrutateur... Généreux, il ne gardait rien pour lui ; souvent, il ne lui restait pour s’habiller que des vêtements usés ou entamés ; cependant, il était fort soigneux de sa personne, ayant d’habitude comme un air de fête. »
Mais, habitué à ne jamais s’écouter lui-même, il heurtait de front les obstacles ou jouait avec les difficultés. Dès sa première campagne d’évangélisation, en Suisse, les symptômes de surmenage apparurent. Il confessa qu’il s’était fatigué la poitrine « par un exercice continuel de prédications, de conversations et de chants. J’étais incommodé de la toux et d’une saveur de sang sur la langue. »
Telles étaient les circonstances, quand il accepta un appel en France, pour aider le pasteur de Grenoble. Bien que laïque, il monta en chaire. Le voilà revêtu de la robe pastorale ; solennel vêtement qui le gêne autant que l’armure du roi Saül embarrassait le jeune pâtre David. Il écrivit plaisamment à un ami, le 9 septembre 1821 : « Si tu as bon odorat, tu dois t’apercevoir que cette lettre sent le prêtre ; car, il y a peu d’instants, que jetais enveloppé de la noire tunique, qui distingue du vulgaire les graves enfants de la liturgie. »
Il perdit vite le sourire ! La cité lui apparaît gangrenée de luxe. Les soirées mondaines l’ennuient : « Je fus introduit dans un immense salon, où l’on jouait aux cartes à deux endroits. » L’indifférence des paroissiens le désole : « Il me semble que tous mes auditeurs sont des cailloux, et que je prêche pour néant. » Je tiens, le soir, de misérables petites réunions, où souvent il ne vient que deux personnes. Les gens d’ici sont deux fois morts… Grenoble est un cimetière. »
Un ami ayant critiqué de pareils jugements, il répondit : « C’est bien plutôt l’Evangile, qui déplaît à l’homme, que l’évangéliste. On ne peut bâtir une maison sans casser des pierres. » Il invoque « la nécessité où je me suis trouvé de me roidir contre des principes de lenteur ou de lâcheté, dont on aurait voulu m’endoctriner. J’ai failli me laisser influencer ; mais à Dieu ne plaise, qu’aussi longtemps que je serai à son service je cède aux temporiseurs. » Cela dit, il avoue : « Quant aux observations qui n’ont pour objet que l’âpreté, la violence de mon caractère, elles ne sont que trop fondées. Me dire d’être doux, c’est dire à un bossu : Tiens-toi droit ! »
Au point de vue spirituel, il traversa une période mystérieuse de détresse ; mais il refusa de s’abandonner au découragement : « Hier, me trouvant seul, à la maison, j’ai pu me recueillir et prier ; au bout d’une heure, et même moins, j’ai trouvé le bord. » Cependant, il déclare : « Mon cœur de bois ne me quitte jamais... » L’insuccès de ses efforts l’accablait. « Il s’est glissé dans mon âme un tel noir, que je ne crois point avoir encore éprouvé quelque chose de pareil... Je prêche souvent sans aucun feu, presque avec dégoût et fatigue... »
Après quatre mois à Grenoble, il s’établit à Mens, dans l’Isère. Le pasteur lui confia l’instruction d’environ soixante-dix catéchumènes. Quinze jours plus tard, Neff écrivait au sujet de cette nouvelle paroisse : « Tout ce beau monde est mort ; et Blanc même. – (son collègue) – quoique très orthodoxe, bon enfant, et même très zélé, dort encore de toutes ses forces dans le protestantisme... Il désire que les âmes se convertissent ; mais, comme il ne sait pas ce que c’est que conversion, il désire encore plus la paix de ce cadavre qu’on nomme l’église, et qu’il croit vivant. »
Néanmoins, pour conserver la confiance du pasteur titulaire, confiance indispensable à une collaboration efficace, Neff s’appliquait à ne rien brusquer ; de là une détente en l’âme presque farouche du jeune missionnaire. Il écrivit, bientôt, une lettre intéressante sur le prétendu devoir qui incomberait, aux convertis, de quitter l’église officielle, unie à l’Etat. Avec un sens remarquable de la valeur pédagogique des institutions, il déclare : « Si les Eglises nationales n’étaient pas demeurées debout, par l’ordination des ministres et par la célébration des sacrements..., que deviendraient tous ces chrétiens de nom, que l’on ne peut admettre dans des Eglises vraiment chrétiennes ? Quelle instruction recevraient leurs enfants ? Quel souvenir garderaient-ils de l’Evangile ? » Il conclut que, si les convertis peuvent avoir des raisons légitimes de se grouper à part, ils peuvent aussi, avec bonne conscience, « rester unis à une Eglise nationale qui ne les oblige pas à professer le mensonge ».
Ces paroles si pondérées, dans le domaine de l’organisation ecclésiastique, ne l’empêchaient pas de conserver toute sa flamme sur le terrain de l’idéal évangélique. Décrivant le protestantisme à Mens, il déclare, indigné : « Romans, théâtres, bals, étaient admis par les membres bien pensants de l’Eglise, comme, d’innocentes distractions. » Persuadé que le culte dominical ne suffit pas à « réveiller » une population, il ouvre des écoles, il organise des réunions de quartier, il développe le goût du chant religieux ; il établit une société pour la distribution de brochures pieuses. « Il m’est souvent arrivé, dit-il, de parler depuis cinq heures du matin jusqu’à onze heures du soir. Le dimanche, je fais quelquefois plusieurs lieues pour présider cinq ou six cultes. » Humilié par ce zèle, un paroissien lui dit : « Mes parents traversaient les montagnes, la nuit, pour assister à une Assemblée, malgré la persécution ; nous autres, à présent, sommes lâches ! »
Avec sa précision d’artilleur, et sa patience de jardinier, Neff concentra ses efforts sur deux points essentiels. D’abord, l’instruction des catéchumènes ; il en groupa quatre-vingt, dont plusieurs, gagnés par ses appels, devinrent pasteurs ou évangélistes. Ensuite, l’édification mutuelle, dans ces réunions d’adultes préconisées par Wesley. « Il est impossible, expliquait-il, de faire des progrès, ou seulement de se maintenir dans la foi, si on se relâche de cette bonne habitude de se rassembler entre frères, pour travailler d’un commun accord à l’œuvre du salut... Dans le temple, vous êtes confondus avec une foule de gens qui ne comprennent rien à l’Evangile, ou qui n’y croient pas, et à qui on ne peut parler un langage spirituel ; tellement que, pour les amener à la connaissance de la vérité, le prédicateur fidèle est obligé de négliger en quelque façon l’instruction des âmes plus avancées... Non seulement, il est permis aux disciples de Jésus-Christ de se réunir, ainsi, pour leur édification, mais cela est ordonné par le Seigneur à cause de l’utilité, ou plutôt, de la nécessité de la chose. » Et il ajoute, en son style de militaire : « Quand le monde, animé par l’Esprit de ténèbres, déclare la guerre à vos assemblées d’édification, c’est alors qu’il faut s’unir étroitement, comme les soldats d’un même carré, chargé par la cavalerie. »
La thèse que soutient Neff est d’accord avec le bon sens et avec l’expérience ; en admettant qu’elle puisse rencontrer des tempéraments dans la pratique, elle reste irréfutable en théorie.
« Nos frères, écrit-il, ont formé chez l’un d’eux, ci-devant ivrogne et dissipateur, une assemblée du samedi soir. Blanc, ni moi, n’avons jamais fait semblant de connaître l’existence de cette réunion ; et nous sommes charmés qu’il ne s’y rende absolument que des gens du peuple ; ils sont à leur aise. L’un a un cantique, l’autre une exhortation, l’autre une lecture, l’autre une prière, et tout se fait avec ordre. Souvent, c’est la fille d’un muletier, ou une servante, qui donne ses idées sur une portion d’un chapitre ; un boulanger, un menuisier, un tisserand, font des observations en leur patois ; et, quelquefois, l’une de mes catéchumènes termine par une prière d’abondance. » Tout cela est admirable et rappelle, certainement, l’Eglise primitive ; mais celle-ci éprouva, bien vite, le besoin d’organisation ; elle chercha, sinon des chefs, au moins des guides. Vers quelles erreurs entêtées, vers quelles divagations dérivent, parfois, les groupes religieux, livrés aux improvisations des ignorants, aux effusions des mystiques, au fanatisme des enthousiastes !
D’ailleurs, toute l’activité apostolique de Neff est la justification du saint ministère. Il fut sans cesse l’animateur, l’entraîneur, l’excitateur : soit dans les cultes officiels, soit dans les conventicules, soit dans les « assemblées », qu’il multipliait partout, comme l’ingénieur perce des trous de mine dans le roc à pulvériser. Voici un trait qui peint le missionnaire. A propos d’un village protestant qu’il visitait depuis neuf mois, sans y voir « ni opposition, ni réveil », il raconte la manière dont il termina une assemblée. « Quand j’eus fini l’explication et la prière, tout le monde se rassit et demeura dans le silence… Tout occupé de l’état de ces pauvres âmes, et pressé de solliciter pour elles, je priais, appuyé sur mes mains, les coudes sur la table, en poussant quelquefois des soupirs. On crut que je me trouvais mal, et on me le demanda plusieurs fois. Je finis par me lever en disant : Je pense que la plupart d’entre vous ont déjà oublié ce qu’ils viennent d’entendre, et c’est ce qui me rend triste. L’à-propos donna de la force à mes paroles. » Il note qu’une jeune fille fondit en larmes, « et fut sérieuse tout le reste de la soirée ».
Comment résister à l’exemple d’une consécration aussi tenace dans le détail ? Il apprit le patois pour frayer avec les paysans. « Loin d’avoir le temps d’écrire, je n’ai pas toujours celui de prendre mes repas à l’heure. » Mais sa vigueur spirituelle augmente : « Le Seigneur m’a donné pour la prédication une facilité, une force, une hardiesse, dont je suis étonné... Il faut combattre tout de bon quand on veut vaincre ; car si l’on n’est pas persuadé qu’on peut tout en Christ, on ne fera jamais rien. Je crois avoir remporté hier, sur mon cœur, une victoire, « qui vaut plus que la prise d’une ville (2) » ; il n’est pas si crue ! qu’on le pense, de crucifier la chair : le premier coup, ou plutôt l’appréhension, est le seul mal ; mais ce n’est qu’un éclair. » Et il ajoute, avec une fermeté sereine, étincelante et dure comme l’acier : « Nous sommes vraiment libres, et le monde est vaincu. Crois-le et répète-le, afin qu’on n’entende pas, tant de ces excuses ou de ces plaintes, plutôt lâches et incrédules que produites par l’humilité. »
(2) Proverbes 16.22.
Malgré tout, il jugeait sévèrement son activité : « Quand le cheval est mauvais, la voiture ne va pas vite : quand la mère n’a pas de lait, l’enfant ne prend pas d’accroissement. » Un réveil religieux se manifesta, cependant, parmi la jeunesse. Une dizaine de jeunes filles se réunirent, le dimanche, dans un « bosquet bien reculé » pour prier. « Il n’y en a pas une qui ait dix-sept ans accomplis. » Leur influence en gagna de plus jeunes, « de douze ans et au-dessous ». Il affirme qu’une « petite, âgée de sept à huit ans, rappelle les plus âgées au recueillement ». Il note qu’un garçon de cinq ans fuit la surveillance de ses parents, « pour demander au bon Dieu un esprit nouveau ». Et il ajoute : « Je ne puis, sans rougir de ma légèreté, voir ces chers enfants pleurer sur les misères de leur cœur ... » Si Félix Neff, au lieu de critiquer systématiquement le mariage des pasteurs, avait lui-même élevé une famille, il n’aurait pas commis les erreurs pédagogiques dont il offre ici, avec naïveté, le tableau inquiétant.
L’opposition éclata. Le dimanche avant Noël, le pasteur « donna, pour tout sermon de préparation, un torrent d’injures contre les mystiques de Genève, les lâches qui abandonnent la religion pour laquelle leurs pères ont souffert… » On accusa Neff d’être sans mandat ecclésiastique. Il est vrai que, n’ayant pas fait d’études en théologie, il restait sans diplôme, et ne pouvait être consacré pasteur en France ; il s’adressa donc, pour obtenir l’ordination, aux Eglises indépendantes d’Angleterre.
A Londres, il entendit un méthodiste, qui prêchait en pleine rue. Il écrit à ce sujet : « Voilà un échantillon des prédications populaires… Si vous aviez vu de tels hommes, vous ne trouveriez pas que je me donne trop de peine ; je suis un grand paresseux, un mauvais serviteur. »
Avant de recevoir l’imposition des mains, Neff rédigea un exposé de ses croyances, intéressant mélange d’orthodoxie doctrinale et de prudence théologique. « Je ne prétends point m’expliquer comment et pourquoi le mal est entré dans le monde... La vraie foi consiste : 1° à être touchés de notre état de corruption, et de la justice de notre condamnation éternelle ; 2° à mettre toute notre confiance dans les souffrances et la justice de Jésus-Christ, espérant tout par lui et rien sans lui… Je crois aussi que nous devons annoncer Christ crucifié, sans entrer dans des discussions peu édifiantes sur les points de doctrine contestés entre les chrétiens, nous attachant avec simplicité aux choses directement salutaires pour nos âmes, propres à nous rapprocher de Dieu et à nous unir à nos frères par le lien de la charité. »
La remarquable sagesse de ces principes n’empêchait pas Neff de spécifier, en même temps, que « le Sauveur a souffert dans son corps et dans son âme toute la malédiction qui pesait sur nous » ; et que, « par ce sacrifice, le Père est apaisé envers nous » – (« condamnés, maudits et punis en Christ ») – « et nous tient pour justes en son Fils bien-aimé. » Neff semble persuadé que cette série d’affirmations n’effleure nullement « les points de doctrine contestés entre chrétiens ». Par là, il trahit son manque de culture générale dans le domaine dogmatique. Cette observation n’ôte rien à l’héroïsme de son apostolat dans les Hautes-Alpes ; mais, en étudiant, plus tard, le Réveil « théologique », nous rechercherons dans quel sens l’Eglise doit approprier son langage aux exigences morales, et aux scrupules intellectuels, de chaque génération.
Faut-il regretter que Neff ait consumé son ardeur au service des paysans et des montagnards, sans se préoccuper de l’élite ? Que penser, alors, de saint Paul, parmi les portefaix de Corinthe, ou du Messie au milieu des pêcheurs de poisson ? Dieu lui-même, ici-bas, s’attarde, par son Esprit, dans un recoin étouffant de l’univers... Bref, chaque messager d’En-Haut doit remplir la mission particulière qui lui est imposée.
Au moment où Neff rédigeait son credo, il épanchait aussi, en quelques pages intimes, une tendresse brûlante pour les âmes dont il avait la charge. S’adressant à ses catéchumènes, il leur dit que, pour échapper au sentiment d’une poignante solitude, à Londres, il a recherché d’anciennes lettres d’eux (gardées comme un viatique, sans doute). « Oh ! que mon cœur a été ému en les voyant. Je les ai portées à ma bouche pour les baiser. Il m’a fallu pleurer... Cependant, vous savez que je ne pleure pas facilement. Voyez ce que je vous disais si souvent, au catéchisme, que je vous aimais plus que ne font vos parents. »
On devine la joie de ces enfants à son retour. L’un d’entre eux, apprenant l’arrivée du pasteur, « partit comme un trait, sans mettre ses souliers ; je crus qu’il m’étoufferait en m’embrassant ». Il ajoute : « En parcourant le marché, je rencontrai plusieurs paysans qui me venaient au-devant ; la plupart, muets de joie, ne pouvaient exprimer leur satisfaction que par leurs larmes » ; ceux qui n’osaient m’embrasser, voulaient à toute force me baiser les mains. »
Toutefois, ses ennemis veillaient. A son retour, il fut accusé, après Rabaut et Wesley, d’être un agent de l’étranger ; on représenta les conventicules comme des moyens de pénétration anglaise ; les autorités lui interdirent les petites réunions qui formaient la base même de son activité. Dès lors, il préféra chercher un autre champ de travail. Avant de quitter ceux qu’il avait formés, il résuma ses directives religieuses : « Je les presse de s’approcher toujours plus près du Sauveur, de s’unir étroitement les uns aux autres, et de secouer ce misérable préjugé que l’édification ne peut venir que des hommes titrés, et sous les formes ordinaires du culte. » Mais, d’autre part, les petits groupes risquent d’exalter la personne d’un conducteur particulier, encensé comme une idole, et l’on retombe ainsi dans le formalisme. C’est pourquoi Neff, prévoyant le danger, refusait de s’attacher des disciples individuels : « Je leur dis qu’ils doivent apprendre à se passer de moi, comme les enfants sevrés se passent de la mamelle. » Il renonça même à prononcer un sermon d’adieu, « crainte d’exciter trop d’émotion » ; néanmoins, « après le service du soir, plusieurs femmes sortirent, en manifestant un tel désespoir, que je fus obligé de les tancer en quelque façon en sortant avec elles, pour éviter le scandale ». Quand il quitta la paroisse, il ignorait que plusieurs personnes, à son insu, avaient renouvelé son linge usé.
Agé de vingt-six ans, Neff prenait la direction d’une église, qui s’étendait sur les arrondissements d’Embrun, de Gap, de Briançon ; pour la traverser, il fallait parcourir, selon la direction, quarante, quatre-vingt, ou près de cent kilomètres, dans la région des Hautes-Alpes. Le 8 octobre 1823, il écrivait à sa mère : « J’ai pris mes précautions contre le climat glacé du pays où je vais me rendre ; j’ai un gilet à manches tricotées. .» La lettre se termine sur cette note stoïcienne : « Il y a longtemps que je n’ai pas grande peine ; j’espère en avoir un peu plus à l’avenir. » Ce vœu fut exaucé ; moins de quatre ans après, les montagnes du Dauphiné rendaient à Genève un moribond.
Dans une autre lettre, Neff avait écrit : « J’irai dans les Hautes-Alpes, où il y a des églises d’anciens Albigeois. » Il ne faut pas prendre cette affirmation à la lettre. Cependant, l’on doit observer que la contrée sauvage où s’établit l’évangéliste était, pratiquement inaccessible aux armées ; elle constituait l’une de ces forteresses naturelles où les anciens fidèles d’une cause perdue, et les sectateurs d’une doctrine persécutée, peuvent se maintenir groupés. En tous les cas, le pays où Neff exerça passionnément son apostolat jouissait d’une célébrité lugubre, grâce aux persécutions dirigées contre les disciples de Valdo ; les Vaudois soutinrent vingt-trois guerres de religion, furent massacrés sous François Ier, refoulés en Suisse et en Italie. Toutefois, leurs descendants spirituels n’avaient pas disparu jusqu’au dernier homme. Félix Neff en fit l’émouvante expérience.
Mais, dans quel cadre, hélas ! La misère du pays était proverbiale. Déjà, l’historien De Thou, au XVIe siècle, décrivait les tanières où végétaient ces malheureux. « Habiles tireurs, ils manquent rarement le chamois ou l’ours. Mais la saleté avec laquelle ils dévorent ces animaux leur donne une telle odeur, qu’un étranger peut à peine supporter leur voisinage. » Ces paroles pouvaient s’appliquer, en partie, aux Vaudois du XIXe siècle. Beaucoup de maisons manquaient encore de cheminées et de fenêtres. La famille se tassait, pendant sept mois, dans une étable qui ne subissait qu’un seul nettoyage annuel. Le pain de seigle était cuit une fois par an. Dans une des vallées, le soleil restait caché durant six mois. Cette existence rude et sombre favorisait les rixes, la débauche, les jeux de hasard, toutes les causes de démoralisation. Neff lui-même raconte : « L’œuvre d’un évangéliste, dans les Alpes, ressemble beaucoup à celle d’un missionnaire chez les sauvages... Si le pain dur vient à manquer, on cuit des gâteaux sous la cendre, comme les Orientaux. Si quelqu’un tombe malade, on ne sait lui faire ni bouillon, ni tisane. Je leur ai vu donner, dans l’ardeur de la fièvre, du vin et de l’eau-de-vie. Heureux si le malade peut obtenir une cruche d’eau près de son grabat. Les femmes y sont traitées avec dureté, comme chez les peuples encore barbares ; elles ne s’asseyent presque jamais ; elles s’agenouillent, ou s’accroupissent, où elles se trouvent, elles ne se mettent point à table, et ne mangent point avec les hommes ; ceux-ci leur donnent quelques morceaux de pain et de pitance par-dessus l’épaule, sans se retourner ; elles reçoivent cette chétive portion en baisant la main et en faisant une profonde révérence » (au dos du Monsieur !). « On se croirait chez les Fuégiens de la Patagonie. »
Neff ajoute : « Les habitants de ces tristes hameaux étaient si sauvages, qu’à la vue d’un étranger, fût-ce un paysan, ils se précipitaient dans leurs chaumières, comme des marmottes. » Mais écoulez la conclusion apostolique d’un homme de Dieu : « Dès mon arrivée, je pris celle vallée en affection, et je ressentis un désir ardent d’être pour ce peuple un nouvel Oberlin. »
En réalité, l’action de Neff se concentra dans deux vallées ; celle de Freyssinière, où il fut encouragé ; celle du Queyras, où sa parole rencontra peu de sympathie. Là, « on le fuyait comme la peste », affirme un voyageur. L’évangéliste, loin de se rebuter, y multiplia les appels : « Je vous blesse par des vérités pénibles à entendre ; mais, si vous persistez, je serai net de votre sang. » Et il consacrait une partie de la nuit à intercéder pour eux dans ses prières.
Dans l’autre vallée, il put déployer son dévouement. Il s’y rendait à pied, par des sentiers rocailleux, souvent au prix d’un rude effort. Ses lettres en gardent le souvenir. – Octobre 1823 : « Il n’y a que ceux qui ont passé par le mauvais temps les cols des Alpes, qui savent tout ce qu’il faut souffrir en de tels passages. » – Décembre 1823 : « Les paysans avaient enveloppé mes souliers dans de vieux chaussons de laine. Nous marchâmes pendant trois heures dans la neige, et toujours en montant. Depuis le mois de septembre, deux hommes seulement avaient franchi ce passage ; leurs traces se voyaient par moments encore, croisées ça et là par les pas des loups, dès chamois, et de quelques preneurs de marmottes. » – Septembre 1824 : « La neige augmentait toujours. Au pied du col est un lac très profond qui ne dégela pas en 1816. Nous avions de la neige jusqu’aux genoux ; une grêle, poussée par un vent terrible, joignait son bruissement sourd aux éclats de la foudre et au roulement des avalanches ; nous voyions les éclairs briller au-dessous de nous, autant qu’au-dessus et à côté. » – 16 août 1826 : « L’hiver ne nous a quittés que le 29 juin ; il est revenu hier matin ; il a gelé, et j’ai vraiment souffert du froid. » – Mars 1827 : « Notre hiver a été très rigoureux ; souvent, nos cantiques ont pour accompagnement le roulement terrible des avalanches qui, glissant sur la surface lisse des glaciers, se précipitent de gradin en gradin, comme d’immenses et magnifiques cataractes d’argent. »
Tel est le milieu où le « nouvel Oberlin » se mit à l’œuvre. Il avait l’ambition d’améliorer l’existence matérielle de ses paroissiens, en même temps qu’il se vouait à leur bien spirituel. L’agriculture, mal pratiquée, nourrissait à peine les habitants ; saisissant bêche et pioche, il irrigua les prairies, propagea la pomme de terre, dota de fontaines les villages, protesta contre l’accumulation du fumier dans les étables, creusa des routes, construisit des temples dont il taillait les pierres. Pour bâtir un sanctuaire, il convoquait les montagnards ; puis, il désignait un chef des travaux : « Les autres et moi sommes sous vos ordres. »
En même temps, il poussait l’instruction. Il fonda une Ecole Normale, où il donna quatorze leçons par jour à vingt-cinq jeunes gens, pendant la mauvaise saison. « A l’aide de quelques boules et d’une chandelle », il leur expliqua la forme et le mouvement des planètes. A ces boules, il ajoutait, pour compléter le système solaire, d’autres sphères ; par exemple, des pommes de terre, ou les têtes de ses élèves.
Sans autre instrument que sa poitrine fatiguée, il enseignait le chant, car il accordait à la musique une grande importance. Mais il exigeait des méthodes énergiques. Il disait, parfois : « C’est mou, c’est mou ! Cela affaiblit. » Il composa les paroles de l’hymne si populaire dans nos églises :
Ne te désole point, Sion, sèche tes larmes !
L’Eternel est ton Dieu, ne sois plus en alarmes ;
Il te reste un repos dans la terre de paix ;
Jéhova te ramène et te garde à jamais (3).
(3) Paraphrase de Jérémie XXXI.
Ces vers ne lui furent pas inspirés par quelque griserie de l’imagination enchantée ; dépourvu d’illusions, il disait d’un village de sa paroisse : « Les maisons basses, obscures et malpropres, et les habitants, stupides, hideux, dans le fumier de leurs étables avec le bétail de toutes les espèces, tout cela représente assez bien les Tartares du Nobi. » (Gobi ?)
A une paroissienne de son ancienne église, il écrivait : « Isolé dans un désert, et presque comme les exilés qui errent sur les rives glacées du Tobol et de l’Irkisch (?), il est impossible que je cesse de soupirer après le pays où j’ai laissé mes meilleurs amis et frères en Jésus-Christ. Ne pensez pas que ce soient l’âpreté du climat et le triste aspect du pays, non plus que les fatigues continuelles, qui me fassent trouver le temps un peu long ; le Seigneur m’est témoin que, si je voyais germer çà et là quelques grains de la semence sainte, je me réjouirais ; et ces affreuses montagnes me seraient agréables comme le Liban ou le Carmel. »
Les habitants du chef-lieu osèrent lui reprocher d’être toujours en tournée ; ils en avaient assez, disaient-ils, d’un pasteur « Juif errant ». On comprend qu’il s’écriât : « C’est, d’un côté, un triste métier que celui d’évangéliste. On jetterait parfois les outils, de détresse. » Puis, se reprenant : « D’un autre côté, ce n’est pas notre œuvre ; ce métier si décourageant, Jésus a daigné le faire lui-même. » Toutefois, les récits missionnaires d’autres évangélistes l’humiliaient à fond : « En voyant combien peu je suis digne de manier l’épée de l’Esprit, je me sens porté à jeter le froc aux orties et à reprendre mon sabre d’artilleur. » Mais non, il est soldat quand même ! « Faisons comme les sentinelles qui veillent sur les murs d’une forteresse ; crions-nous les uns aux autres : Sentinelle, prenez garde à vous ! »
Telle était son ardeur, qu’il n’entrait guère en contact avec un être humain sans travailler à son salut. Un vieux paysan disait de lui : « Il était toujours préoccupé de parler du salut, d’y amener au plus tôt la conversation ; puis il partait et courait comme un lièvre, pour aller parler à d’autres. » Ennemi de la controverse avec les catholiques romains, il rendait, cependant, témoignage à l’Evangile dans toutes les circonstances. « Je devrai rendre compte, même des minutes que Je passe en diligence avec des étrangers. » Mais ses paroissiens restaient au premier plan de sa préoccupation obsédante. Ne pouvant visiter, chaque dimanche, tous ses lieux de culte, il se procurait des volumes de sermons, qu’il faisait circuler, car il savait mettre son prochain à l’œuvre et se créer des auxiliaires.
Pour acheter ces livres, les montagnards s’imposaient des renoncements. Tel jeune homme s’embauche dans les carrières ; tel autre aidera les bergers de Provence à conduire les troupeaux sur les hauteurs. Une certaine famille désirait acquérir deux exemplaires des Sermons de Nardin. Mais l’argent ? – « Quoi, dit l’un des fils, ne voulions-nous pas acheter un jeune porc ? – Et puis, dit sa sœur, ne pouvons-nous pas engraisser un bouc ? – Prenez les Sermons, papa. – Oui, oui, s’écrièrent-ils tous, les Sermons, les Sermons ! point de cochon ; nous ferons la soupe tout de même. – Soit, dit le père, je le veux bien aussi. »
Dans son église des Hautes-Alpes, comme dans les paroisses précédentes, Neff se dépensa pour le catéchisme sans compter. Avant son arrivée, le poste étant resté vacant, une partie de la jeunesse avait manqué d’instruction religieuse ; il recueillit donc deux cents catéchumènes, dont l’âge variait de quinze à trente ans, et qu’il répartit, en groupes, visités séparément. Sa fidélité à leur égard prit un relief dramatique, en la soirée du 8 mars 1825, au hameau de Dormillouse. La première communion approchait, avec !a fête de Pâques, et les jeunes « paraissaient aussi morts qu’ils étaient instruits ». Très affligé, raconte Neff, « et donnant libre cours à l’amertume dont j’étais rempli, je leur reprochai, dans les termes les plus forts, leur endurcissement et leur légèreté... Mon discours fut atterrant, ainsi que la prière qui le suivit, après laquelle on resta longtemps prosterné. Je me levai et allai m’asseoir près du feu, n’ayant plus rien à leur dire ; le plus grand silence régnait dans l’étable ; personne ne bougea pendant un quart d’heure ; puis chacun se retira » sans bruit. « Quelques jeunes hommes vinrent alors vers moi, à la cuisine. Je leur parlai sur le même ton ; ils paraissaient touchés, et se condamnaient fortement... »
Humble étincelle, jaillie du foyer rougeoyant au fond d’une étable ! Elle renouvela bientôt, à travers la contrée, le miracle des langues de flamme qui marqua la première Pentecôte. Dans la Semaine sainte, la crise du « Réveil » éclata. Au jour fixé pour la « Confirmation », les catéchumènes, raconte Neff, au nombre de cent, occupaient les bancs vis-à-vis de la chaire. « Je leur adressai la parole sur 1 Pierre 2.2 : « Comme des enfants nouvellement nés, recherchez avec ardeur le lait spirituel et pur, afin que, par lui, vous croissiez pour le salut. » Le .Seigneur m’assistait puissamment ; l’assemblée fondait en larmes. Beaucoup de jeunes gens, surtout les filles, étaient à genoux, au pied de leurs bancs, lorsqu’il fallut réciter le vœu du baptême ; et pas un ne put aller jusqu’au bout ; les sanglots étouffaient leurs voix. Je fus obligé de réciter moi-même pour eux ; puis, élevant mes mains, pendant que tous étaient prosternés, j’invoquai la bénédiction du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »
Une vague d’émotion religieuse passa ensuite sur la paroisse. « On ne faisait partout que lire, prier et pleurer... Pendant ces huit jours, je n’eus pas en tout trente heures de repos ; on ne connaissait plus ni jour, ni nuit… On voyait les jeunes gens, réunis en divers groupes, auprès des blocs de granit dont le pays est couvert, s’édifier les uns, les autres… Frappé de ce réveil subit, j’avais peine à me reconnaître ; les rochers, les glaciers même, tout m’offrait un aspect riant. Ce pays sauvage me devenait agréable et cher, dès qu’il était habité par des frères. » Voilà son pressentiment réalisé : les cimes les plus farouches se trouvaient transfigurées en montagnes sacrées, comme le « Liban », et saintes, comme le « Carmel ».
Il ne fut point surpris ; il savait que la cause produit l’effet. « Si l’on voulait combler un lac, expliquait-il, on y jetterait des pierres pendant longtemps, avant de rien connaître de ce travail. Ainsi en est-il de l’œuvre de Dieu ; c’est un grand abîme que celui de l’incrédulité et de la corruption du monde ; on peut, pendant bien longtemps, y jeter force paroles, force livres, force prières et force supplications, sans que rien paraisse ; et cependant, rien n’est perdu. »
Sachant que l’effervescence religieuse est souvent accompagnée par des manifestations d’orgueil ou d’hypocrisie, Neff se consacra sans repos à la cure d’âme. En été, il fit une mission parmi les Vaudois italiens du Piémont. L’hiver suivant, il s’occupa spécialement de former quelques instituteurs. Il surveilla la construction d’une salle d’école à Dormillouse ; jusqu’alors, les écoliers, « enfoncés dans le fumier » d’une étable, défendaient leurs cahiers contre les poules et les chèvres qui sautaient sur la table, ou contre les « gouttes d’une eau rousse et fétide », qui suintait de la voûte.
Le 1er juin 1826, jour même où Oberlin expirait, Neff décrivit en ces termes un repas d’adieux offert, dans une étable, à ses élèves et à lui-même, par les jeunes hommes du village de Dormillouse : « Ils nous donnèrent un souper composé spécialement de leur chasse, c’est-à-dire de chamois et de marmottes salées. Ce repas frugal réunissait environ trente jeunes hommes. Quelqu’un dit : « Il n’est pas probable que nous nous retrouvions jamais tous ensemble. » Je leur rappelai que nous pouvions tous nous revoir dans le royaume du Ciel, si nous persévérions à suivre Jésus-Christ. Ils étaient fort touchés. Après la prière, tous gardèrent pendant longtemps un profond silence. » … En même temps, quel solennel silence dans la chambre mortuaire du vétéran étendu, au Ban-de-la-Roche !
Neff refusait d’interrompre l’effort ; car le « Réveil » ne l’aveuglait pas sur la vraie situation religieuse de ses paroissiens. Les Vaudois, écrivait-il, « foulent indignement, dans leurs jeux profanes, le sang et la cendre de leurs bienheureux ancêtres... ; tandis que leur nom (comme un vrai fantôme, et comme l’ombre sainte d’un corps qui n’est plus) émeut encore en leur faveur les églises les plus éloignées, la mort et la corruption exercent paisiblement leurs ravages dans ce sanctuaire changé en sépulcre. »
Mais, dès l’été de 1826, il ressentit les premières atteintes d’une maladie d’estomac. Elle s’aggrava par le surmenage. On lui demandait, un soir, après un dimanche tout consacré à la prédication, s’il n’était pas épuisé. Il répondit : « Je ne suis jamais fatigué, le dimanche. » Mais il avoua, plus tard, qu’il n’avait pas su ménager ses forces. « Je reconnais que je n’ai pas donné à Dieu un… service raisonnable. » (Romains 12.1). A l’accablement du surmenage s’ajouta l’empoisonnement, par la saleté des ustensiles de cuivre employés pour la cuisine dans les montagnes. L’année suivante, âgé de vingt-neuf ans, il s’avoua vaincu. Plus d’une fois, sans doute, il avait suivi, au flanc du rocher, le chemin fameux d’Annibal, cette voie creusée à travers les glaces par le capitaine carthaginois, pour assouvir sa fureur contre Rome ; et, par ce chemin, le général punique avait dévalé vers sa ruine. A son tour, Félix Neff, le jeune chef chrétien, entraîné par l’amour du Royaume de Dieu, descendit à sa perte par le sentier du conquérant.
Après une dernière tournée, à dos de mulet, dans sa paroisse, et une série de prédications à Mens, le malade gagna Genève où l’attendaient le régime lacté, sa mère inquiète et les fanatiques de la prédestination calviniste. Il découvrit avec douleur que l’Eglise évangélique était envahie par les discussions doctrinales. « L’esprit de théologie, de système, de dispute, de critique, je dirai presque d’inquisition, trouble et détruit toute simplicité de foi, et bientôt toute vie. » Et, retrouvant son langage de jardinier, il ajoutait : « L’Evangile est une plante des déserts et des montagnes, qui dégénère par trop de culture et d’engrais ; elle se répand alors en feuillage et porte peu de fruits. » Tout malade qu’il fût, il avait prêché : mais un jeune homme découvrit dans le message de « graves hérésies ». Il se permit d’écrire au pasteur qui avait cédé sa chaire à Neff, pour protester contre « ce nouveau prédicateur... », un ministre qui connaît si peu la puissance de Celui « qui produit en nous le vouloir et l’exécution selon son bon plaisir », – en d’autres termes, le dogme de la prédestination. D’après ce critique, Neff « paraît étranger à l’esprit d’adoption, et ne donne pas toute gloire à Dieu ». – Comment cela ? – Il avait affirmé que la grâce divine respecte la liberté humaine.
Neff s’indigna : « S’imaginer avoir trouvé, en religion, la quadrature du cercle ! Elever, ou plutôt abaisser, la théologie au rang des sciences exactes !... Je repousse, comme un blasphème horrible, l’affreuse idée que Dieu ait créé quelqu’un pour la perdition... Cessez d’affliger vos frères par votre esprit d’exclusion et de domination. » Les censeurs de Neff ajoutaient, en effet, l’affliction à l’affligé. Combien son inaction lui pesait ! Il écrivait : « J’eusse préféré mourir sur le champ de bataille, plutôt que de végéter en garnison ou aux Invalides… Je parcours en esprit toutes vos vallées ; je me trouverais bien heureux de pouvoir encore y supporter le froid, la neige et la fatigue, et de coucher dans les étables ou sur le foin pour prêcher la bonne Parole de Dieu. » Et encore : « Mon esprit erre comme dans un songe au travers des Alpes. Je repasse les vallons, les cols, tous les petits sentiers... Je me retrouve dans les chaumières, dans les étables, dans les vergers, partout où je me suis entretenu des choses du Ciel avec tous ceux qui me sont chers en Jésus-Christ. » Il se revoyait dans ces humbles cénacles où il ouvrait son Nouveau Testament de poche (tout gonflé par les fleurs sèches qui lui servaient de marques), et lisait une parabole (4). Il se rappelait les débuts de journée à Dormillouse, le village « accroché au flanc de la montagne, sous la forêt de mélèzes séculaires » ; là, aussitôt levé, Neff se postait sur le balcon d’un vieux chalet de bois qu’il habitait ; et, du haut de ce belvédère, qui dominait toute la contrée, il bénissait la vallée, les bras dressés vers le ciel. Après les réunions du soir, en hiver, ses auditeurs, « pourvus de brandons pour se guider dans les neiges », s’éparpillaient dans la nuit, comme des feux follets.
(4) A. Chatoney : Etude sur la vie et la pensée de F. Neff. (Thèse manuscrite, contenant des documents inédits, présentée à la Faculté libre de théologie protestante de Paris, en 1927.)
Il fallut accepter le calice. « Jusqu’à cette époque, l’idée d’être entièrement retranché du nombre des ouvriers de Jésus-Christ, et d’être condamné à une inaction absolue, m’avait paru impossible à supporter ; mais, dès que le Seigneur a jugé à propos de m’appeler à ce sacrifice, il m’a fait sentir que ce qui est impossible aux hommes est possible a Dieu ; et, soutenu par sa grâce, j’ai pu dire Amen à ses jugements. »
On ordonna au malade les eaux thermales de Plombières. Pendant les quatre mois qu’il y resta, « loin de ce triste Genève et de ces chamaillis religieux qui m’ont fait beaucoup de mal à l’âme et au corps », il présida un culte pour les baigneurs. Alors qu’il restait alité, il reçut la visite de quelques prêtres de l’église romaine. « S’ils fussent venus pour discuter, je n’aurais pu les recevoir, faible comme j’étais ; mais je ne puis que me louer de leur douceur et de leur charité. »
Rentré à Genève, il traversa de cruelles souffrances, accompagnées du sentiment de son indignité. « Bien que ma vie se soit consumée au service de Christ et qu’elle ait pu paraître exemplaire aux yeux des hommes, j’y retrouve tant d’infidélité... que je préférerais cent fois, si j’avais encore trente ans à vivre, les passer sur ce lit d’angoisses, que de recouvrer ma santé pour ne pas mener une vie plus entièrement consacrée à Dieu. » A l’époque où il écrivait ces lignes, en mars 1829, il reçut de ses anciens paroissiens une lettre où ils s’exprimaient ainsi : « Si nous avions été plus prompts à croire en Dieu, vous n’auriez pas eu besoin de vous fatiguer tant dans les neiges... Si notre sang vous était utile, nous vous le donnerions, et nous ne ferions pas plus pour vous que vous n’avez fait pour nous. » Parmi les signataires, figure J. Baridon, dit Chaffret, jeune homme qui ne s’était signalé, autrefois, « que par sa force physique, la violence de son caractère, et l’irrégularité de sa conduite ».
Neff, selon l’exhortation de l’apôtre Jacques, désira se confesser à un frère (Emile Guers), et s’écria ensuite : « O sacrificateur infidèle ! » Il dit au même ami : « Je n’ai pas la joie. – On n’est pas sauvé par le sentiment de la joie. – Mais je ne sais même pas si j’ai la paix. – On n’est pas sauvé par le sentiment de la paix. – C’est vrai ! On n’est sauvé que par la foi. C’est la seule chose qui me reste ; j’ai gratté avec les ongles, j’ai enlevé le sable et le mortier jusqu’à la pierre vive ; mais la pierre est restée. » Il s’écria : « L’Evangile est vrai, vrai, vrai ! »
Le missionnaire se mourait d’inanition, l’estomac refusant toute nourriture. Un témoin raconte : « Il ne supportait qu’avec peine un peu de lait caillé ; les souffrances qu’il en ressentait étaient si fortes, qu’il ne prenait ce faible aliment qu’après plusieurs heures de faim aiguë. C’était la chose la plus triste que de le voir pale, amaigri, ses grands yeux exprimant le courage et la souffrance, dévoré par la faim, comptant les heures, se hasardant enfin à prendre quelque chose, puis attendant avec anxiété que ce semblant de nourriture ait passé... On lui faisait aussi quelques frictions sèches sur l’abdomen, pour calmer les douleurs de la faim ; et, dans cette extrémité, il avait conservé une telle liberté d’esprit que, pour demander à l’un de nous de le frictionner, il dit avec un sourire douloureux : « Donne-moi à dîner. »
Pour écrire sa dernière lettre à des paroissiens de Mens, il se fit soutenir par deux personnes ; ses yeux étant obscurcis, il traça péniblement, en gros caractères irréguliers, plusieurs noms propres, suivis de ces mots : « Adieu ! Adieu ! Je monte vers notre Père en pleine paix. Victoire ! Victoire ! Victoire ! par Jésus-Christ ! »
Il rendit jusqu’au bout son témoignage. Aux amis qui le veillaient il disait : « Croyez-en mon expérience, il n’y a que Lui de solide, il n’y a que Lui de vraiment aimable. »
Il expira sans un murmure, le dimanche 12 avril 1829. On chanta sur sa tombe le cantique d’Alexandre Vinet, son contemporain, âgé seulement d’une année de plus que lui :
Ah ! pourquoi l’amitié gémirait-elle encore
Sur ceux qui, dans l’exil comme nous dispersés,
D’un jour consolateur ont vu briller l’aurore,
Et que vers Canaan Dieu lui-même a poussés ?
Affranchis avant nous du mal qui nous dévore,
Ils ne sont pas perdus, ils nous ont devancés.
* * *
En 1925, un visiteur des Hautes-Alpes écrivait : « Aujourd’hui, après cent ans écoulés, ayant recueilli le témoignage des ancêtres, les Huguenots de Freyssinières touchent l’aile de leur chapeau quand ils parlent de Neff. Et ils l’appellent : le Bienheureux. »