L’établissement de l’épiscopat dans la communauté de Herrnhout mettait fin à bien des difficultés, mais en faisait naître de nouvelles. On se demandait quelle serait dorénavant la position de Herrnhout relativement à la paroisse de Berthelsdorf et même à l’église luthérienne. Zinzendorf déclara expressément qu’il n’y aurait rien de changé dans les rapports existants, mais ses ennemis ne voulurent pas y croire, et parmi ses amis eux-mêmes cette institution d’un évêque herrnhoute fut considérée comme un coup de tête injustifiable et lui aliéna bien des esprits.
Ce fut le cas à la cour de Copenhague : la consécration du comte au ministère ecclésiastique y avait été blâmée et l’institution d’un évêque y déplaisait encore davantage. Les théologiens qui entouraient le roi en prenaient occasion de rendre suspect Zinzendorf. Celui-ci, désirant dissiper les préventions que Chrétien VI avait conçues contre lui, se rendit à Copenhague, accompagné de David Nitschmann ; mais il ne parvint pas à obtenir qu’on lui accordât une occasion de s’expliquer, comme il le désirait et comme on le lui avait promis d’abord. Voyant le mauvais vouloir que l’on apportait à cette affaire, il jugea inutile de prolonger son séjour à Copenhague et en repartit au bout d’une semaine. A son retour, les vents contraires l’obligèrent à s’arrêter pendant six jours à Malmoë, sur la côte de Suède. Il l’avait déjà quitté lorsque parut un arrêt du gouvernement de Stockholm « interdisant le territoire de la Suède au comte de Zinzendorf, expulsé de Saxe et de Danemark pour ses nombreuses hérésies. » Il était de retour à Herrnhout lorsqu’il eut connaissance de cette interdiction ; mais les considérants erronés sur lesquels elle se fondait l’engagèrent à rédiger un mémoire justificatif très circonstancié, dont l’objet essentiel était de démontrer l’accord de la doctrine des Frères avec la confession d’Augsbourg. Il l’adressa non seulement au roi de Suède, mais aux divers princes allemands.
Le 1er janvier 1736, Zinzendorf, après avoir obtenu le consentement du Seigneur, écrivit au roi de Danemark, pour lui demander l’autorisation de lui rendre les insignes de l’ordre du Danebrog, dans le cas où il n’approuverait pas la position qu’il avait prise et spécialement sa consécration au saint ministère. Le roi n’agréa pas cette restitution volontaire ; il avait déjà résolu d’exclure Zinzendorf de l’ordre et lui répondit en ces termes :
« Nous Chrétien VI, par la grâce de Dieu roi de Danemark et de Norwége, faisons savoir au comte de Zinzendorf, en réponse à sa lettre du 1er de ce mois :
Que, ne trouvant pas que son système religieux et ses démarches inusitées s’accordent avec la pureté de la doctrine de Notre Seigneur et avec la simplicité de mœurs de ses apôtres, et craignant à juste titre que, à cause de notre ordre du Danebrog, dont ledit comte a été revêtu jusqu’à ce jour, nous ne paraissions contribuer au scandale par lui occasionné et au deuil que mènent là-dessus tant d’enfants de Dieu ;
Nous nous voyons obligé d’ordonner au comte de Zinzendorf de remettre notre ordre du Danebrog ès mains de notre conseiller intime et secrétaire Lerche.
CHRÉTIEN, roi. »
Ce ne fut que quelque temps après et pendant son second exil, dont nous parlerons plus tard, que Zinzendorf renvoya les insignes du Danebrog ; il ne les renvoya pas toutefois au secrétaire Lerche, comme on le lui ordonnait, mais au roi, de la propre main duquel il les avait reçus, et les accompagna d’une lettre pleine de dignité, dont nous ne citerons que quelques lignes :
« Méconnaître le zèle d’un serviteur de Dieu qui cherche à agir en toutes choses conformément à la sainte Parole de Dieu et à la vocation qu’il a reçue de l’annoncer, c’est un malheur pour un prince tel que vous, animé de bonnes intentions, un malheur dans lequel je ne puis vous voir tomber, dévoué comme je le suis à Votre Majesté, sans être rempli de la plus vive douleur.
Vous voyez, Sire, qu’à ce point de vue j’aurais lieu de me demander si je dois vous renvoyer l’ordre du Danebrog, ou si je dois le conserver avec respect, comme un gage que vous m’avez confié, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de dissiper les préventions de mon prince bien-aimé et de le convaincre de mon innocence. En tous cas, je ne me permettrai plus de porter cette marque de votre bienveillance, et je m’en suis déjà abstenu dans ces derniers temps.
Vous n’ignorez pas que mon souverain, pareillement à Votre Majesté, s’est laissé engager à me regarder comme coupable et qu’il m’a momentanément interdit le séjour de ses États. Je ne sais si Votre Majesté a quelque pitié pour moi dans la situation où je me trouve maintenant, mais je la prie très humblement de ne s’employer en aucune manière en ma faveur. J’honore le roi de Pologne autant qu’il me méprise peut-être. Il est un beaucoup trop bon prince pour que je puisse lui attribuer le moins du monde mes maux. Mais je vois toujours mieux que Dieu, jaloux de son honneur et de sa majesté souveraine, veut me faire toucher au doigt que ce n’est pas par la protection des rois, mais par Lui seul que je dois subsister. »
C’est ainsi que Zinzendorf, comme il le dit à la fin de cette même lettre, « échangea la croix du Danebrog contre la croix de son Sauveur. » Ce fut aussi là qu’en restèrent ses relations avec la cour de Copenhague, Chrétien VI étant demeuré jusqu’à sa mort (1745) sous l’influence du parti opposé à Zinzendorf.
« La manière dont un roi si pieux a traité Herrnhout », dit le comte, « est certainement un jugement de Dieu ; je ne le comprends pas, mais je l’adore. Au reste, je ne comprends rien à toutes mes affaires de Danemark, si ce n’est que j’ai compté sur un secours humain et que j’ai voulu m’appuyer sur un roseau qui m’a percé la main, comme cela devait être. »