Avant d’être un acte, la vertu est le devoir à l’état de commandement. La théorie de la vertu doit donc se confondre avec celle du devoir. Un acte de vertu ou de charité qui n’est pas l’obéissance à la loi et ne procède pas d’un acte de conscience n’est pas un fait moral. Aussi nous pouvons dire que l’amour dont fait preuve le Seigneur Jésus n’est la règle idéalement belle et vraie, que parce qu’il se confond avec l’obéissance absolue. Le devoir appelle la loi comme la règle du bien et le juge de nos volontés et de notre existence tout entière. Dans toutes les langues, on peut dire : je dois faire mon devoir, mais aucune ne permet de dire : je dois me faire ma loi. La loi n’est pas pour un seul, elle est pour tous. Nous sommes ainsi amenés à reconnaître que le devoir n’est que l’acte par lequel se constate notre rapport individuel avec la loi. Or, comme dans le Christianisme, le rapport de la loi et du devoir avec la conscience et la volonté individuelle, est tout autre qu’en dehors du Christianisme, et comme en sus, le Christianisme n’a pas seulement pour prémisses, pour point de départ, la loi révélée à Israël, mais la loi écrite par le créateur dans la conscience humaine, il est impossible d’exposer le sens chrétien de la loi, sans jeter un coup d’œil sur les diverses manifestations qu’elle a dû subir, avant de rencontrer en Christ sa pleine et définitive réalisation. Nous présenterons d’abord la loi comme le fait, l’expression de la conscience humaine universelle, car sans la constatation et la reconnaissance de ce fait premier, le Christianisme resterait à jamais une impossible utopie.
Pour la conscience humaine, l’universalité et la nécessité sont des attributs inséparables de la loi de Dieu ; une loi qui ne pourrait pas les revendiquer ne serait plus la loi. D’abord elle est universelle : son commandement n’est pas seulement pour l’individu mais pour tous. Elle veut être la loi dont nous discernons la voix toutes les fois que rentrant en nous-mêmes, nous laissons parler notre conscience. Et plus qu’une impression intime et secrète, elle est l’autorité qui nous saisit toutes les fois que notre volonté veut se produire au dehors : ses arrêtés font loi. Pour tous et toujours, ils président à la formation de la société, de la famille et de l’Etat. Il n’est pas un seul de nos rapports sociaux qui ne reste sous sa dépendance. On parle de la diversité qu’elle a subie au travers des âges et des nations. Toutes ces diversités peuvent bien rappeler l’intérêt et le préjugé du moment, mais elles ne peuvent pas rompre le lien qui la rattache à la loi universelle. Quel que soit l’accueil qu’elle rencontre, qu’il soit celui de la soumission ou de la révolte, on ne l’accueille ou on ne la repousse, que parce qu’elle commande et s’impose comme la loi universelle. Tous sentent, et ceux-là surtout qui lui résistent, qu’elle n’est pas plus au pouvoir de l’homme que la loi qui régit les astres, les plantes ou les animaux. Son autorité est tout aussi incontestable pour la conscience, qu’incontestable pour le corps est la loi de la pesanteur. Et cependant, elle est bien différente de la loi qui régit le monde matériel ! Elle ne fait jamais appel qu’à la liberté et ne s’impose jamais que sous la forme du devoir, tandis que la loi de la nature se confond toujours avec la nécessité immédiate et irrépressible.
Il est une autre différence que nous devons encore revendiquer. Tandis que la loi dans le monde de la matière produit toujours un effet instantané, dans le monde moral, on dirait qu’elle épargne le présent et ne frappe que l’avenir. Mais ce n’est là qu’une apparence qu’il faudrait se garder de prendre à la lettre, pas plus pour le monde moral que pour celui de la matière. On pourrait, en effet, nous objecter que bien souvent, dans l’un et l’autre de ces mondes, on rencontre des aspirations que l’heure présente ne peut pas satisfaire et qui cherchent en vain leur réalisation. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Souvent la nature produit des êtres informes et mal venus, des aspirations tératologiques qui semblent n’exprimer qu’un désir inassouvi auquel ne répondent que d’une manière imparfaite les réalités d’aujourd’hui, quand elles ne lui opposent pas une contradiction absolue. En présence de ces douloureux phénomènes, le matérialiste est obligé de constater que dans la nature il est un « il faut » qui n’est qu’un « il faudrait » car il reste irréalisé. Quelle que soit la réponse que l’on oppose à ces choquantes anomalies, il n’en est pas moins certain que la loi morale seule peut exprimer le devoir, l’obligation qui nous lie et nous constitue des débiteurs et des obligés. Il ne lui suffit pas de nous dicter des exhortations et des règles morales, elle veut être obéie et respectée et devant elle, notre conscience se sent saisie par le sentiment de l’obligation et de la dette. Mais elle ne présente jamais son commandement comme une contrainte, mais comme une obligation, un devoir, parce qu’elle veut être aimée tout autant qu’obéie et ne s’adresse qu’à la libre volonté.
Nous protestons, par conséquent, contre la morale naturaliste. Elle méconnaît la différence que nous venons de signaler et cherche à confondre la loi morale et la loi naturelle ainsi qu’a tenté de le faire le célèbre Schleiermacher dans son étude sur les rapports du monde moral et du monde physique. Pour cette morale naturaliste, et quoi qu’elle en ait, toujours déterministe, la loi morale n’est que la loi naturelle se dépouillant et s’affranchissant des entraves de la matière, grâce à l’intervention consciente et personnelle de l’homme et par le fait de ce concours, s’élevant à la conscience d’elle-même. Mais dès lors qu’elle ne se fait que successivement et péniblement au travers d’obstacles et de résistances qu’elle ne peut pas toujours vaincre, il est évident que cette loi, avant d’être un commandement, est surtout par le fait de son origine une nécessité de la nature, et qu’elle ne peut se spiritualiser et s’ennoblir qu’à la condition de rester dans la dépendance de l’homme, son maître et son créateur. Il est facile de surprendre l’erreur fondamentale du système ; jamais il ne pourra dire comment cette loi naturelle peut devenir la loi morale et d’inconsciente se faire consciente. Non seulement il ne sait pas le dire, mais il est contraint de reconnaître que s’il est des transitions que l’on peut constater entre la nature inorganique et la nature organique, entre le monde animal et le monde végétal, et qu’à les observer, on se sente toujours dans le même monde, en présence de différences qui s’expliquent et s’amoindrissent, il n’en est plus ainsi entre la loi naturelle et la loi morale. Entre ces deux lois, il n’y a pas de transition, mais un abîme. Elles relèvent, non pas de deux mondes mais de deux créations différentes.
[G. de Humbolt. Le Cosmos I, 386. — Plus on s’élève dans les sphères supérieures du monde organique, et plus on sent que les lois se font tout autres, et revêtent l’attrait et l’impression du mystère. On s’en aperçoit surtout lorsqu’on aborde l’étude de l’espèce humaine. Elle a beau se diversifier à l’infini, dans toutes ses diversités, elle se caractérise toujours par l’esprit créateur et par une parole qui indéfiniment produit les langues les plus diverses. Le naturaliste qui dessinera la carte du monde de la nature, peut bien nous montrer la limite où commence l’empire de l’intelligence et l’au-delà d’un autre monde ; mais cette limite, il ne saurait pas plus la supprimer qu’il ne peut l’expliquer.]
Quant à expliquer comment s’est fait ce nouveau monde, ou comment la conscience et la liberté, la parole et l’action, pour la première fois, ont fait leur apparition, jamais le naturalisme ne pourra nous le dire. Que le naturalisme parvienne un jour à expliquer tous les phénomènes de la matière, nous voulons bien le croire, mais il est une chose qu’il ne pourra jamais comprendre, l’esprit qui pense et veut la libre et responsable personnalité, l’homme en un mot. On a beau se représenter la nature comme une loi qui se comprend elle-même, une puissance qui se possède, cette conception ne sera jamais qu’une imagination incapable de rien expliquer. Car comment pourrait-elle nous faire entendre que la nature aveugle, dépourvue d’intelligence et de raison, dans la dépendance absolue des lois de la matière, autant dire de la fatalité, puisse jamais conquérir l’indépendance et dans cette indépendance, la conscience d’elle-même pour voir et pour vouloir ? D’éternité en éternité, jamais il ne sera possible d’expliquer comment le moins peut faire le plus, autant dire comment de la matière peut procéder la liberté morale. Ce n’est donc pas d’en bas, mais seulement d’en haut que nous vient cette liberté. La différence entre le bien et le mal fera toujours et éternellement, une impression tout autre sur la conscience humaine que la différence entre la santé et la maladie. Tout autres également seront toujours les impressions ressenties en présence de l’un de ces grands cataclysmes qui troublent l’harmonie de la nature et échappent tout autant à la puissance qu’à la prévision de l’homme, et les désastres historiques, seulement imputables à son impuissance ou à sa déraison. Toutes les fois qu’on a voulu expliquer les désastres du monde moral par des circonstances matérielles, par la chair et le sang, par la prédominance de l’instinct, autant dire les assimiler aux phénomènes matériels, si éloquentes qu’aient été ces explications, elles n’ont jamais servi qu’à provoquer le sourire de l’incrédulité.
Mais si nous affirmons une différence essentielle, absolue, entre la loi morale et la loi naturelle, nous ne la comprenons pas cependant comme un dualisme irréductible. Nous sommes ici contre Kant avec Schleiermacher, pour croire qu’il n’y a pas une contradiction insoluble entre la loi morale et la loi naturelle. Avec le théologien contre le philosophe, nous nous refusons à croire qu’il y ait un dualisme irréductible, une lutte sans fin entre la raison et l’instinct, le devoir et le penchant. Pour admettre ce dualisme entre la loi morale et la loi naturelle, il faudrait d’abord le concevoir en Dieu. N’est-ce pas le même Dieu qui se révèle dans le monde moral et dans le monde de la nature ? Mais à l’admettre dans la personnalité divine, on se condamne à l’affirmer dans la personnalité humaine. Et comment pourrions-nous croire que cet homme dont le cerveau, les nerfs, le sang, se trouvent dans la dépendance absolue des lois naturelles, n’est pas le même qui, par sa volonté, relève de la loi morale son seul juge ? Et cependant, dans cette supposition, il nous faudrait admettre qu’il est condamné à une lutte sans trêve et sans issue de lui-même contre lui-même ! La conception de Kant renferme néanmoins une part de vérité tout autrement grande que celle de Schleiermacher. Mieux que le théologien, le philosophe a étudié la nature actuelle de l’homme et mieux que lui, il s’est rendu compte du problème de la destinée, car il affirme la liberté et l’indépendance de la loi morale. Son impuissance à résoudre le problème de notre destinée morale n’en est que plus éloquente, pour affirmer qu’il est à jamais insoluble pour celui qui n’admet pas la rédemption et ne voit pas, par elle, la conciliation de la nature morale et de la nature physique dans l’harmonie de la sainteté absolue.
La loi morale affranchit l’homme de la servitude de la matière. Elle le marque du sceau de la liberté et le fait le citoyen d’un monde tout autrement élevé que celui de la nature. Elle l’introduit dans une cité où les actions se pèsent et se jugent d’après des règles tout autres que celles qui servent à mesurer le temps et l’espace. Mais en affirmant sa liberté, elle n’en affirme que plus sa dépendance. En vertu de cette double affirmation, l’humanité n’est pas seulement le milieu de la liberté, elle est aussi celui de l’autorité, tandis que le monde de la nature n’est que celui de la dépendance et de l’aveugle nécessité. Autorité et liberté, tels sont les deux pôles entre lesquels se meut le monde moral. Nous disions précédemment la grâce et la liberté : alors la question était bien la même que celle qui nous retient maintenant, mais tout autre l’aspect sous lequel elle se présentait. Mais maintenant il nous importe d’entendre que la liberté ne serait pas si, au-dessus d’elle, il n’était pas une puissance pour lui commander, tandis qu’elle ne connaît aucune dépendance pour elle-même. Cette puissance ne peut être que Dieu lui-même. L’autorité absolue qui la caractérise ne peut procéder que de l’être en soi, de l’être absolu. La liberté humaine, bien loin d’être autonome, de ne dépendre que d’elle-même, ainsi que Kant le voudrait, est donc dans la dépendance de la loi de Dieu qui l’a voulue. Et cependant, elle s’élève à la hauteur de la véritable éloquence la parole de Kant lorsque tout à coup faisant trêve à la sécheresse de sa nomenclature philosophique, il s’écrie dans une langue qui n’est plus celle du philosophe mais du prophète. « Le devoir ! Est-il un nom plus grand que le tien dans la langue des hommes ? Tu commandes et tu n’as rien pour plaire et pour contraindre. Pour incliner la volonté à ton commandement, jamais tu ne t’abaisses aux séductions de la promesse, aux menaces du châtiment. Tu es la loi et pour toi c’est assez ! A ce titre seul tu veux trouver accès dans nos cœurs. Et ! nul n’ose te contredire. Alors même que l’on se révolte à ton injonction, cette révolte il faut qu’elle se dissimule et revête l’apparence de la soumission. Où donc trouver une puissance digne de te créer ? Une cause à la hauteur de ta noble origine ? » Et tout aussitôt comme s’il avait hâte de se répondre à lui-même, il ajoute : « Ton origine, tu ne peux la devoir qu’à ce ciel qui ne se laisse contempler que pour s’élever et se dérober au-dessus de nos têtes ». Et cette puissance visible et concevable pour la raison seule, tout en nous rangeant sous la dépendance de l’ordre universel des choses, ne peut être que la libre personnalité. Et cette liberté, tout en se sentant indépendante du mécanisme du monde matériel, capable même de le dominer, n’en a pas moins conscience qu’elle n’est une puissance qu’à la la condition de se soumettre à la loi que proclame sa propre raison !
Ainsi donc, au dire du philosophe, nous nous trouvons en présence de cette contradiction : L’homme appartient au monde des sens et n’en reste pas moins, en tant qu’être intelligent, soumis aux lois de la raison. Mais, poursuit-il, « cet homme qui appartient à deux mondes quand il en vient à considérer sa haute et meilleure destinée, sa véritable nature, les lois qui le régissent, comment pourrait-il ne pas être saisi par un sentiment d’admiration qui est tout à la fois la pensée qui adore et le cœur qui trembleb. »
b – Critique de la raison pure. p. 214. Edit. Rosenkranz.
L’affirmation de Kant ne nous donne qu’une partie de la vérité. La personnalité humaine, en effet, comment pourrait-elle être à elle-même, sa cause et la loi de son éternelle destinée ? N’est-elle pas dépendante de l’espace et du temps ? N’est-ce pas dans le temps qu’elle prend conscience d’elle-même ? Lorsque par elle-même elle veut arriver à se connaître, à trouver sa loi, ne faut-il pas qu’elle traverse d’abord la nuit de l’inconscience ? Et si tant est qu’elle puisse trouver cette loi en elle-même, elle ne sera jamais pour lui qu’un don et un don gratuitement dispensé par son propre créateur. La cause de sa noble origine elle ne pourra jamais s’empêcher de la rechercher, mais jamais non plus elle ne la trouvera que bien plus haut que la terre. C’est à la rechercher que Kant avait appris à dire qu’il était deux choses qui remplissaient toujours son cœur d’une crainte et d’une admiration toujours plus grandes : « Le ciel étoilé au-dessus de sa tête et la loi morale dans sa conscience. La première, disait-il, parce que dans son incommensurable grandeur, dans son fourmillement de mondes et de lumières, le ciel lui fait sentir la plénitude de son néant et l’oblige à confesser qu’il n’est qu’un atome, un infiniment petit au regard de l’infiniment grand ». Et quant à la seconde, « la loi, il l’aimait et l’admirait, parce qu’elle l’élevait au-dessus de toutes les myriades de monde et, l’emplissant de l’invisible et de l’éternel, l’obligeait à se concevoir comme infiniment plus qu’eux tous, lui se connaissant et eux à jamais incapables de se connaîtrec. Mais qu’il nous soit permis de le dire, si éloquemment qu’il exprime son admiration, pour nous, elle est encore trop incomplète, car il admire le miracle de la liberté, ce surnaturel qui nous élève au-dessus du monde des sens et nous introduit dans le monde moral dont il n’est lui-même que la manifestation. Mais ce monde, on dirait qu’il ne l’exalte que pour plus complètement l’abaisser en l’abandonnant sans défense, comme un aveugle automate aux caprices et aux injustices de la matière et de ses lois inexorables. Ce serait à croire qu’il ne s’est jamais douté qu’au miracle de la liberté humaine doit correspondre celui de la liberté divine, cette autorité suprême qui gouverne et qui dirige la libre humanité. Toujours il persiste à fonder l’autorité sur la liberté ; et il donne à l’homme sa propre raison comme la cause de l’autorité. Comment donc fait-il pour ne pas voir, que s’il est impossible de déduire la liberté de la matière, il est plus impossible encore d’assigner la liberté humaine comme la raison d’être de l’autorité qui doit la contraindre à l’obéissance et l’a faire responsable ? Forcément il faut donc que par son origine elle soit supérieure et antérieure à la liberté. Jamais pour ma volonté personnelle une loi impersonnelle et dépourvue de volonté ne pourra faire autorité, car elle est moins que moi, et ne saurait m’appeler devant son tribunal. Ce pouvoir n’appartient qu’au maître souverain, qu’au législateur et au juge des vivants et des morts. Mais une loi abstraite, si imposante et si capable soit-elle de me faire sentir que je ne suis qu’un infiniment petit, qu’un atome perdu dans l’immensité des êtres, qu’un grain de sable dans le désert de l’infini, n’en est pas moins incapable de me faire oublier qu’en moi il est une chose qui m’élève au-dessus d’elle et me fait plus qu’elle. J’ai ce qu’elle n’a pas : une conscience et une volonté. Je suis de plus celui qui se connaît devant la loi, tandis que cette prétendue loi ne peut ni me connaître, ni se connaître. S’il me faut un jour comparaître devant son tribunal pour être jugé sur les fautes cachées, ignorées du monde, dont seule ma conscience garde le souvenir, je serai le seul pour connaître l’étendue de ma faute et seul en état de juger et de prononcer la sentence en dernier ressort et d’après la règle de la justice véritable. Le tribunal souverain appelé à prononcer pour l’éternité tout entière serait bien moins juste que les justices humaines qu’il devrait cependant faire comparaître pour révoquer ou confirmer leurs sentences ; infiniment moins informé que la plus humble d’entre elles, il ne pourrait jamais promulguer ses arrêts qu’en aveugle et dans la plus complète ignorance ; il n’aurait d’autres moyens d’information que ceux que voudrait bien lui fournir la raison humaine, autant dire l’accusé lui-même. Si l’on veut prendre au sérieux la responsabilité, il faut donc qu’au-dessus de la liberté il y ait une autorité que ma conscience soit obligée de reconnaître, à la fois sainte et toute puissante et se confondant avec la volonté de Dieu lui-même. Pour être elle-même, il faut que cette autorité soit la puissance qui dispose de la nature et de ses lois, des hommes et des choses, conduise et dirige les vagues de la mer et les mondes du firmament. Il faut encore qu’elle commande aux nations de la terre, leur assigne le but à atteindre, les assemble ou les disperse, et sache leur demander compte de la manière dont elles auront répondu à son appel. Cette toute puissance implique donc la domination libre et absolue sur le monde de la matière et celui de l’esprit. Dans la personnalité divine, on ne peut la concevoir que comme l’union de la sainteté et de la souveraineté, retenant à son commandement et pour la réalisation de l’ordre moral la toute puissance sur tout ce qui existe dans l’infini de l’espace et du temps. Une volonté morale qui ne serait pas la toute puissance et devrait, alors qu’il irait de l’exécution de ses desseins les meilleurs, s’incliner devant les lois du monde physique et les révoltes de l’histoire, ne serait qu’une vaine prétention, l’ombre d’une volonté, le rêve d’une ambition incapable et toujours déçue. Eternellement vouée à la défaite, on l’entendrait dire, je le voudrais, mais jamais, je le veux. Aussi, il ne saurait échapper à notre conscience, qu’elle le veuille ou non, que la voix qui commande dans le secret du cœur doit être celle du juge à qui seul appartient la puissance qui exécute les arrêts rendus par sa justice. Et il n’est pas de sophisme au monde pour nous faire croire que ses arrêts puissent rester sans effet. Pour être à elle-même sa propre autorité, il faudrait donc que la liberté de la raison humaine, non seulement sût concevoir la suprême félicité, mais qu’elle pût commander aux lois de la nature et aux événements de l’histoire et les contraindre à servir, quoi qu’ils en aient, au triomphe du monde moral. Malgré bien des hésitations, Kant entrevit cette vérité. Elle s’imposait à sa raison. Il dut même finir par reconnaître qu’avec un Dieu tel qu’il le concevait, le monde moral restait la plus douloureuse de toutes les énigmes.
c – Voir dans Pascal. — Les deux infinis et le Psaume 19. — N. d. T.
La sainteté attentivement considérée, se confondant toujours avec l’amour, ne fait qu’un avec la toute puissance divine et n’en est jamais que la manifestation. Cette toute puissance, ainsi conçue, projette une telle lumière sur la nature de l’autorité, qu’il nous devient facile de comprendre qu’elle ne peut être autre chose que le grand miracle de la toute puissance divine consentant à se limiter elle-même, sans cependant jamais abdiquer, pour régner librement sur des hommes libres et par eux constituer la cité de Dieu. Pour contredire à cette conception, il faudrait nier le Dieu vivant et créateur, et admettre un royaume d’hommes libres, une cité humaine, multipliant toutes les ressources de la pensée sous les efforts de la volonté pour faire que la liberté qui ne souffre point de maître, devienne son maître à elle-même. Mais à poursuivre cette chimère, il faudra bien finir par reconnaître que deux ne peuvent pas faire un, et qu’à s’obstiner à cette poursuite, on se condamne à rouler le rocher de Sisyphe. La véritable autorité ne peut venir ni du moi de l’homme, ni d’aucune puissance de la terre, elle ne peut venir que d’en haut. Pour être elle-même, il faut qu’elle soit un don de Dieu et que l’homme consente à la recevoir comme un don gratuit.
L’autorité divine se révèle dans la loi obligatoire pour l’individu et la société tout entière. Elle est la puissance qui consacre et légitime toutes les autorités terrestres et humaines. Elles ne peuvent pas invoquer une autre origine. Toutes les lois, ainsi que déjà le faisait remarquer un sage païen, Heraclite, ont pour soutien et pour fondement la loi divine. Il n’est pas d’autorité humaine, par conséquent, qui puisse se révéler en dehors et indépendamment des conditions que lui impose l’autorité divine, sa cause première et son modèle. Comme elle, il faut qu’elle unisse la force morale et la force matérielle. Ou si on l’aime mieux, il faut qu’elle soit en même temps la force et le droit. Par le droit, nous entendons ce qui peut et doit s’imposer au nom de la morale, et à ce titre, commander et obliger. La force ne comprend pas seulement la puissance matérielle, elle doit se faire avec toutes les influences que peuvent valoir les dévouements accomplis, les services rendus et les conquêtes qui honorent le génie et le savoir de l’homme. Que l’autorité soit à la fois la force matérielle et la force morale, c’est ce que dit à tous le nom même qu’elle porte. Elle s’appelle l’Etat, c’est-à-dire ce qui est et subsiste par lui-même. Il faut donc qu’elle soit un symbole destiné à nous rappeler le gouvernement de Dieu lui-même. Un état, un gouvernement qui n’aurait pas la force de faire exécuter ses décisions, ne serait plus l’autorité. Mais par contre, la force matérielle ne suffit pas pour faire l’autorité. Un despote, ainsi que le décrit Machiavel dans son livre du Prince qui, au mépris de toute idée, de toute justice, ne régnerait que par le moyen de la ruse et de la violence, ne serait pas plus le représentant de l’autorité et son légitime défenseur, qu’une assemblée populaire qui ne connaîtrait d’autre règle que la violence populaire qui l’aurait instituée. Princes ou tribuns, ils ne sont jamais que des usurpateurs qui ne peuvent qu’organiser la terreur et profaner l’autorité. Pour un jour seulement, ils représentent le droit du plus fort. Les consciences leur échappent et ils sont impuissants pour les contraindre à leur service. Si la force à elle seule suffisait pour fonder l’autorité, elle aurait le droit, ainsi que judicieusement l’observe le philosophe Baader, de s’appeler le souverain légitime, la bête fauve qui terrorise un canton et chaque jour vient prélever sa proie sur le troupeau qui passed. Ce que Kant a dit du devoir doit pouvoir s’appliquer à tout gouvernement digne de ce nom. Il faut que, comme lui, il ne demande rien à la flatterie et ne cherche à s’imposer que par la force morale, qu’il contraigne ainsi notre considération et notre soumission malgré toutes les velléités contraires. Ce que nous disons de l’Etat, on doit pouvoir le dire avec les restrictions voulues de l’autorité des parents sur les enfants dans la famille. Chacune de ces autorités doit conquérir le droit de commander aux enfants ou aux élèves, en s’imposant à leur affection et à leur reconnaissance. L’emploi de la force matérielle soit dans la famille, soit dans l’école, ne constitue pas l’autorité. Aussi l’Ecriture nous exhorte-t-elle à ne point aigrir nos enfants (Éphésiens 3.4). Mais il est bien évident que les commandements, les recommandations et les instructions qui se laisseraient méconnaître impunément, dénoteraient une autorité incapable de se faire respecter.
d – Baader, l’idée de l’autorité. Œuvres philosophiques, 2 vol. p. 419
Cette union de la force morale et de la force physique, nous la voyons se faire sous une forme extraordinaire et grande, au profit des héros et des souverains providentiels qui s’emparent du pouvoir, aux heures difficiles, quand les détenteurs de l’autorité légitime n’en sont plus que les usurpateurs, à force de méconnaître les signes des temps et les exigences de la justice. Alors apparaissent ces docteurs éminents, ces maîtres incontestés, ces réformateurs politiques qui se révèlent comme les souverains de droit divin, suscités de Dieu pour le salut de tout un peuple. L’autorité que ces dictateurs ont exercée dans l’histoire, jamais n’a pu se faire reconnaître qu’à la condition de représenter la puissance du génie et son irrésistible ascendant moral, car jamais un peuple ne peut obéir qu’à une supériorité morale qui s’impose à sa conscience et se fait pour elle l’exemple qui entraîne et le commandement qui dirige. Mais plus l’autorité prendra conscience d’elle-même et s’efforcera de répondre à l’idéal qu’elle représente, et plus il faudra que le commandement, à la force qui contraint, substitue l’influence qui persuade et que le « il faut » de la loi devienne le « il faut » du devoir.
Lorsque, en présence de la conscience, on cherche à se rendre compte de ce que doit être l’autorité, on arrive à constater qu’elle n’est pas faite seulement pour commander, mais pour donner, et qu’en conséquence, elle doit emprunter à la charité sa véritable sa puissance. On peut et on doit donc le dire : l’autorité n’est le droit que parce qu’elle est le fait moral auquel toujours la force matérielle doit se subordonner. Or le fait moral par excellence, c’est la charité, c’est-à-dire le don de nous-mêmes. Ce que nous disons de l’autorité, conçue en elle-même, peut s’appliquer à toutes les formes qu’elle peut revêtir, les plus grandes comme les plus humbles. Elle n’est ce qu’elle doit être, que lorsque oubliant son droit abstrait et absolu, la force qui est à son commandement, elle nous oblige à regarder à elle, non point seulement avec crainte et soumission, mais avec une pieuse reconnaissance et dans l’attitude du respect et de la confiance. Elle n’est donc plus seulement la force qui commande, mais la grâce qui fait aimer, parce qu’elle ne prend que pour mieux donner, ne dirige que pour mieux relever et ne restreint notre liberté que pour la fortifier et l’agrandir. Il faut donc que l’autorité appelle l’obéissance, et qu’elle impose, avec la crainte qui respecte et admire, la déférence qui aime et se confie. L’expérience, au reste, atteste que ce n’est que sous cette forme que l’autorité est elle-même. Mais alors même qu’elle ne saurait que commander, prescrire et lier, elle n’en est pas moins l’autorité, car elle est toujours de droit absolu ; notre obéissance à ses ordres fût-elle involontaire, elle n’en aurait pas moins le droit de l’exiger. Ici encore, le Christ nous apparaît comme l’autorité personnelle, idéale et parfaite ; car il ne veut être pour la conscience la loi absolue, qu’en lui inspirant une admiration et une confiance entières dans un amour et une reconnaissance sans réserve. Si toutes les fausses autorités ne voient dans l’homme qu’un moyen dont il faut user et abuser dans un intérêt personnel, toujours égoïste et mauvais, à la seule intention d’abaisser et d’opprimer, l’autorité véritable, à l’exemple de l’autorité du Christ, ne donne des ordres que pour répandre ses bienfaits et au seul effet de toujours plus élever les intelligences et les volontés.
Si l’on nous demande maintenant quelle est pour la société humaine l’origine de l’autorité, à cette question il n’est pour nous qu’une réponse, celle de l’épître aux Romains : « Toute autorité vient de Dieu » (Romains 13.1) D’après le contexte, c’est surtout l’autorité politique que vise cette parole, mais elle n’en est pas moins applicable à toute autorité humaine. Il faut cependant se garder de croire que l’apôtre veut que la société soit organisée d’une manière théocratique et que ses institutions et ses lois n’aient de valeur que pour autant qu’elles s’imposent comme article de foi et ordonnances divines. Contre une pareille interprétation, l’Ecriture elle-même se chargerait de protester, car c’est saint Pierre lui-même qui nous dit : « Soyez soumis à tout ordre humain par égard pour Dieu » (1 Pierre 2.13). Il est donc évident que, tout en considérant ces institutions humaines comme divines, l’apôtre n’en reconnaît pas moins leur caractère spécifiquement humain. Il est, en effet, impossible de le méconnaître, elles sont l’œuvre de l’homme, soumises à un développement historique et par conséquent imparfaites et changeantes. Et lorsque incapables de se réformer elles-mêmes, au lieu d’être un moyen, elles ne sont plus qu’un obstacle au progrès social il faut donc que sous la forme d’une révolution intervienne une de ces dictatures qui n’apparaissent que pour disparaître quand une fois elles ont accomplie la tâche spéciale qui les appelait. Quoique toute autorité vienne de Dieu, il n’en est cependant aucune, qu’elle soit républicaine ou monarchique, qui puisse se donner comme étant de préférence à tout autre d’origine et de droit divin. Mais nous n’en affirmons que plus fermement que toute organisation sociale, si rudimentaire ou si perfectionnée soit-elle, dès l’instant qu’elle est la protestation du droit contre la force, est d’institution divine. Nous croyons par conséquent que l’autorité conçue en elle-même et dans sa véritable signification n’a pour origine première ni la volonté de l’homme, ni le droit du plus fort, ni même un contrat social et qu’on ne peut la comprendre qu’en la rapportant à la volonté et au commandement de Dieu, comme à sa cause première. Nous disons donc que lorsqu’on obéit à ses parents ou au magistrat, ce n’est pas à l’homme mais à Dieu lui-même qu’on obéit.
Pour nous comme pour l’apôtre, les maîtres qui commandent et les serviteurs qui obéissent ne sont que des serviteurs qui exécutent les ordres de Dieu, mais à la condition de lui rendre compte de la manière dont ils les auront observés. Aux termes de la doctrine apostolique, l’ordre social n’a d’autre fondement que la volonté de Dieu et ce n’est qu’à ce titre qu’il peut subsister. De nos jours, on l’entend tout autrement. On s’imagine, et cette imagination semble se faire le credo universel, que toute autorité vient de l’homme et n’a pas d’autre fondement et d’autre raison d’être que la liberté elle-même. En ce sens, les rapports de supérieurs à subordonnés ne sont plus que des rapports d’homme à homme. Au-dessus d’eux, il n’est plus que la raison impersonnelle qui n’étant plus qu’une abstraction, autant dire la souveraine impuissance, est incapable d’imposer le sentiment du respect et de l’obligation. Une pareille conception n’est rien moins que la suppression de la véritable autorité. Car si l’on supprime le compte à rendre, le sentiment de la responsabilité, il n’est plus d’autorité véritable et cette autorité jamais ne pourra se faire sans la religion et en dehors de son influence. Elle seule nous laisse entrevoir une justice au-dessus de tous, et que nul jamais ne pourra tromper. Il n’est donc que Dieu pour lier les consciences ; seul, il est la source et le fondement de l’obligation. De lui seul procèdent la puissance et tous les biens. Lorsque sous sa divine autorité, librement acceptée, les hommes ne savent plus se reconnaître responsables, il n’est plus pour eux que le désordre et l’anarchie. C’est alors qu’apparaissent des gouvernements impuissants qui, pour suppléer à la force qui leur manque, ne savent qu’opprimer ou flatter. Aussi leur règne toujours de courte durée n’est jamais que la préface de la réaction, et du despotisme. Mais en attendant qu’il vienne, ce maître qu’à l’avance acclament tous les intérêts menacés ou méconnus, ils se font les complaisants et les flatteurs de ceux qu’ils devraient frapper et les oppresseurs de ceux qu’ils devraient protéger. Ce serait à croire qu’ils ne sont suscités que pour nous apprendre que la liberté qui prétend ne relever que d’elle-même, n’est plus que le désordre et l’anarchie ou l’adoration de l’homme par l’homme dans le servilisme le plus abaissé.
Nous ne devons pas oublier non plus que sous le nom sacré de la religion, on a commis les plus sacrilèges usurpations au détriment le plus grand de l’honneur de Dieu et de celui de l’homme. Et ce n’est que justice de reconnaître que ce sont ces odieux excès qu’aujourd’hui nous sommes appelés à expier. Mais quels que soient les coupables, il n’en reste pas moins certain qu’une société sans religion n’aura jamais au-dessus d’elle une autorité capable de la protéger et de la défendre. Toujours nous verrons se vérifier cette parole d’un sage de l’antiquité païenne : « Tu bâtiras plutôt une ville dans les airs que sur la terre un état sans Dieu. »