Ajoutons maintenant à cela les propres paroles du Fils : il se rend témoignage à lui-même en ces termes : « Mes brebis écoutent ma voix, et moi, je les connais, elles me suivent. Je leur donne la vie éternelle ; elles ne périront jamais, et nul ne les arrachera de ma main. Ce que mon Père m’a donné est plus grand que tout, et personne ne peut rien arracher de la main de mon Père. Moi et mon Père, nous sommes un[34] » (Jean 10.27-30).
[34] Ces versets 29 et 30 sont célèbres dans la controverse arienne. Dans le texte grec, le verset 29 a deux leçons : « Ce que mon Père m’a donné » ou « Mon Père qui me les a données ». Hilaire avec les Pères latins prend la première version et l’explique : ce que le Père a donné au Fils, c’est sa nature divine.
Je te le demande : comment la stupidité d’un cerveau creux pourrait-elle aveugler à ce point notre intelligence, pour que des paroles aussi claires n’entrent plus dans notre esprit ? Ou bien comment l’enflure d’une âme pleine d’orgueil pourrait-elle se moquer ainsi de la faiblesse humaine ? Allons ! Ceux qui ont appris d’un tel texte à connaître Dieu, pourraient ensuite estimer que ces mots qui nous donnent l’intelligence de Dieu, ne nous le font pas connaître ? Qu’on nous indique alors d’autres évangiles capables de nous enseigner la vérité ! Ou bien, si les nôtres sont les seuls à nous apprendre qui est Dieu, pourquoi ne pas croire à leur enseignement ? Si nous connaissons Dieu d’après ces évangiles, pourquoi notre foi aurait-elle une autre source[35] ? Mais puisque ta foi se montre opposée à la connaissance qui nous vient des évangiles, c’est que cette foi ne plonge pas ses racines dans la connaissance de Dieu, mais dans le péché. C’est une foi qui prend une forme hétérodoxe pour se dresser contre la foi orthodoxe qui, elle, reconnaît la vérité révélée.
[35] Hilaire s’efforce de distinguer ici foi et connaissance, qui relèvent d’ordres différents.
Dieu, le Fils Unique, conscient de la nature qu’il possède, nous révèle donc le mystère inénarrable de sa propre naissance, dans la mesure où les mots peuvent le traduire, pour que nous y donnions l’adhésion de notre foi. Il nous permet ainsi de comprendre qu’il est né ; nous pouvons le croire de nature divine et un avec le Père[36], et pourtant, lorsqu’il se révèle un avec le Père, il ne laisse pas d’être ce par quoi il est Fils, et l’on ne doit pas comprendre qu’il n’y a que lui, et que c’est lui, le Père.
[36] Cf. Jean 10.30.
De fait, il commence par rendre témoignage à la puissance de sa nature, lorsqu’il dit en parlant de ses brebis : « Nul ne les arrachera de ma main ». Voilà qui le montre conscient de sa puissance : en affirmant que nul ne pourra arracher ses brebis de sa main, il proclame que sa force à qui rien ne saurait résister, ne connaît aucune limite. Mais il y a plus : bien qu’il possède la nature de Dieu, le Fils ajoute pour nous faire comprendre que cette nature lui vient de Dieu par une naissance : « Ce que le Père m’a donné est plus grand que tout ». Il ne nous le cache pas : il est né du Père, car ce qu’il a reçu du Père est plus grand que tout. Et lui qui a reçu du Père sa nature, il est dans cette nature qu’il a reçue à sa naissance, il n’est pas postérieur à la nature divine ; et pourtant, il est d’un autre, puisqu’il a reçu cette nature. Or ce Fils qui a reçu sa nature d’un autre, précise : « Personne ne peut rien arracher de la main de mon Père ». Ainsi, nous n’allons pas penser qu’il est une autre entité, et qu’il n’existe pas dans la nature de celui dont il a reçu l’existence.
Personne n’arrache les brebis de la main du Fils, parce qu’il a reçu de son Père ce qui est plus grand que tout. Et voici qu’à présent, personne ne les arrache de la main de son Père. Que veut dire une telle divergence dans cette affirmation ? C’est la main du Fils qui a reçu du Père. C’est la main du Père qui a donné au Fils. Pourquoi donc ce qui n’est pas arraché de la main du Fils ne l’est pas os la main du Père ? Tu m’en demandes la raison ? Ecoute : « Moi et le Père, nous sommes un ». La main du Fils, c’est la main du Père[37]. Car la naissance n’abolit pas la nature au point que la nature du Fils ne soit pas celle du Père. Et pourtant, si la nature demeure la même, cette identité ne heurte pas une saine intelligence de la naissance, puisqu’une naissance n’admet en elle rien qui soit étranger à la nature de celui qui engendre. Or pour que cette image d’une réalité corporelle te permette de connaître la puissance de cette nature, la main du Fils est appelée main du Père ; c’est que la nature et la puissance du Père sont dans le Fils.
[37] Thème cher à Irénée, voir Prédication apostolique, 11 ; Contre les hérésies, V, 15,2. Voir aussi IV, 34,1 ; V, 6,1 ; V, 28,4.
Enfin, pour t’aider à reconnaître la vérité de la nature divine identique en l’un comme en l’autre, par suite de cette réalité mystérieuse qu’est la naissance du Fils, le texte se termine par cette phrase : « Moi et le Père, nous sommes un ». Puisqu’ils sont un, il ne faut voir en eux, ni deux êtres différents, ni un être solitaire ; par suite du caractère spécifique de la naissance et de la génération, ce n’est pas une nature différente qui existe dans le Père et dans le Fils.
Il demeure toujours là – et comme il est possible de s’en apercevoir ! – ce mauvais vouloir des imaginations en délire, bien qu’il soit de nul effet ! Le désir de nuire ne s’éloigne pas des cœurs méchants, même s’ils n’ont plus l’occasion d’accomplir le mal. Car maintenant, le Seigneur siège dans les cieux[38] et la rage des hérétiques n’est plus en mesure de le clouer à la croix, comme l’ont fait les Juifs ! Et pourtant, avec la même mauvaise foi qu’eux, ils repoussent sa nature ! S’il ne dépend pas d’eux que les paroles du Sauveur n’aient pas été dites, ils refusent cependant de s’y soumettre, mettent en œuvre leur haine sacrilège, lancent leurs paroles comme des pierres contre le Seigneur, et s’ils en avaient les moyens, le traîneraient de son trône à la croix !
[38] Cf. Hébreux 6.6.
Des Juifs, mis en fureur par l’étrangeté de l’enseignement du Seigneur, il est écrit : « Les Juifs ramassèrent des pierres pour le lapider. Jésus leur dit alors : Je vous ai fait voir quantité d’œuvres bonnes qui venaient de mon Père ; pour laquelle de ces œuvres me lapidez-vous ? Les Juifs lui répliquèrent : Ce n’est pas pour une bonne œuvre que nous te lapidons, c’est pour un blasphème, parce que toi, qui n’es qu’un homme, tu te fais Dieu » (Jean 10.31-33). Tiens, hérétique, reconnais donc ta conduite et tes paroles ! Avoue-le : te voici le complice de ceux dont tu reproduis en toi l’image de leur mauvaise foi ! Le Seigneur affirme : « Moi et le Père, nous sommes un », et pour ce motif, les Juifs ramassent des pierres ; leur colère impie s’irrite devant ce mystère propre à leur assurer le salut et s’enflamme au point de vouloir mettre à mort le Seigneur. Et toi, tu n’as personne à lapider, mais en niant sa divinité, fais-tu moins qu’eux ? La volonté est la même, mais rendue inefficace du fait que le Sauveur trône dans les cieux. Tu es encore plus sacrilège que le Juif ! Lui prenait des pierres pour les jeter contre son corps, toi, tu voudrais les jeter contre sa divinité ! Lui pensait les jeter sur un homme, toi, tu les jettes sur Dieu ! Lui, sur le Christ égaré sur la terre, toi, sur le Christ siégeant sur son trône de gloire ! Lui, contre un Seigneur inconnu, toi, contre celui que tu as reconnu ! Lui, contre un homme sujet à la mort, toi, contre le Juge des siècles ! Le Juif dit : « alors que tu n’es qu’un homme », et toi, tu dis : « alors que tu n’es qu’une créature », mais tous les deux, vous dites : « Tu te fais Dieu ».
Oui, ce blasphème, vous le lui lancez ensemble, de la même bouche impie ! Car tu nies qu’il est Dieu par une génération divine, tu nies qu’il est Fils par une véritable naissance. Tu nies que cette parole : « Moi et le Père, nous sommes un », est l’affirmation d’une nature unique et en tout semblable, dans le Père comme dans le Fils. Tu introduis un Dieu possédant une substance nouvelle, extérieure à Dieu, étrangère : le Fils serait alors un Dieu possédant une autre substance, ou bien il ne serait pas Dieu du tout, puisqu’il n’existerait pas en tant que personne, par une naissance à partir de Dieu.
Te voilà excité par la réalité cachée dans cette parole : « Moi et le Père, nous sommes un ». Le Juif avait dit : « Alors que tu n’es qu’un homme, tu te fais Dieu », et toi, avec une égale impiété, tu avances : « Alors que tu n’es qu’une créature, tu te fais Dieu ». Mais oui, c’est bien ce que tu dis au Seigneur : « Tu n’es pas Fils par naissance, tu n’es pas Dieu en vérité. Tu es une créature supérieure à toutes les créatures, mais tu n’es pas né comme Dieu, parce que je n’admets pas la naissance d’une nature divine à partir d’un Dieu incorporel. Non seulement toi et le Père, vous n’êtes pas un, mais tu n’es pas Fils, tu n’es pas semblable à Dieu, tu n’es pas Dieu ».
A vrai dire, tout ce que le Seigneur a répondu aux Juifs, s’applique avec encore plus d’exactitude à ta mauvaise foi : « N’est-il pas écrit dans la Loi : J’ai dit : Vous êtes des dieux ? Si donc la Loi appelle dieux ceux à qui s’adressait la parole de Dieu – et l’Ecriture ne peut être abolie – comment dites-vous à celui que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde : Tu blasphèmes, parce que j’ai dit : Je suis le Fils de Dieu ? Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas. Mais si je les fais et si vous ne voulez pas croire en moi, croyez à mes œuvres pour savoir et reconnaître que le Père est en moi, et moi dans le Père » (Jean 10.34-38).
Se voir accusé de blasphémer, dicte au Seigneur sa répartie. Car on lui faisait grief de s’être fait Dieu, alors qu’il était homme. Or ce reproche de s’être fait Dieu était fondé sur cette affirmation : « Moi et le Père, nous sommes un ». Il se devait donc de mettre en lumière que s’il disait que lui et son Père étaient un, c’était parce que sa naissance lui attribuait la nature divine. Mais il commence par réfuter la sottise de ce ridicule reproche de s’être fait Dieu, alors qu’il n’était qu’un homme. Car la Loi a donné ce nom de dieu à des hommes justes, et la parole impérissable de Dieu sanctionne l’attribution de ce nom à des mortels. En ce cas, pourquoi celui que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde, blasphémerait-il en se disant Fils de Dieu, alors que le langage immuable de Dieu confirme ce titre donné par la Loi ? Ce n’est donc pas un crime pour le Christ de s’être prétendu Dieu, bien qu’il soit homme, puisque la Loi donne ce titre de dieu à des hommes. Et si l’emploi de ce nom, appliqué aux autres hommes, n’est pas sacrilège, il ne semble pas que l’homme que le Père a sanctifié, se soit attribué abusivement ce nom en se disant Fils de Dieu. Toute cette répartie vise en effet, l’homme qu’est le Christ, puisque le Fils de Dieu est aussi le Fils de l’homme. De fait, il surpasse tous les autres hommes, qui pourtant peuvent être appelés dieux sans qu’il y ait blasphème, puisqu’il a été sanctifié comme Fils ; le bienheureux Paul nous fait connaître ce qui concerne sa sainteté par ces mots : « Ce que Dieu avait promis d’avance par ses prophètes dans les saintes Ecritures, concernant son Fils, issu de la lignée de David selon la chair, et établi Fils de Dieu avec puissance, selon l’Esprit de sainteté » (Romains 1.2-4). Que cesse donc ce reproche présenté comme un blasphème, de s’être fait Dieu, alors qu’il n’était qu’un homme ! Puisque la parole de Dieu attribue ce nom à beaucoup d’hommes, celui qui a été sanctifié et envoyé dans le monde par le Père, ne pouvait faire autrement que de se reconnaître Fils de Dieu.
Aussi n’y a-t-il plus lieu, je pense, de douter que cette parole : « Moi et le Père, nous sommes un », concerne la nature que le Christ possède par naissance. Car lorsque les Juifs accusent l’homme qu’il était de se faire Dieu par l’énoncé d’une telle affirmation, la réponse du Seigneur confirme que cette parole : « Moi et le Père, nous sommes un », montre bien qu’il est Fils de Dieu, d’abord de nom, ensuite par nature, enfin par naissance.
Car les mots : « Moi et le Père » sont les noms des personnes ; « un » est l’affirmation de leur nature qui est la même chez le Père et chez le Fils ; quant à l’expression : « nous sommes », elle ne permet pas de voir en Dieu une seule personne. Et puisque cette formule : « nous sommes un » s’oppose à la confusion des personnes, c’est la naissance qui réalise leur unité. Car toute la profondeur de ce texte vient de ce que celui qui est sanctifié par le Père se déclare Fils de Dieu, et l’assertion du Fils confirme la vérité de cette phrase : « Moi et le Père, nous sommes un ». La naissance, en effet, ne peut communiquer au Fils une autre nature que celle dont il procède.
Or cette parole du Fils unique de Dieu résume tout le mystère de notre foi. Il commence par répondre à ceux qui l’accusaient de s’être fait Dieu, alors qu’il était homme ; puis, pour nous montrer que ces mots : « Moi et le Père, nous sommes un » sent dans la ligne d’une intelligence complète et parfaite de son mystère, il ajoute : « Vous dites : Tu blasphèmes, parce que j’ai dit : Je suis le Fils de Dieu. Si je ne fais pas les œuvres du Père, ne me croyez pas. Mais si je les fais, et si vous ne voulez pas croire en moi, croyez à mes œuvres, pour savoir et reconnaître que le Père est en moi, et moi dans le Père » (Jean 10.36-38).
La conscience de n’avoir plus à espérer le salut conduit à une audace sans borne, et la mauvaise foi s’étale alors au large, sans aucune honte. Car celui qui a perdu la foi ne rougit plus de sa folie. Contredire ce texte est en effet, de la démence plutôt que de l’ignorance ! Le Seigneur avait dit : « Moi et le Père, nous sommes un » ; voilà le mystère de la naissance : le Père et le Fils possèdent une seule nature. Et puisqu’on lui fait grief de revendiquer la nature divine, le Fils nous explique pourquoi il maintient cette affirmation : « Si je ne fais pas les œuvres du Père, ne me croyez pas ». Oui, si le Fils ne fait pas les œuvres du Père, il n’y a pas lieu de le croire, lorsqu’il se proclame Fils de Dieu. Mais il fait les œuvres du Père, et par là, nous devons le croire son Fils. Sa naissance ne lui donne pas une autre nature que celle du Père, une nature étrangère à celle-ci. Allons-nous donc faire intervenir ici l’adoption ou un titre honorifique, pour insinuer qu’il n’est pas Fils de par sa nature, alors que ses œuvres qui sont les œuvres propres à la nature du Père, nous demandent de le croire Fils de Dieu ? Non, aucune créature n’est égale ou semblable à Dieu, une autre nature n’a pas une puissance comparable à la sienne. Selon une foi correcte, seule la naissance du Fils lui confère une nature égale à celle du Père, par la ressemblance qu’elle lui donne avec celui-ci. Car toute autre nature extérieure à la nature divine, ne saurait lui être comparée sans affront pour sa glorieuse puissance.
En effet, s’il se trouvait un être qui ne soit pas né du Père et qui lui soit semblable et égal en puissance, Dieu perdrait alors son privilège d’être Dieu en le partageant avec un autre qui serait son égal. Il ne serait plus le Dieu unique, puisqu’il existerait un autre Dieu, semblable à lui. Mais au contraire, nul affront pour le Père, si on lui compare cet être qui possède les mêmes qualités que lui : car il est à lui, ce Fils qui lui est semblable ; il vient de lui, ce Fils qui lui est comparable, parce qu’il lui est semblable ; il n’est pas autre que lui, ce Fils qui accomplit les œuvres qu’il fait ; et le Père en retire un surcroît d’honneur d’avoir engendré une autre puissance infime, sans avoir aliéné sa nature.
Le Fils accomplit les œuvres du Père, et pour ce motif, nous demande de le croire Fils de Dieu. Il ne s’arroge pas là un titre qui ne lui serait pas dû, ce n’est pas une revendication qui a besoin de s’appuyer sur les œuvres qu’il fait. Non, s’il rend témoignage que ses œuvres ne sont pas les siennes propres, mais celles de son Père, c’est pour mettre en valeur que l’éclat de ses actions lui vient de la naissance de sa nature. Les Juifs étaient incapables de reconnaître le Fils de Dieu sous le mystère du corps qu’il avait assumé, et dans l’homme né de Marie. Aussi les actions du Seigneur ont-elles pour objet de faire pénétrer la foi au fond de nos cœurs : « Si je fais les œuvres du Père, nous dit-il, et si vous ne voulez pas croire en moi, croyez à mes œuvres » (Jean 10.38).
Le Christ ne prétend pas être cru d’emblée Fils de Dieu, mais il veut l’être sur la constatation qu’il accomplit les œuvres du Père. S’il opère ces œuvres, et si l’humble condition de son corps semble un obstacle pour croire en sa parole, il nous demande de croire au moins à ses œuvres. En effet, pourquoi le mystère de sa naissance humaine nous empêcherait-il de percevoir sa naissance divine, puisque l’être né de Dieu accomplit toute son œuvre par le moyen de ce corps humain qu’il a pris pour lui ? Si donc les œuvres d’un homme ne réussissent pas à nous persuader que cet homme est Fils de Dieu, croyons d’après les œuvres du Christ que ce sont les œuvres du Fils de Dieu ; car on ne peut le nier, ce sont là des œuvres de Dieu. Le Fils en effet, possède par sa naissance tout ce qui est à Dieu. De ce fait, les œuvres du Fils sont les œuvres du Père, car le Fils n’existe pas en dehors de cette nature d’où il procède et il possède en lui cette nature par laquelle il existe en tant que personne.
Le Fils accomplit donc les œuvres du Père, et demande de croire au moins à ses œuvres si l’on ne croit pas à ses paroles. Il se devait alors de nous montrer la raison de croire à ses œuvres ; aussi ajoute-t-il : « Si je fais les œuvres du Père, et si vous ne voulez pas croire en moi, croyez à mes œuvres, pour savoir et reconnaître que le Père est en moi, et moi dans le Père » (Jean 10.38). Ce qui veut dire : « Je suis le Fils de Dieu » (Jean 10.36), ce qui veut dire aussi : « Moi et le Père, nous sommes un » (Jean 10.30).
Telle est la nature qu’il possède par naissance, tel est le mystère d’une foi propre à nous assurer le salut : ne pas diviser ceux qui sont un, ne pas priver le Fils de sa nature, et proclamer la vérité du Dieu Vivant, né du Dieu Vivant. Car le Dieu qui est Vie, n’existe pas à partir d’éléments composés et inanimés ; le Dieu qui est Puissance, n’est pas renfermé en de mesquines limites ; le Dieu qui est Lumière, n’a rien à voir avec l’obscurité ; le Dieu qui est Esprit n’est pas représentable par ce qui est différent de lui. Tout en lui est un : l’Esprit est Lumière, Puissance et Vie ; la Vie est Lumière, Puissance, Esprit. Car celui qui affirme : « Moi, je suis et ne change pas ! » (Ml 3,6), n’est pas composé de parties sujettes au changement, et n’a pas diverses modalités d’être. Car ces attributs, désignés ci-dessus, ne sont pas en lui comme des parties d’un tout ; mais en son être, tout est un et parfait, tout est le Dieu Vivant.
Oui, il est le Dieu Vivant et la Puissance éternelle d’une nature vivante. Et celui qui est né du Père, avec le secret de sa science, ne saurait être né autrement que vivant. En effet, lorsque le Christ nous dit : « Comme le Père qui m’a envoyé est vivant, moi, je vis par le Père[39] » (Jean 6.58), il nous enseigne qu’il a en lui la vie, par son Père qui est vivant. Par suite, quand il affirme : « De même que le Père a la vie en lui, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui » (Jean 5.26), il atteste que toute sa vie vient du Dieu Vivant. Or si le Vivant est né d’un Vivant, cette naissance a lieu sans la venue à l’existence d’une nature nouvelle. Car ce qui est transmis d’un vivant à un vivant, n’est pas une nouvelle nature : puisque, pour que s’opère une naissance, la vie n’est pas demandée au néant, mais prend au contraire sa source dans la vie, il est donc nécessaire, par suite de l’unité de la nature divine et du mystère de cette naissance parfaite et inénarrable, que l’Engendré vive dans le Vivant qui l’engendre, et qu’il ait en lui la vie du Vivant.
[39] Hilaire traduit ici le texte grec. La Vulgate porte : « propter Patrem ».
Rappelons-le : au commencement de notre traité[40], nous avons précisé que les analogies humaines n’arrivent pas à rendre compte des réalités divines ; toutefois, vu ce qu’est notre intelligence, ces représentations corporelles concrétisent nos pensées.
[40] I, 19 et IV, 2.
J’en appelle maintenant à l’expérience que nous avons de la naissance humaine : ce qui est à l’origine de la naissance des nouveaux-nés, ne demeure-t-il pas à l’intérieur de leurs pères ? Car, bien que les éléments inanimés et honteux qui sont à la source de toute naissance, sortent du père pour aller dans un autre homme, ils demeurent toutefois dans le père et dans l’enfant, par la puissance de la nature[41]. En communiquant l’origine d’une nature qui est la même que la sienne, celui qui engendre passe dans celui qui naît ; et d’autre part, en recevant une naissance dont la puissance lui est transmise, mais n’est pas enlevée au Père, celui qui naît demeure dans celui qui l’engendre.
[41] Conception à la fois matérielle et pessimiste de la transmission de la vie, où le père est privilégié.
Nous avons rappelé ceci uniquement pour donner une certaine notion de ce qui se passe dans une naissance humaine, et non pas pour présenter un exemple parfait de la naissance de Dieu, le Fils Unique. Car la pauvre nature humaine est composée à partir d’éléments disparates, elle se maintient en vie par de la matière inanimée. Chez l’homme, ce qui est engendré ne vit pas sur le champ, et tout ne participe pas de la même manière à la vie. Il y a en lui bien des choses qui ne font pas, à proprement parler, partie de la nature humaine et qui sont éliminées au cours de la croissance.
Mais en Dieu, tout ce qui est, vit. Dieu, en effet, c’est la Vie ; et de la Vie, ne peut venir qu’un Vivant. Et la naissance de ce Vivant n’a pas lieu par émanation, mais par puissance. Et si tout ce qu’il est, vit, et si tout ce qui naît de lui est puissance, Dieu a le pouvoir de donner naissance, mais sans subir de changement ; il accorde accroissement d’être[42], mais sans perdre sa nature. En raison de la similitude d’une nature identique à la sienne, le Père passe dans le Fils qu’il a engendré, et le Fils qui est Vivant né du Vivant, n’a pas en naissant, une autre nature que la nature divine.
[42] Accroissement d’être en se donnant un Fils.
Une autre analogie éclaire en partie le sens de ce mystère de foi : c’est celle du feu qui contient en lui le feu, du feu qui demeure dans le feu.
On trouve en effet, dans le feu, l’éclat de sa lumière, la chaleur de sa nature, la puissance de brûler, la mobilité de sa flamme. Cependant, tout cela, c’est le feu, tout cet ensemble est une seule nature qui, à vrai dire, a ses limites : elle subsiste et vit par la matière, et s’éteint avec la matière qui lui donne la vie. Mais, compte tenu que Dieu ne saurait être comparé à quoi que ce soit, cet exemple nous permet de comprendre un peu qu’il n’est pas incroyable de trouver en Dieu des propriétés qui, d’une certaine manière, se rencontrent dans des éléments terrestres.
Aussi, je te demande maintenant : lorsque le feu naît du feu, il y a-t-il séparation ou division ? Voici une flamme allumée à une autre par une sorte de processus qui ressemble à la naissance ; la nature du feu est-elle coupée en deux, et ne demeure-t-elle pas ce qu’elle était ? Et pour se trouver dans la seconde flamme, ne faut-il pas qu’elle y passe ? Ainsi, nulle séparation, et pourtant n’y a-t-il pas une lumière née d’une lumière ? La première ne continue-t-elle pas de vivre dans la seconde qui lui doit l’existence sans aucune division ? La seconde n’habite-t-elle pas dans la première dont elle n’a pas été séparée, mais dont elle sort, tout en conservant l’unité de sa substance naturelle ? Et je t’interroge : Ces deux flammes ne sont-elles pas une seule nature, puisque la seconde n’est pas séparable de la première, ni par la division de sa nature, ni par une manière d’être différente de cette nature ?
Ces analogies, je l’ai dit, sont présentées ici uniquement pour nous aider à mieux comprendre notre foi, et sont hors de rapport avec la grandeur de Dieu. Nous avons emprunté cette comparaison aux choses corporelles, plutôt pour nous faciliter l’intelligence des réalités invisibles, sans prétendre donner un exemple satisfaisant sur quelqu’aspect de la nature de Dieu. D’autant qu’il semble normal et juste d’ajouter foi au témoignage que Dieu se rend à lui-même.
Mais la rage de l’hérétique trouble la foi des plus simples, et ceux-ci pourraient difficilement comprendre ce qu’il ne convient pas de croire à propos de Dieu, si l’on n’employait pas ces analogies tirées des réalités matérielles. C’est pourquoi, compte tenu de cette parole du Seigneur que nous avons déjà mentionnée plus haut : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit » (Jean 3.6), car Dieu est Esprit, nous avons cru utile d’insérer ici, pour la part qui leur revient, des exemples de ces analogies. Ainsi on n’ira pas croire que le Christ ment lorsqu’il nous affirme ce qu’il est, puisque des exemples tirés des créatures nous rendent capables, en quelque sorte, de mieux comprendre le sens que revêt le témoignage divin.
Ainsi, pour nous révéler le mystère de sa naissance et l’unité de sa nature inséparable de celle du Père et identique à elle, le Fils de Dieu, le Vivant né du Vivant et le Dieu né de Dieu, nous dit : « Moi et le Père, nous sommes un » (Jean 10.30). Mais voici qu’on l’accuse d’avoir avancé une affirmation qui dépasse vraiment les bornes ; aussi le Seigneur précise-t-il pour montrer encore plus clairement qu’il est conscient de posséder la nature divine : « Vous dites : Tu blasphèmes, parce que j’ai dit : Je suis le Fils de Dieu » (Jean 10.36). Il reconnaît ainsi que l’unité de sa nature vient de sa naissance. Et par ailleurs, pour enraciner la foi en sa naissance par une affirmation catégorique, sans pourtant laisser croire que reconnaître sa naissance implique une différence de nature entre le Père et le Fils, il conclut toute sa répartie par ces mots : « Croyez à mes œuvres, que le Père est en moi et moi dans le Père » (Jean 10.38).
Ce mystère de la naissance ne met-il pas en évidence ce qu’est le caractère propre du Fils, indépendamment de sa nature ? Le Père et le Fils sont mutuellement l’un dans l’autre, puisque la naissance du Fils ne vient que du Père, puisqu’en Dieu n’existe aucune autre nature extérieure à la sienne ou qui lui soit dissemblable, puisque le Dieu qui procède de Dieu n’est pas d’un autre que de celui qui est Dieu. Si cela te fait plaisir, introduis dans la foi de l’Eglise deux dieux ou un Dieu solitaire, n’hésite pas à mentir en avançant de faux arguments ! Distingue alors, si tu le peux, le Fils du Père, si tu ne reconnais pas la vérité de sa naissance ! Le Fils est dans le Père, et le Père est dans le Fils, sans transfert ni transfusion de l’un en l’autre, mais par la naissance parfaite d’une nature vivante. Ainsi tu ne compteras pas Dieu le Père et Dieu le Fils pour deux dieux, puisque l’un et l’autre sont un. Tu n’affirmeras pas un Dieu solitaire, puisque l’un et l’autre ne sont pas une seule personne.
La foi reçue des Apôtres n’admet donc pas deux dieux, parce qu’elle n’admet ni deux Pères, ni deux Fils. En reconnaissant le Père, elle reconnaît le Fils. En croyant au Fils, elle croit aussi au Père, puisque le nom de Père renferme en lui le nom de Fils. Car le Père n’existe qu’en raison du Fils, et désigner le Fils, c’est montrer le Père, puisque le Fils n’existe que par le Père. De fait, l’affirmation d’un seul Dieu n’est pas l’affirmation d’une seule personne divine. Car le Fils achève le Père et la naissance du Fils vient du Père. Mais la nature n’est pas changée par la naissance, elle demeure la même, étant donné que l’être qui engendre est semblable à l’engendré. Elle est si bien la même, que la naissance et la génération nous demandent de reconnaître le Père et le Fils comme un seul Dieu, mais non pas comme une seule personne.
C’est pourquoi celui qui parle d’une personne sans affirmer l’autre, se voit obligé de proclamer deux dieux. Ou celui qui prétend que l’un n’est pas dans l’autre par la puissance de la nature divine et la réalité mystérieuse de la génération et de la naissance, n’a plus qu’à enseigner l’existence d’un Dieu solitaire. Il est lui aussi, contraint d’attribuer une nature différente à l’un et à l’autre, celui qui ne reconnaît pas que le Père et le Fils nous sont révélés comme étant une seule nature.
Oui, que les hérétiques effacent de l’Evangile le témoignage que se rend le Fils : « Je suis dans le Père, et le Père est en moi » (Jean 14.10) ; ils pourront alors affirmer soit deux dieux, soit un Dieu solitaire. Dans ce qui est le propre d’une seule nature, on ne saurait reconnaître plusieurs natures ; la vérité du Dieu né de Dieu, n’est pas plus parfaite lorsqu’on y voit deux dieux ; la naissance de Dieu n’est pas conciliable avec un Dieu solitaire, et les personnes qui sont l’une dans l’autre sont forcément une seule nature. L’un est dans l’autre parce que l’un procède de l’autre. Car par la génération, l’Un n’a pas donné à l’Un une autre nature que la sienne, et par la naissance, l’Un ne reçoit de l’Un que l’unique nature divine.
Et donc, lorsque la foi reçue des Apôtres, proclame le Père, elle proclame le Dieu unique ; lorsqu’elle reconnaît le Fils, elle reconnaît le Dieu unique, puisque dans chacune de ces deux personnes se trouve la même et identique nature divine. Et le fait que d’une part il y a Dieu le Père, et d’autre part Dieu le Fils, qui l’un et l’autre portent l’unique nom de la nature divine, signifie que le Père et le Fils sont un. Car un Dieu né de Dieu, ou un Dieu en Dieu, n’est pas un sceau mis à l’existence de deux dieux, puisque l’Un procédant de l’Un, demeure dans la nature divine et possède le nom du Dieu Un. Il ne se réduit pas non plus à un Dieu solitaire, car cette indication d’un Dieu et d’un Dieu, montre bien qu’ils ne sont pas seuls.