On peut plaider en faveur de la loi de solidarité son immense utilité, pour ne pas dire son absolue nécessité. C’est grâce à elle, et à elle seule, que l’humanité peut progresser. C’est parce que chaque individu ne recommence pas toute l’humanité, mais parce qu’il prend son point de départ dans un état acquis par la solidarité, qu’il peut lui-même acquérir quelque chose de nouveau. Prenant le progrès au point où nos prédécesseurs l’ont amené, nous le poussons plus avant pour ceux qui viendront après nous. C’est ainsi, par la solidarité, que l’humanité grandit en savoir et en puissance, comme un homme, disait Pascal, qui vivrait toujours et qui apprendrait toujours. Sans cette solidarité, l’humanité piétinerait sur place et n’avancerait jamais d’un seul pas. Il faut, ou soutenir que l’idéal c’est l’individu dans la faiblesse et le dénuement de la solitude, ou reconnaître que la loi en vertu de laquelle les labeurs des générations passées profitent à celles qui les suivent, que la loi en vertu de laquelle les pères préparent la destinée de leurs enfants, est salutaire, est bienfaisante, est indispensable.
On répondra il est vrai, que ces avantages ont leur contre-partie ; qu’utile et bienfaisante par un côté, la solidarité est pernicieuse et fatale par un autre ; que l’héritage que nous recueillons, que nous sommes forcés d’accepter, contre lequel il n’y a pas de clause restrictive, de « bénéfice d’inventaire », est un héritage de malédiction autant que de bénédiction, de faiblesse autant que de force, de vice autant que de vertu. S’il y a un progrès dans le bien, il y a aussi un progrès dans le mal, et c’est encore la solidarité qui en forme la condition. Cet ordre de considérations est aussi vrai, aussi solide et aussi sûr que l’autre. On pourrait les prolonger tous deux indéfiniment, sans amener aucun résultat décisif, ni pour l’optimisme de certains arguments, ni pour le pessimisme de certains autres. Aussi bien, la question qui se pose ne se résout-elle pas sur le terrain de l’utilité mais sur celui de la justice. Nous ne demandons pas si la solidarité est malfaisante ou bienfaisante, elle est un fait ; nous demandons si, ce fait, la conscience l’approuve ou le condamne.
Le seul point que nous désirions retenir et marquer, c’est que la solidarité étant un fait, il ne faut pas l’apprécier d’après ses conséquences, mais en lui-même. Si elle est juste, il faudra en accepter également tous les effets, les mauvais comme les bons ; si elle n’est pas juste, il faudra en réprouver également tous les effets, les bons comme les mauvais. Il ne sera pas permis d’accepter comme juste l’imputation des vertus accomplies par d’autres, si nous ne déclarons pas juste aussi l’imputation des mauvaises actions accomplies par d’autres. S’il est conforme à la justice que nous héritions des vertus de nos ancêtres, il l’est tout autant que nous héritions de leurs vices ; et s’il est inique que nous soyons punis pour leurs fautes, il est inique également que nous soyons récompensés pour leur mérite. On ne peut tout ensemble se réjouir et se scandaliser de la même loi ; s’en réjouir lorsqu’elle est favorable, s’en scandaliser lorsqu’elle ne l’est pas. Prétendre que les actes nobles aient leur lignée glorieuse et que les actes immoraux ne laissent aucune suite après eux, ce serait vouloir que la solidarité fût et ne fût pas. Non, il faut la prendre comme elle est, avec ses deux faces inséparables, la légitimer, tout entière, ou la condamner tout entière.