La révélation des Juifs ne peut être humaine ou divine sans que les livres qui la contiennent aient un caractère divin ou humain. C’est par cette recherche qu’il faut commencer ; et, pour le faire avec succès, on remarquera d’abord qu’on ne peut assigner que cinq espèces de docteurs qui aient enseigné quelque chose aux hommes. Il y a les docteurs de la volupté, s’il m’est permis de parler ainsi, qui se sont fait une étude de flatter la luxure et la sensualité des hommes, tels qu’étaient ces poètes grecs et latins à qui l’on est redevable de tant de fables et de fictions agréables. Il y a les docteurs de l’orgueil, tels que sont ceux qui entretiennent la vanité des hommes, soit en les représentant plus grands et plus parfaits qu’ils ne sont, soit en les excitant à sacrifier tout à la gloire, soit en leur enseignant l’usage de certaines vertus qui ne sont qu’un orgueil tourné et mis en œuvre d’une certaine manière. Il y a les docteurs de la curiosité, qui sont ces contemplatifs qui s’attachent aux sciences spéculatives, et qui ne connaissent que pour connaître. Il y a des docteurs assez nécessaires à la société, qui sont ceux qui ont étudié l’art de gouverner les peuples, et qui l’ont enseigné aux autres ; ce sont les docteurs de la politique. Enfin il y en a, et même parmi les païens, qui se sont élevés plus haut encore, et qui ont enseigné la pratique de la vertu ; ce sont les docteurs de la morale.
Mais il faut remarquer deux caractères qui sont essentiels à cette dernière espèce de docteurs, lorsque ce sont des docteurs purement humains. Le premier est, que si ce n’est pas dans les choses mêmes qu’ils disent que paraissent leurs faiblesses et leurs passions, c’est toujours dans la manière dont ils s’expriment. Les ouvrages de Sénèque sont remplis d’un très grand nombre de beaux préceptes et de maximes de vertu ; mais l’on peut s’apercevoir que cet homme n’a le plus souvent pensé qu’à se faire honneur en écrivant ; et quand il n’y aurait que son étude à donner un tour fin et agréable à ses pensées, et cette affectation éternelle de bel esprit, cela suffirait pour le faire connaître. Platon, ayant des idées de la divinité plus justes et plus saines que le vulgaire, n’ose découvrir ses sentiments, et ne s’en ouvre qu’à ses amis, auxquels il apprend que, quand ses lettres feront mention de plusieurs dieux, c’est qu’il se moque ; mais que, lorsqu’il parle de Dieu, il parle sérieusement. Socrate, allant à la mort, ignore s’il va vers le bien ou vers le mal, tant il est chancelant dans ses opinions. Et à peine peut-on lire une page de l’auteur le plus sage et le plus épuré qui fut jamais, sans y voir quelques marques de faiblesse ou d’affectation.
Mais voici un autre défaut qui est ordinaire à ceux qui ont écrit de la morale avec le plus de sublimité ; c’est qu’ils ne tendent qu’à élever le sage ou tout au plus la vertu.
Comme toutes les divinités que les païens connaissaient étaient vicieuses et déréglées, ceux qui ont eu le plus de bon sens parmi eux, ont bien senti qu’ils ne pouvaient pas tirer de fort puissants motifs de vertu de la considération de ces dieux plus méchants que les hommes.
Ils ont donc été contraints d’avoir recours aux attraits et à la beauté de la vertu même ; et ne pouvant la faire aimer pour l’amour de ces divinités vicieuses dont on leur avait parlé, ils ont tâché de la faire aimer et respecter pour elle-même.
Mais ils se sont grossièrement trompés en cela, puisque la vertu ne sera qu’un corps mort si on lui ôte le rapport essentiel qu’elle a avec la divinité, et que les hommes qui se vantent d’aimer la vertu pour la vertu même, ne font que se rendre coupables d’une belle idolâtrie.
C’est une extravagance que de mépriser les richesses pour les mépriser, se priver du plaisir seulement pour s’en priver, ou s’exposer aux dangers seulement pour s’y exposer. La vertu consiste à faire ces efforts sur soi-même lorsqu’on le doit, lorsqu’on y est obligé ; de sorte que Dieu étant le grand principe de tous nos devoirs et de toutes nos obligations, la véritable vertu ne peut bien être conçue sans un rapport avec Dieu.
Il n’est pas bien difficile de s’apercevoir que les livres qui contiennent la révélation des Juifs, sont tout à fait éloignés d’avoir aucun de ces caractères. On ne dira point qu’ils nourrissent la volupté et la luxure des hommes, ni qu’ils flattent leur orgueil, ni qu’ils satisfassent à la vaine curiosité de savants en révélant quelque principe inconnu dans les sciences, ni qu’ils donnent des règles aux princes et aux rois du monde pour régner avec gloire.
Car, bien qu’il y ait des lois politiques parmi celles qui sont contenues dans les livres de Moïse, on sait qu’elles ne sont que les premières et plus justes déterminations de la loi naturelle, qu’elles ne sont qu’un point auprès du corps de leur révélation, et qu’elles tendent à glorifier par la politique la divinité, qui était le souverain magistrat dans la république d’Israël ; au lieu que les lois humaines tendent à établir le repos et la gloire de l’État par la religion.
Enfin la révélation des Juifs ne fait point de la vertu un vain fantôme, une divinité aimable pour elle-même ; elle ne veut point qu’on imite ces superbes stoïciens, qui, au lieu d’aimer la vertu pour l’amour de la divinité, ne l’aimaient que pour avoir occasion de se préférer aux dieux par la possession de la vertu, en faisant une haute profession de croire que le sage était au-dessus de Jupiter.
Mais on s’exprimerait faiblement si on se contentait de dire que les livres qui contiennent la révélation des Juifs, n’ont pas ce caractère ; on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’ils ont le caractère opposé. Au lieu de flatter la volupté, on l’y détruit, on la coupe dans sa racine, aussi bien que l’injustice, l’intérêt et les autres passions, en défendant de convoiter. Au lieu d’y flatter notre orgueil, on l’y détruit par l’idée distincte qu’on nous y donne de notre misère et de notre corruption, opposées à la majesté et à la bonté de Dieu, qui sont sans doute de tous les objets les plus capables d’humilier les esprits superbes. Au lieu de nourrir la vaine curiosité de ces savants qui ne connaissent que pour connaître, nous y apprenons que cette science n’est que vanité et que rongement d’esprit. Au lieu des raffinements de la politique, nous y trouvons une aimable simplicité de mœurs qui y est proposée en exemple et recommandée partout, aussi contraire à l’habileté des hommes du siècle que la lumière l’est aux ténèbres. Enfin, au lieu de nous faire aimer la vertu pour l’amour d’elle-même, ou par des motifs pris de la gloire qui se trouve à la pratiquer, voici des docteurs qui, montant plus haut, nous font aimer la vertu pour l’amour de Dieu, caractère remarquable qui les distingue de tous les autres docteurs.
En vérité, l’on ne peut considérer, sans quelque espèce d’imagination, que des gens qui ont le goût si fin et si délicat pour connaître le génie de chaque chose, et pour juger du caractère de chaque auteur particulier lorsqu’il s’agit de lettres humaines, tombent dans une ignorance et dans une stupidité volontaires lorsqu’il s’agit d’apercevoir ces caractères qui distinguent sensiblement l’Écriture des Juifs de tous les livres humains, et surtout cette piété incomparable, si constante, si semblable à elle-même, qui parle toujours de Dieu, et qui ne parle que de Dieu ; qui regarde comme perdu tout ce qui s’éloigne de Dieu, et qui prend tous les motifs de ses exhortations de Dieu ; qui nous enseigne que tout vient de Dieu, et que nous devons tout rapporter à Dieu, nos corps, nos âmes, nos paroles, nos actions, nos biens, notre temps, notre vie ; cette révélation n’étant qu’un amas d’exemples, de préceptes et d’exhortations qui tendent tous à nous obliger de glorifier notre Dieu, en vivant bien pour l’amour de lui.
On ne voit point d’affectation ni de faiblesse dans la manière dont ces livres sont écrits, non plus que dans les choses qu’ils contiennent. Vous ne remarquez point que ces auteurs se piquent de faire paraître de l’esprit ou de l’érudition, qualité qui semble presque essentielle à tous les autres ; ils ne se donnent pas de la peine pour plaire à leur lecteur, et ils paraissent infiniment éloignés d’écrire pour la gloire.
Ce caractère est constant et perpétuel, non dans un seul livre de l’Écriture des Juifs, mais dans tous les livres qui composent le vieux Testament ; et lorsqu’un auteur humain a de la peine à cacher ses passions, ou à s’empêcher de se découvrir dans le plus petit livre qu’il compose, on voit ici une longue suite d’auteurs, qui, ayant vécu en de très différents siècles, écrivent, non pas un seul livre, mais plusieurs livres, où non seulement vous ne trouvez aucune trace des faiblesses et des passions humaines, mais où vous voyez régner l’esprit de la douceur, de la piété, du désintéressement, et d’une aimable et vertueuse simplicité, qui montre bien que le cœur de ces écrivains admirables a été échauffé d’un autre feu que celui des passions humaines, et éclairé d’une autre lumière que de celle qui se mêle avec ces passions. Ils disent tout avec autorité, sans rien craindre, et comme en étant parfaitement assurés. Ils ne paraissent animés que du dessein de glorifier Dieu. Vit-on jamais un plus beau caractère ?
Non seulement leur manière de parler et d’écrire n’est point, comme celle des hommes du siècle, affectée, recherchée, pleine de subtilité et de raffinement, ou accompagnée de timidité et de doute, roulant toute sur le tour, l’expression, l’arrangement des pensées, la disposition adroite et ingénieuse des choses ; mais ils s’expriment avec une simplicité qui est proportionnée à la portée de tous les hommes.
Comme c’est de Dieu qu’ils parlent, il faut qu’ils disent des choses sublimes et magnifiques ; mais comme c’est à des hommes, et à toutes sortes d’hommes qu’ils parlent, il a été nécessaire que leur langage fût simple et naïf. Les idées qu’ils nous donnent de Dieu sont si grandes, que tout est bas et rampant auprès de ces divines descriptions ; et si l’on en doutait, on n’aurait qu’à comparer le livre de Job, les révélations d’Isaïe, ou les Psaumes de David, avec tout ce que les esprits les plus élevés du paganisme ont pensé de la divinité : mais en même temps il faut avouer que jamais auteurs ne s’expliquèrent d’une manière si simple et si populaire. Certainement, si ces docteurs étaient comme les autres, ils s’exprimeraient plus noblement, ayant assez d’esprit pour penser des choses si grandes ; ou ils penseraient bassement, n’ayant pas assez d’esprit pour s’exprimer d’une manière plus élevée.