1. Moïse donc, né et élevé de la manière que nous avons dite, parvenu à l'âge d’homme, donna aux Égyptiens une preuve éclatante de son mérite et montra qu'il était né pour leur propre déchéance et pour l'élévation des Hébreux : voici quelle en fut l'occasion[1]. Les Ethiopiens, qui sont établis près des Égyptiens, faisaient irruption dans leur territoire et ravageaient les possessions des Égyptiens ; ceux-ci, indignés, partent en expédition contre eux pour venger l'offense et, vaincus dans une bataille, les uns succombent, les autres s'enfuient et se sauvent honteusement dans leur pays. Mais les Éthiopiens les poursuivent, leur donnent la chasse, estimant qu'il y aurait de la lâcheté à ne pas s'emparer de toute l'Égypte et ils s’étendent dans le pays ; puis, ayant pris goût à ses richesses, ils ne voulurent plus y renoncer et, comme à leurs premières incursions sur les territoires limitrophes on n'osa pas leur opposer de résistance, ils s’avancèrent jusqu’à Memphis et jusqu'à la mer ; aucune des villes ne put tenir contre eux. Accablés par ces revers, les Égyptiens ont recours aux prédictions des oracles : le dieu leur ayant conseillé de prendre pour allié l'Hébreu, le roi prie sa fille de lui donner Moïse pour en faire le chef de l'armée. Celle-ci, après que son père eut juré qu'on ne lui ferait aucun mal, le lui confie ; elle tenait que ce serait un grand bienfait pour eux qu'une telle alliance et voulait humilier les prêtres, qui, après avoir parlé de le mettre à mort, ne rougissaient pas maintenant d'implorer son secours.
[1] Le singulier récit qui suit est probablement emprunté à Artapanos (v. Eusèbe, Praep. ev., IX, 27, p. 431) ou à une tradition utilisée déjà par ce dernier. Moïse était devenu, dans la littérature judéo-alexandrine, le héros de légendes destinées à présenter sa vie sous le jour le plus favorable. Dans le récit d'Artapanos, le roi d'Égypte se nomme Chénéphrès.
2. Moïse, à l'invitation de Thermouthis et du roi, accueille cette mission avec plaisir ; ce fut une joie également pour les hiérogrammates des deux peuples : pour ceux des Égyptiens, parce que, une fois que sa valeur les aurait fait triompher de leurs ennemis, ils pourraient se débarrasser aussi de Moïse par la même ruse, et pour ceux des Hébreux, car il leur serait loisible de fuir les Égyptiens, ayant Moïse pour chef. Celui-ci prévient l'ennemi et, avant que celui-ci soit informé de son approche, il prend son armée et la dirige, non par la voie du fleuve, mais à travers les terres. Là, il donna une merveilleuse preuve de sa perspicacité : la route était pénible à suivre à cause des nombreux serpents dont cette région produit une quantité ; il en est qu'on ne trouve pas ailleurs, qu'elle est seule à nourrir et qui se distinguent par leur force, leur malignité et leur aspect étrange ; quelques-uns même sont volatiles, de sorte qu'ils se cachent à terre pour attaquer et peuvent nuire aussi avant qu'on les ait aperçus, en s'élevant en l'air. Moïse imagine donc, pour assurer à son armée une route exempte de dangers, un merveilleux stratagème : il prépare des espèces de cages avec de l'écorce de papyrus et les emporte remplies d'ibis — c'est un animal très ennemi des serpents —, qui s’enfuient quand il fond sur eux, et, s'ils résistent, ils sont saisis et engloutis comme par des cerfs[2]. Les ibis sont, d'ailleurs, apprivoisés et n'ont de férocité que pour la race des serpents. Mais c'est assez parler d'eux, car les Grecs connaissent bien les caractères de l'ibis. Donc, quand il pénétra dans ce pays infesté de bêtes, il se servit des ibis pour se défendre contre les serpents, en les lâchant sur eux et en profitant de ces auxiliaires[3]. C'est de cette façon qu'il poursuit sa route ; il arrive sur les Éthiopiens, qui ne s'y attendaient pas, en vient aux mains avec eux, les défait dans une bataille, anéantit les espérances qu'ils nourrissaient à l'égard des Égyptiens et pénètre dans leurs villes, qu'il saccage ; il se fit un grand carnage d'Éthiopiens. Ayant pris goût aux succès que Moïse leur fait remporter, l'armée des Égyptiens se montre infatigable, de sorte que les Éthiopiens étaient menacés de la servitude et d’une ruine complète. A la fin, les ayant poursuivis jusqu'à la ville de Saba, capitale du royaume d'Éthiopie, que Cambyse plus tard appela Méroé d'après le nom de sa sœur, ils en font le siège. Mais c'était une place extrêmement difficile à enlever : le Nil l'entourait d'un cercle, et d'autres fleuves, l’Astapos et l'Astaboras, rendaient l'attaque malaisée à ceux qui tentaient d'en franchir le cours. La ville, se trouvant à l'intérieur, est comme une île ; de fortes murailles l'enserrent et, contre les ennemis, elle a pour abri ses fleuves, ainsi que de grandes digues entre les remparts, de sorte qu'elle ne peut être inondée si la crue vient à être trop violente ; et c'est ce qui rendait la ville imprenable même à ceux qui avaient passé les fleuves. Tandis que Moïse considérait avec ennui l'inaction de l'armée, car les ennemis n'osaient en venir aux mains, il lui arriva l'aventure suivante. Tharbis, la fille du roi des Éthiopiens, en voyant Moïse amener l'armée près des remparts et lutter vaillamment, admira l'ingéniosité de ses opérations et comprit que les Égyptiens, qui désespéraient déjà de leur indépendance, lui devaient leurs succès, et que les Éthiopiens, si vains des avantages qu'ils avaient remportés contre eux, se trouvaient par lui dans une situation tout à fait critique ; elle s'éprit d'un violent amour pour Moïse. Comme cette passion persistait, elle lui envoie les plus fidèles de ses serviteurs pour lui offrir le mariage, il accepte la proposition, moyennant la reddition de la ville, et s'engage par serment à prendre Tharbis pour femme et, une fois maître de la ville, à ne pas violer le pacte ; l’évènement suit de près ces pourparlers. Après avoir défait les Éthiopiens, Moïse rend grâce à Dieu, effectue ce mariage et ramène les Égyptiens dans leur pays[4].
[2] ὑπ 'ἐλάφων. Naber propose ὑπὸ νεφῶν « par des nuées »
[3] La Chronique de Moïse raconte une histoire analogue, avec cette différence que c'est aux Éthiopiens que Moise rend service. Il leur donne le moyen de rentrer, au retour d'une guerre, dans leur ville, que le devin Balaam avait investie de hautes murailles et dont il avait infesté les abords de serpents et de scorpions : Moïse conseille aux Éthiopiens de dresser des petits de cigognes à la chasse ; puis de monter à cheval et de lâcher les oiseaux contre les serpents. Ce qu'ils firent avec plein succès.
[4] Cette légende romanesque doit sa naissance au souci d'expliquer le verset des Nombres (XII, 1) : « Et Miriam et Aaron jasèrent sur Moïse à cause de la femme, éthiopienne qu'il avait prise, car il avait pris une femme éthiopienne ». Le Pseudo Jonathan dit que Moïse avait épousé la reine d'Éthiopie (dont il s'était ensuite séparé). La Chronique de Moïse raconte que Moïse régna quarante ans en Ethiopie, où il avait épousé la veuve du précédent roi, Nikanos (Kikanos d'après le Séfer hiyaschar). Cette femme se plaignit aux grands de ce que Moïse ne voulait pas avoir commerce avec elle, et leur demanda de nommer un autre roi, le fils de Nikanos. Alors Moïse fut congédié, d'ailleurs avec beaucoup d'égards, et s'en alla dans le pays de Madian.