Ce chapitre nous présente les traces de mœurs antiques et pieuses chez quelques-uns des habitants de Canaan. Abraham se comporte envers eux comme il convient à un homme qui a été jugé digne d’être appelé l’ami de Dieu. Il aborde les Héthiens, les plus anciens habitants du pays et ses maîtres actuels, avec déférence ; il est reconnaissant pour la tolérance et l’hospitalité dont il jouit parmi eux ; il reconnaît leur droit de propriété sur le pays, et il ne prétend y avoir d’autre position que celle d’un étranger qui séjourne au milieu d’eux. Il n’abuse pas de la promesse de posséder un jour Canaan pour s’en enorgueillir et s’en vanter. Il remet à Dieu le temps et le mode de l’accomplissement. Dans l’assemblée, à la porte d’Hébron, « il se prosterne devant le peuple du pays, » et il demande discrètement la permission d’acquérir une sépulture pour Sara et pour lui-même.
Sa demande est accueillie avec bienveillance. Quoique païens et en dehors de l’alliance, les Héthiens lui répondent avec respect : » Tu es un prince de Dieu au milieu de nous. Enterre ton mort dans celui de nos sépulcres que tu choisiras. » Et lorsqu’il demande le champ d’Ephron, celui-ci, l’un des chefs des Héthiens, refuse d’en accepter le prix. Reconnaissons ici quels nobles sentiments s’étaient conservés dans ce peuple ; mais aussi quelle impression le caractère d’Abraham, sa conduite, sa piété, le témoignage qu’il rendait à son Dieu, avait faite sur les Héthiens. Il ne leur avait point échappé qu’une bénédiction d’en-haut reposait sur lui ; ils avaient appris à respecter son Dieu, parce que toute sa manière d’agir lui faisait honneur ; ils se sentaient attirés vers lui, et, comme ses alliés Abimélec, Aner, Escol, Mamré, ils appréciaient son amitié. Ainsi, pendant sa vie déjà, la promesse : « Tu seras en bénédiction, » commence de s’accomplir. — Quelle belle et sainte tâche que celle de produire, dans une époque comme la nôtre, où beaucoup ne connaissent plus le Seigneur, une impression salutaire, et de pouvoir ainsi raffermir chez des hommes honnêtes, mais mal éclairés, le respect pour la foi chrétienne et pour le nom du Seigneur ! Mais cela suppose une conduite absolument irréprochable, loyale, sûre, raisonnable, dans toutes les affaires de ce monde. Quand notre honnêteté a reçu, fût-ce la plus petite atteinte, ou qu’elle présente des côtés faibles, c’en est fait de l’action que nous voudrions et devrions exercer par notre profession chrétienne. Nous pouvons donc aussi prendre exemple sur Abraham quand il conclut avec Ephron le contrat d’acquisition du champ, de la caverne, des arbres, d’une manière si exacte, si rationnelle, selon toutes les formes légales, et qu’il paie comptant et pèse à Ephron les quatre cents sicles d’argent en présence de témoins, dans l’assemblée du peuple où il était d’usage de régler de pareilles affaires.
Sara s’était constamment associée à la foi d’Abraham depuis son départ de son pays. Pendant soixante-sept ans de pèlerinage, elle lui était demeurée fidèle dans une vie traversée de bien des peines et de bien des soucis. Elle avait partagé ses épreuves ; elle lui avait été soumise, l’appelant « seigneur. » Elle est ainsi, comme le dit l’apôtre, le modèle et là mère de toutes les saintes femmes (1 Pierre 3.6). Abraham avait donc bien sujet de pleurer, lorsque cette aide fidèle, qui avait porté avec lui le fardeau de la vie et gardé la foi jusqu’au bout, lui fut enlevée. Elle aussi avait espéré dans la promesse du royaume des cieux, et dut mourir sans en avoir vu l’accomplissement. La douleur d’Abraham fat sans doute d’autant plus profonde qu’il ne paraît pas avoir été présent à Hébron lorsqu’elle mourut, et qu’il ne put la soutenir dans le dernier combat et prendre congé d’elle. On peut le conclure de ces mots : « Abraham vint pour mener deuil sur elle et pour la pleurer. »
Abraham n’a pas honte de ses larmes. Il ne ressemble pas au sage stoïcien, qui cache sa douleur et met son orgueil à ne pas trahir l’émotion de son cœur. Christ nous a donné un autre exemple, lui qui a pleuré près du tombeau de Lazare et qui nous dit par son apôtre : « Pleurez avec ceux qui pleurent » (Romains 12.15). Les patriarches, dont nous devons imiter la foi, n’étaient point fermés aux affections humaines. Ces justes des temps antiques ont senti profondément les amertumes de la vie et de la mort ; ils ne se sont point familiarisés avec la mort, et nous non plus ne devons pas le faire. Sans doute, elle a perdu son aiguillon, depuis que Jésus l’a subie pour chacun de nous dans ce qu’elle a de plus amer. Notre douleur n’est plus cette douleur consumante, sans lumière et sans consolation, qui accompagne la mort et la séparation pour les païens. A la mort du juste, le paradis s’ouvre ; un rayon du monde supérieur luit par cette ouverture sur ceux qui restent dans l’obscurité de l’existence terrestre ; un souffle céleste et vivifiant passe sur nous. Mais la mort n’en devient pas pour cela une amie, un libérateur ; elle est et reste notre cruelle ennemie, l’adversaire contre lequel nous luttons et ne cesserons pas de prier, jusqu’à ce qu’enfin paraisse Christ, notre vie, qu’il ressuscite et glorifie ceux qui se sont endormis en lui, qu’il transfigure ses fidèles encore vivants, et qu’il les réunisse tous ensemble auprès de lui. Alors cette parole sera une réalité : « La mort est engloutie dans la victoire ! O mort, où est ton aiguillon ? O sépulcre, où est ta victoire ? » (1 Corinthiens 15.54-56). Alors seulement, Dieu essuiera toutes les larmes que la mort arrache encore à ses enfants.
Le deuil d’Abraham est tempéré par l’espérance, et nous non plus ne devons point pleurer sur la tombe de nos bien-aimés comme ceux qui n’ont point d’espérance (1 Thessaloniciens 4.13). Par le soin qu’il prend d’ensevelir Sara et de s’assurer une sépulture de famille, Abraham rend témoignage de son espérance. Les peuples qui ne croient à aucune résurrection, brûlent leurs morts et conservent leur cendre comme dernier souvenir. Ceux, au contraire, qui ont ne fût-ce qu’une faible espérance de résurrection, déposent soigneusement leurs morts dans la terre. Ainsi ont fait aussi les patriarches. Dans la dépouille mortelle, ils ont reconnu la semence déposée en terre pour revivre au grand jour du Seigneur. C’est en Canaan qu’ils ont voulu être enterrés, — Jacob et Joseph en expriment la volonté avant de mourir, — car c’est en Canaan qu’ils voulaient ressusciter. même en mourant, ils ont conservé fermement la foi dans la promesse que ce pays leur serait donné et que, de là, des biens célestes se répandraient sur toutes les familles de la terre. Abraham se choisit pour tombeau une caverne dans le champ situé en face de Mamré, un lieu d’où l’on pouvait voir ce bois de chênes sous lequel l’Eternel l’avait visité [note 25]. Ce lieu et ses alentours lui étaient sacrés ; c’est ici, où il avait vu la face de son Seigneur et de son Dieu, qu’il veut être enterré, ici qu’il veut reposer dans la foi en Celui qui lui est apparu, ici enfin qu’il veut se réveiller un jour pour contempler sa face d’une manière parfaite !
Abraham, Isaac et Jacob, les trois patriarches, avec leurs femmes, Sara, Rébecca et Léa, sont ensevelis là dans la même caverne. C’est d’eux que l’apôtre a dit : « Tous ceux-là sont morts dans la foi, sans avoir reçu les choses qui leur avaient été promises, mais après les avoir vues et saluées de loin et avoir fait profession d’être étrangers et voyageurs sur la terre, désirant une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste ; c’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu, car il leur a préparé une cité » (Hébreux 11.13-16). C’est à cette cité céleste qu’ils ont regardé en esprit ; c’est dans cette espérance qu’ils ont enseveli leurs morts, et dans cette espérance aussi qu’ils se sont endormis.