Notre objet, vous vous le rappelez, c’est de savoir s’il y a empiriquement, dans l’humanité, un état de conscience qui échappe aux ruptures (psychologiques) et aux contradictions (morales et religieuses) que présente l’humanité naturelle, et non seulement qui y échappe, mais qui en soit la contre-partie, l’exacte antithèse, c’est-à-dire le remède et la guérison. Si nous le trouvons, il sera la vérité humaine. Notre enquête apologétique sera terminée. Or, nous l’avons trouvé, et c’est en Jésus de Nazareth. Bien plus, nous avons observé que le but et l’intention expresse de Jésus de Nazareth était de faire participer les hommes à son état de conscience. Avoir constaté cela, c’est avoir obtenu plus de la moitié de ce que nous cherchions. Dès maintenant il ne nous reste plus qu’à savoir si les intentions et les prétentions de Jésus ont été confirmées par l’expérience. L’exemple des premiers disciples (sur le témoignage desquels seuls s’est concentrée jusqu’ici l’étude inductive, critique et constructive que nous réclamons) nous a permis de répondre affirmativement, et le spectacle du christianisme historique, pris d’une manière générale, nous a permis de prolonger nos affirmations et de les faire porter sur l’ensemble du christianisme.
A toute rigueur, nous pourrions nous en tenir là et terminer ici notre tâche. Mais on ne contestera guère l’utilité de contrôler ce résultat considérable (si considérable qu’il ne termine pas seulement notre apologétique, mais qu’il détermine la vérité humaine) par d’autres inférences et de plus amples investigations.
Pour cela nous userons d’un détour, mais d’un détour légitime. La classification des phénomènes de conscience chrétienne n’ayant pas été faite directement et scientifiquement par la théologie, nous recourons à cette classification spontanée qui s’est opérée dans le langage. Nous partons de cette prémisse, qui est universellement accordée par les linguistes modernes (et qu’ils emploient pour la reconstruction de l’histoire des peuples préhistoriques), que le vocabulaire d’un groupe ethnique trahit la vie même de ce groupe, et que l’on peut induire des radicaux primitifs à la nature de ses certitudes et de ses expériences fondamentales. Sur ce point l’hésitation n’est pas possible, ni le doute : le langage, expression de la pensée, ne l’est de la pensée que parce qu’il l’est d’abord de l’existence et du genre d’existence de l’homme. Les mots ne se soutiennent dans la langue que parce que et aussi longtemps que la réalité qu’ils expriment se soutient dans la vie. Transformez celle-ci, vous aurez par là-même posé le principe d’une transformation du vocabulaire. « A nouveaux faits, nouveaux conseils », dit le proverbe ; à nouveaux faits, nouveaux termes de langage, répète la philologie. Cela est si vrai qu’à mesure qu’un peuple passe de l’état pastoral à l’état agricole, et de l’état agricole à l’état industriel, il perd l’usage de certains mots et acquiert l’usage d’autres mots. C’est parce que la vie se transforme que la langue se transforme ; c’est parce que la vie s’enrichit que la langue s’enrichit. La mobilité de l’une n’est que le décalque de la mobilité de l’autre.
Or ce qui est vrai du général est vrai du particulier. La même loi qui préside à la formation et à la déformation du vocabulaire profane, préside également à celle du vocabulaire religieux. Là encore le mot n’existe que parce qu’il existe une certitude, une vie, une expérience, et le mot ne subsistera qu’aussi longtemps que subsistera l’expérience ; et le mot ne se modifiera ou ne tombera que si l’expérience tombe ou se modifie. Portant notre attention de ce côté, trois choses nous frappent aussitôt :
1° Les termes nouveaux et spéciaux que le christianisme a ou créés de toutes pièces, ou frappés d’un sens nouveau et d’une signification nouvelle. Ils étaient avant lui, ou totalement ignorés (la conception qu’ils expriment n’étant pas même connue), ou d’un usage sporadique et d’une application vague, mobile, incertaine. Créés de toutes pièces ou remplis d’un nouveau contenu, en voici quelques-uns : péché, salut, repentance, conversion, justification, loi, grâce, sanctification, régénération, condamnation, perdition, etc.
2° Après les avoir créés ou remplis d’un sens nouveau, le christianisme les a constamment maintenus et vivifiés. Il les a fixés dans son dictionnaire et les y a rendus invariables et permanents. Cette permanence, cette fixité à travers les siècles où tout changeait, ne s’explique ni par la routine, ni par la tradition, mais indique nettement la continuité et l’originalité de certaines expériences morales, d’un certain type de vie religieuse dont le caractère distinctif appelle une terminologie distincte.
3° Cette présomption gagne en force et devient une évidence si l’on observe que cette constance du vocabulaire chrétien n’exclut pas certaines fluctuations historiques qui toujours correspondent au développement et à l’intensité de la vie chrétienne. Aux époques de mort, de tiédeur et d’affaissement spirituel, le peuple chrétien perd l’usage des mêmes termes que l’usage avait consacrés. Il en oublie l’emploi, ou du moins en atténue le sens jusqu’à l’exténuer. — Se réveille-t-il au contraire, redevient-il vivant, conquérant, réformateur, ces termes oubliés, effacés ou vagues se retrouvent naturellement sur ses lèvres, et reprennent du même coup la valeur et la portée qu’ils avaient perdus. Ce phénomène est très significatif. Il confirme notre thèse d’une manière éclatante, à savoir que la terminologie spécifiquement chrétienne recouvre un phénomène de vie religieuse spécifique dont elle est seule capable d’exprimer les données constitutives.
Ce n’est donc point à tort, c’est avec raison et conformément à la saine méthode inductive, que nous pouvons suppléer (en quelque manière) à l’insuffisance d’une observation, d’une description et d’une classification rigoureuses des phénomènes de conscience chrétienne, en recourant à leur expression verbale et à leur classification spontanée qu’opère la langue. En attendant mieux, la langue nous donnera un aperçu au moins de ce que la science ne nous donne pas encore.
Or, parmi les termes que la vie chrétienne a choisis pour exprimer ses expériences constitutives, et dans lesquels elle les a spontanément distinguées et classées, nous en choisissons trois comme plus particulièrement décisifs pour le sujet qui nous occupe, c’est-à-dire pour le rétablissement de la pleine harmonie de la conscience psychologique et la perfection de la conscience religieuse et morale : ceux de conversion, de sanctification, de régénération. Et c’est par l’examen des phénomènes qu’ils recouvrent que nous allons nous assurer de la vérité humaine du christianisme au point de vue des prémisses déjà posées. Ils ont accompagné, traduit, exprimé l’expérience chrétienne depuis ses origines jusqu’à nos jours. Rien ne nous permet de douter qu’ils ne l’accompagnent et ne l’expriment jusqu’à la fin. Ce long usage, que dix-neuf siècles écoulés n’ont pas démenti et qui est commun à toutes les confessions chrétiennes, nous permet de considérer ces termes comme suffisamment exacts et suffisamment adéquats, pour qu’en les analysant, nous analysions du même coup les modifications psychologiques internes principales qu’entraîne et que détermine l’expérience chrétienne constitutive.