Les apologistes donnent plus à la philosophie : cela entrait dans leur plan ; saint Irénée donne plus à la révélation ; et ces tendances se trahissent dès qu’ils parlent de Dieu. Les apologistes s’élèvent à sa connaissance par l’argument de causalité, par l’argument téléologique : ils le conçoivent comme transcendant et infiniment supérieur à ce que nous en pouvons écrire ou penser : « ldeo sic eum aestimamus dum inaestimabilem dicimus… Aufer additamenta nominum et perspicies eius claritatem » (Octavius 17-19. Pour saint Irénée, Dieu est aussi transcendant, et quelques perfections que nous proclamions en lui, il reste toujours ineffable : « Est autem et super haec et propter haec ineffabilis » (ii.3.3-4 ; cf. 8 ; i.12.2) ; mais nous ne sommes vraiment en état de le connaître dans sa nature que par la révélation qu’il nous fait de lui-même par son Verbe (iv.6.4-5 ; 20.4-5).
L’erreur capitale de la gnose était la distinction du Dieu suprême d’avec le créateur, la distinction du Dieu de l’Ancien Testament d’avec celui du Nouveau, du Dieu juste d’avec le Dieu bon. Il est certain que saint Justin, dans son ouvrage perdu contre les hérésies, réfutait cette erreur. Quant à saint Irénée, il affirme avec force que le Dieu suprême, l’unique Dieu est le créateur, le démiurge (ii.1.1 ; iii.9-15, etc.), qu’il est à la fois le Dieu de l’Ancien et du Nouveau Testament, le Dieu à la fois juste et bon (iii.9-15 ; 25.1-4 ; iv.9-15). On croit sans doute apercevoir dans la nature des dissonances et des désordres ; en réalité, tout y est consonant et harmonieux (ii.25.2).
Il n’y a qu’un Dieu : nos auteurs le répètent contre les païens. En Dieu cependant ils distinguent trois termes, le Père, le Verbe ou le Fils et l’Esprit-Saint. Nous reviendrons sur ce point. Le Père possède la divinité excellemment et dans sa source, ὁ ὄντως ϑεός. Il est le principal créateur qui a tiré le monde du néant (ἐξ οὐκ ὄντων)f. Si nos auteurs attribuent la création au Verbe, ce n’est pas précisément, comme on l’a dit, parce qu’elle répugne à la transcendance du Père, et parce que celui-ci a besoin d’un intermédiaire pour atteindre le contingent et le fini : c’est parce qu’ils ont lu dans l’évangile de saint Jean (Jean.1.3) que tout a été fait par le Verbe (διὰ λόγου) comme organe du Pèreg. En saint Jean, le Verbe leur est apparu comme le principe immédiat de la création et de la révélation (Jean.1.18). Ils y ont vu une preuve péremptoire contre la gnose de l’harmonie des deux ordres de la création et de la rédemption, puisque le Verbe révélateur et Rédempteur du Nouveau Testament est aussi le Verbe créateur de l’Ancien. Rien ne cadrait mieux avec les besoins de leur polémique.
f – Théophile, ii, 10 ; S. Justin, I Apol., lxiv ; Dial., xi, 1 ; Tatien, 5 ; S. Justin parle, il est vrai, en un passage de la première Apologie, x, 2 (cf. lix, lxvii, 7), d’une organisation du monde ἐξ ἀμόρφου ὕλης qui ne serait pas une création, mais il ne prend pas cette opinion à son compte.
g – Voir, pour saint Justin en particulier, A. Puech, Les apologistes grecs, p. 105. et les références qu’il indique ; I Apol., viii, 2 ; xiii, 1, 4 ; II Apol., vi, 1, 4.
Sur le Verbe, la doctrine des apologistes, et surtout des principaux d’entre eux, saint Justin, Tatien, Athénagore, Théophile, a soulevé des difficultés. A côté d’affirmations très claires, elle offre des expressions obscures, et dont l’interprétation a divisé les critiques. Nous allons d’abord l’examiner à part.
Ils enseignent d’abord nettement que le Verbe est Dieu. Les chapitres lvi à lxii du Dialogue avec Tryphon sont tout entiers consacrés à établir qu’à côté du Dieu suprême, il y a un autre Dieu qui n’est pas un ange mais vraiment Dieu, ϑεὸς καλεῖται, καὶ ϑεός ἐστι καὶ ἔσται (lviii, 9). Tatien nomme le Saint-Esprit le ministre du Dieu souffrant (13). Les chrétiens, écrit Athénagore, croient à Dieu le Père, et au Fils Dieu et au Saint-Esprit (10) ; et Théophile conclut toute sa démonstration du rôle du Verbe dans la création par ces mots : « Le Verbe est donc Dieu et engendré de Dieu » (ii, 22).
De plus, le Verbe est préexistant et antérieur à toute créature : il est Dieu avant la création, πρὸ ποιήσεως κόσμου ὄντα ϑεόν. Lui-même, par conséquent, n’est pas une créature, κτίσμα ou ποίημα. Si on lui applique souvent le texte Proverbes.8.22, Κύριος ἔκτισέν με — par exemple saint Justin, Dialogue, lxi.3 —, qui mettait en relief son rôle créateur, c’est à la condition de ne point trop presser le terme ἔκτισέν. Le mot le plus fréquemment employé pour marquer son mode d’origine est γεννᾶν. Le Verbe n’est pas fait ni créé : il est engendré. Et étant ainsi engendré, il est Fils de Dieu. Le Verbe, qui sera plus tard Jésus-Christ, est le Fils de Dieu, le seul qui soit fils proprement : Ὁ δὲ υἱὸς ἐκείνου (ϑεοῦ), ὁ μόνος λεγόμενος κυρίως υἱὸς, ὅ λόγος πρὸ τῶν ποιημάτων, καὶ συνὼν γεννώμενος (II Apol., vi, 3 ; cf. I Apol., xxiii, 2).
Dès lors, et en vertu de cette génération, le Fils est distinct du Père. Cette distinction est mise plus ou moins en relief chez les apologistes : saint Justin y insiste vivement. Le Fils est autre par rapport au Dieu créateur, autre par le nombre, bien que d’accord avec lui : ἕτερός ἐστι τοῦ τὰ πάντα ποιήσαντος ϑεοῦ, ἀριϑμῷ λέγω ἀλλὰ οὐ γνώμῃ (Dial, lvi.11). Il ne s’en distingue pas seulement par le nom, comme la lumière se distingue du soleil, mais il est numériquement quelque chose d’autre : ἀριϑμῷ ἕτερόν τί ἐστι (Dial., cxxviii.4). Tatien et Athénagore usent d’expressions équivalentes, et l’on connaît la célèbre distinction du λόγος ἐνδιάϑετος ; et du λόγος προφορικός de Théophile d’Antioche, le premier qui l’ait appliquée au Verbe divin (ii.22).
Est-ce donc que par cette génération le Fils se trouve séparé du Père, que celui-ci soit privé de son Verbe, ou que sa substance soit partagée ? Nullement.
Le Verbe, écrit Tatien, « provient d’une distribution, non d’une division. Ce qui est divisé est retranché de ce dont il est divisé, mais ce qui est distribué suppose une dispensation volontaire, et ne produit aucun défaut dans ce dont il est tiré. Car, de même qu’une seule torche sert à allumer plusieurs feux et que la lumière de la première torche n’est pas diminuée parce que d’autres torches y ont été allumées, ainsi le Logos, en sortant de la puissance du Père, ne priva pas de Logos celui qui l’avait engendré (οὐκ ἄλογον πεποίηκε τόν γεγεννηκότα). Moi-même, par exemple, je vous parle et vous m’entendez, et moi qui m’adresse à vous, je ne suis pas privé de mon logos, parce qu’il se transmet de moi à vous ; mais, en émettant ma parole, je me propose d’organiser la matière confuse qui est en vous.
[La traduction de ce morceau est celle de M. Puech, Recherches sur le Discours aux Grecs de Tatien.]
Voilà exactement ce que répète saint Justin (Dial. lxi, 2 ; cxxviii, 4) et ce que supposent Athénagore (Suppl., 10) et Théophile (ii, 22). On trouve là l’origine du φῶς ἐκ φωτός de Nicée.
Ainsi, suivant les apologistes, le Verbe est vraiment Dieu, Fils de Dieu, engendré de lui et par conséquent de sa substance, réellement distinct, mais non séparé du Père. C’est tout le fond de la définition de Nicée, et il suffirait, pour l’obtenir, d’appliquer à ces données une terminologie précise. On exagère donc singulièrement tout au moins, quand on présente, comme on l’a fait quelquefois, nos auteurs comme des arianisantsh. Il ne faut pas méconnaître cependant que quelques-unes de leurs expressions ont pu donner prétexte à ces accusations ; et ce sont ces difficultés que nous devons maintenant examiner. La première porte sur le moment que les apologistes paraissent attribuer à la génération du Fils.
h – On sait que, pour Tatien, l’accusation est ancienne. Voir les scolies du ms. 174 reproduites par Otto, Corpus apologet., VI, p. 20, note 1. — Petau lui-même a certainement dépassé la mesure dans son De Trinitate, lib. i, cap. iii.
[Bien qu’il y ait des nuances à établir entre eux, et que le langage d’Athénagore, par exemple, soit bien plus correct que celui de Tatien, on peut, je crois, traiter des quatre apologistes grecs à la fois relativement à la question qui nous occupe. C’est, au fond, la même idée que l’on retrouve chez tous, et qu’on retrouvera plus tard chez Tertullien et saint Hippolyte.]
Quelques-uns de leurs textes, dit-on, nous représentent le Verbe comme engendré sans doute antérieurement à la création, mais pour la création, et conséquemment à la résolution formée par Dieu de créer. Sa génération est ainsi l’effet d’un acte libre, l’effet de la volonté de Dieu, et, si l’on ne peut dire qu’elle s’est produite dans le temps, on ne saurait dire non plus qu’elle est éternelle. Antérieurement à cet acte générateur, le Verbe existait évidemment, mais comme simple attribut, comme raison immanente (λογικὴ δύναμις) de Dieu — lequel n’a jamais été ἄλογος —, non comme personne distincte. C’est la génération qui le tire de cet état d’impersonnalité pour en faire un autre relativement au Père.
Cette doctrine a reçu le nom de doctrine de la génération temporelle ; et sur elle s’en greffe une seconde qui donne lieu à une nouvelle difficulté. C’est celle de la subordination du Fils par rapport au Père. Le Fils est le ministre du Père : « Il n’a jamais fait que ce que le Créateur du monde, au-dessus de qui il n’est point d’autre Dieu, a voulu qu’il fît et qu’il dît ». « Il est sous les ordres du Père, et préside à l’exécution de ses desseins ». Il est Dieu et Seigneur « sous le Créateur de tout »i. Bien plus, il possède, pour entrer en contact avec le fini et le contingent, une aptitude que ne possède pas le Père. Celui-ci, Dieu incommensurable et transcendant, ne saurait ni apparaître sur la terre ni être présent en un lieu déterminé : et aussi ne saurait-on lui rapporter les théophanies de l’Ancien Testament. Mais le Verbe, lui, peut se manifester, être vu, contenu dans un lieu ; et c’est de lui en effet qu’il est question dans les récits bibliques sur les apparitions divinesj.
i – Justin, Dial., lvi, 4, 11 ; lx, 2, 5 ; lxi, 1 ; cxxvi, 5 ; cxxvii, 4 ; I Apol., xiii, 3, 4.
j – Justin, Dial., lx, 2 ; cxxvii ; Théophile, ii, 22.
En faveur de la doctrine de la génération temporelle, on a cité surtout saint Justin, II Apol., vi, 3 ; Dial., lxi, 1 ; lxii, 4 ; Tatien, 5 ; Athénagore, Suppl., 10 ; Théophile, ii, 10, 22. Celui de tous qui l’a le mieux exprimée et qui a le plus clairement traduit la pensée commune est Théophile d’Antioche.
[M. Puech remarque très bien, en effet, que Théophile ne propose pas sa distinction λόγος ἐνδιάϑετος et λόγος προφορικός ; comme une nouveauté, ni comme une rectification, ni même comme une précision aux théories antérieures, et qu’il est fort possible, probable même que ces deux termes techniques aient été employés avant lui, à Antioche tout au moins. L’emploi des deux termes complémentaires, Verbe intérieur et Verbe proféré, n’ajoute donc rien en réalité à ce que nous apprenaient déjà les premiers apologistes » (Les apologistes grecs, p. 222-225).]
Comparant le Verbe à la fois à la parole humaine et à l’enfant engendré, il le représente enfermé de toute éternité dans le sein du Père (διὰ παντὸς ἐνδιάϑετον ––– ἐν τοῖς ἰδίοις σπλάγχνοις ἐνδιάϑετον ἐν καρδίᾳ ϑεοῦ), et là son conseiller (σύμβουλον) parce qu’il est son intelligence et sa sagesse (νοῦν καὶ φρόνησιν). Puis, lorsque Dieu veut créer, ce Verbe est proféré comme une parole qui, d’intérieure, devient extérieure (ἐξερευξάμενος [ϑεός]) ; il sort du sein de Dieu comme l’enfant du sein de sa mère (τοῦτον τὸν λόγον [ϑεὸς] ἐγέννησεν προφορικόν), pour être l’exécuteur des desseins du Père. — Or, ces textes prouvent bien en effet que, d’après les apologistes, une modalité nouvelle s’est manifestée dans l’état du Logos au moment de la création et pour la création ; mais il est clair aussi que ce changement d’état ne fait pas passer le Verbe du non-être à l’être, de l’existence impersonnelle à l’existence personnelle. Avant d’être ainsi proféré, d’être enfanté au dehors, ou, comme préfèrent dire Tatien et Athénagore, avant de s’avancer (προπηδᾷ, προελϑών) pour créer, le Verbe existait déjà, et à l’état personnelk. Il vivait dans le sein du Père. Seulement de cette vie les apologistes ne se sont pas occupés : ils n’en connaissent rien, sinon que le Verbe y était le conseiller du Père. Les mots λογικὴ, δύναμις, νοῦς, φρόνησις, dont usent Tatien et Théophile pour désigner le Verbe avant sa prolation ne prouvent pas, malgré leur forme abstraite, qu’ils le conçussent comme alors impersonnel, car ces mêmes mots ou d’autres analogues, λογικὴ δύναμις, δόξα, δύναμις ὑψίστου, σοφία servent aussi, chez nos auteurs, à le désigner après sa prolation et dans son état sûrement personnel. On n’en peut donc rien conclure contre la personnalité du Verbe non proféré.
k – Tatien semble l’affirmer positivement dans un texte que plusieurs critiques ont jugé Interpolé, parce qu’il est embarrassé et lourd, mais qui cependant s’explique fort bien : Ζὺν αὐτῷ (ϑεῷ) διὰ λογικῆς δυνάμεω, αὐτός καὶ ὁ λόγος, ὃς ἦν ἐν αὐτῷ, ὑπέστησε (5). Et voir aussi Athénagore, 10, p. 46.
Reste cependant l’objection qui vient de l’emploi du mot génération. Si la prolation du Verbe pour la création ne touche pas, pour ainsi dire, à son être intime et ne constitue qu’une relation extérieure nouvelle, pourquoi saint Justin et Théophile la représentent-ils comme une génération, ou plutôt comme la génération du Verbe ? On en peut donner plusieurs raisons. D’abord, parce que ces auteurs trouvent une ressemblance entre l’acte par lequel le Verbe est extériorisé en quelque sorte et manifesté au dehors, et celui par lequel l’enfant est proprement mis au monde. Ensuite, parce que la mission créatrice du Fils est pour eux comme un prolongement et une suite de sa génération, comme un aspect particulier de cet acte. Et enfin, parce que les apologistes voient surtout, sinon exclusivement, dans le Verbe l’organe de la création et de la révélation, et ne l’envisagent par conséquent, lui et tout ce qui le concerne, que dans ses-rapports avec le monde créé. C’est pour cela qu’ils rapportent à la création même sa génération éternelle, comme si le Verbe n’avait été engendré que pour être créateur. Le Père éternel, remarque saint Justin (Dial.88.8), en prononçant au baptême de Jésus : Tu es mon fils, Je t’ai engendré aujourdhui, a témoigné que, pour les hommes, la naissance du Fils date du moment où ils en ont été instruits. Les apologistes ont parlé de même. Dans leur langage, la génération du Fils ne date pour le monde que du moment où elle lui devient connaissable.
On comprend dès lors que saint Justin et Tatien fassent de la volonté et de la puissance du Père le principe de la génération du Filsl ; car il est vrai que cette génération, en tant qu’elle comprend la mission de créer, est une œuvre de la volonté et de la puissance du Père. Mais, par là même aussi, se trouve éclaircie la difficulté relative à la subordination du Fils. Cette subordination ne vient pas d’une infériorité de nature, car les apologistes supposent manifestement que la nature du Fils est identique à celle du Père.
l – Justin, Dial., 61.1 ; 127.4 ; 128.4 ; Tatien, 5.
[Dial.,128.4 ; Athén., Suppl., 10. Évidemment les apologistes ne connaissent pas le mot consubstantiel, mais leur doctrine sur ce point résulte 1° de ce qu’ils font dériver le Fils par génération 2° de ce qu’ils remarquent que cette génération ne se fait pas par division de la substance du Père (οὐ κατὰ ἀποτομὴν, ὡς ἀπομεριζομενης τῆς τοῦ πατρὸς οὐσιας). Les passages cités plus haut de saint Justin, ἕτερος… ἀριϑμῷ λέγω, ἀλλὰ οὐ γνώμη ––– ἀριϑμῷ ἕτερόν τι, ne vont pas contre cette conclusion, parce que, dans ces passages, il veut surtout prouver que le Verbe se distingue personnellement du Père.]
C’est une subordination qui tient à l’origine du Verbe, le Fils étant ὑπὸ τόν πατέρας parce qu’il est ἀπὸ τοῦ πατρός, qui tient surtout à son rôle ministériel dans l’œuvre de la création et de la révélation. Le Père crée et se révèle par le Fils ; et celui-ci apparaît donc comme l’instrument du Père dans ces deux actes, donc comme l’exécuteur de ses volontés et dans un rôle subordonné. Seulement — et ceci répond aux derniers textes allégués de saint Justin et de Théophile —, si le Verbe seul entre ainsi en contact immédiat avec le fini, et se montre en un lieu déterminé ; si on lui attribue à lui seul les théophanies, ce n’est pas qu’on lui suppose une nature différente de celle du Père : c’est simplement parce que l’économie divine a voulu en fait que les choses soient ainsi. « Tout a été fait par le Verbe (διὰ λόγου)… Personne n’a vu le Père : le Fils unique qui est dans le sein du Père l’a révélé » (Jean.1.3,18). Voilà ce qu’atteste l’Évangile. Les apologistes partent de là et en concluent que, dans l’économie divine actuelle, le Père est invisible, qu’il n’apparaît pas et ne se montre pas dans un lieu déterminé ; que le Verbe seul apparaît, parle et agit « en la personne du Père ». Ils ne fondent donc pas cette différence entre le Père et le Verbe sur une impossibilité métaphysique, pour le Père, d’apparaître à cause de sa transcendance, et sur une possibilité, pour le Fils, d’apparaître à cause de sa non-transcendance : ils tirent simplement la conséquence des faits qu’ils ont appris par l’Écriture, et qui correspondent évidemment à un plan spécial de Dieu.
Telle est, sur le Verbe, la doctrine des apologistes : celle de saint Irénée, plus sobre, a prêté à moins de difficultés. Il s’est d’ailleurs peu occupé du Verbe en dehors de l’incarnation. Homme de tradition, ayant à lutter contre des adversaires qui multipliaient les systèmes sur les générations et les opérations divines ad intra, il s’enferme dans la doctrine pure et s’interdit toute spéculation. Au nom de Verbe il préfère généralement celui de Fils.
Le Fils est Dieu, vraiment Dieu (iii.6.1-2). Comme plus tard saint Athanase, saint Irénée voit dans cette divinité une condition de la Rédemption telle qu’il la conçoit. Ce Fils identique au Verbe (ii.28.6 ; iii.18.2 ; cf. iii.16.6) est engendré par le Père (ii.28.6), et cette génération est éternelle : « Semper autem coexistens Filius Patri » (ii.30.9). « Non enim infectus es, o homo, neque semper coexistens Deo sicut proprium ejus Verbumm » (ii.25.3 ; cf. iii.3.18.1). Ainsi Irénée repousse la doctrine de la génération temporelle : il ne veut ni de la projection au dehors (προβολὴ) des gnostiques ni des théories analogues. A la question : comment le Fils est-il né ? il répond simplement que le Père et le Fils seuls le savent, et que les gens qui prétendent donner sur cela des explications, et qui assimilent la prolation du Verbe à celle de la parole humaine n’ont pas le sens commun : « Non sunt compotes sui. — Quasi ipsi obstetricaverintn ! » (ii.28.6 ; cf. ii.13.8).
m – « O homme, tu n’es pas incréé, et tu ne coexistais pas toujours à Dieu comme son propre Verbe. »
n – Ils ont assisté à l’accouchement ! sarcasme d’Irénée (ThéoTEX).
Saint Irénée attribue, sans doute, comme les apologistes, la création au Fils : le Fils est la « main de Dieu » par laquelle celui-ci crée (iv.20.1 ; v.6.1). Néanmoins il insiste plutôt sur son rôle de révélateur. Le Fils est dans le Père et le Père est en lui (iii.6.2 ; iv.4.2) : « Invisibile etenim Filii Pater, visibile autem Patris Filius » (v.6.6). « Agnitio enim Patris est Filii manifestatio » (iv.6.3). C’est par le Fils que le Père est connu. Par lui il se manifeste d’abord aux anges et aux vertus célestes dès le commencement et avant la création du monde, puis aux hommes (ii.30.9 ; iv.6.5,7 ; iv.7.3 ; iv.20.7).
Est-ce à dire que l’existence du Fils en tant que Fils est conditionnée, chez saint Irénée, par la volonté du Père de se révéler ? Notre auteur n’a certainement jamais pensé à cette question. Pour lui le Fils est « le visible » du Père, de même que le Père est « l’invisible » du Fils ; et sans doute le Père a toujours été essentiellement visible et connaissable : par conséquent le Fils a toujours et essentiellement existé : il est éternel comme le Père. — D’autre part, on trouve sans doute dans l’Adversus haereses quelques expressions subordinatiennes : le Fils a reçu la souveraineté de son Père (iii.6.1 ; v.18.3) ; il est porté par le Père avec la création, « car il n’existe qu’un seul Dieu Père au-dessus de tous » (v.18.2) ; mais saint Irénée ne fait guère que répéter ici les expressions des Évangiles et de saint Paul, et l’on ne saurait éviter un certain subordinatianisme verbal dès que l’on admet le Père comme source de la Trinité.
Dans la représentation philosophique que les apologistes se sont faite des rapports du Père et du Fils, et du rôle du Verbe dans le monde, observe M. Harnack, il n’y a point de place pour la personne du Saint-Esprit. Sans doute ; mais les apologistes, ne l’oublions pas, n’empruntent pas leur dogme à la philosophie. Ils connaissent donc l’Esprit-Saint, l’Esprit prophétique, l’image et la similitude de Dieu (ϑεοῦ εἰκὼν καὶ ὁμοίωσις), comme une portion de Dieu (ϑεοῦ μοῖραν), le diacre du Dieu souffrant (διάκονος τοῦ πεπονϑότος ϑεοῦ)o. On a accusé Athénagore de n’avoir pas assez distingué le Saint-Esprit du Père ; et il est vrai qu’il en fait un écoulement (ἀπόρροια) de Dieu, et qu’il établit entre eux le même rapport qu’entre la lumière et le feu, entre le rayon et le soleil, rapport que saint Justin précisément jugeait insuffisant pour marquer la distinction réelle des personnes (Dial., 128.3-4). Mais ces difficultés, dont il est impossible d’ailleurs de mesurer exactement la portée, ne sauraient prévaloir contre les textes formels où Athénagore, à côté du Père et du Fils, nomme l’Esprit-Saint comme troisième terme au même titre que les deux autres, et, bien plus, remarque que si ces trois termes sont unis dans la puissance, ils se distinguent par le rang : τὴν ἐν τῇ ἑνώσει δύναμιν, καὶ τὴν ἐν τῇ τάξει διαίρεσιν (Suppl. 10, 12, 14). — Un reproche analogue — celui de confondre l’Esprit-Saint avec le Verbe — a de même été adressé par Petau à Théophile d’Antioche. Il se fonde sur ce que Théophile donne à l’un et à l’autre le nom de Sagesse (σοφία), et leur attribue indifféremment l’inspiration des prophètes. Mais l’objection n’est pas plus décisive ; car Théophile, en d’autres passages (i, 7, 11, 18), énumère les trois termes ϑεός, λόγος, σοφία et, au livre ii, 15, dit expressément — il est le premier à employer le mot — qu’ils constituent une trinité (τριάς).
o – Justin, I Apol. vi, 2 ; xiii, 3 ; Tatien, 7, 12, 13.
Pas plus que les apologistes, saint lrénée ne donne au Saint-Esprit dans ses ouvrages — et ce conformément à l’Écriture — le nom de Dieu (iv, Préf., 4 ; iv, 1, 1). Mais, du reste, il le représente comme éternel (ἀένναον, v, 12, 2), existant auprès de Dieu « ante omnem constitutionem », et procédant de lui au commencement de ses voies d’après Proverbes.8.22 (iv, 20, 3).
Par rapport au Père, le Saint-Esprit est sa sagesse (iv, 20, 3 et passim), sa figuratio (iv, 7, 4)p : ils sont, le Fils et lui, les « deux mains » par lesquelles Dieu a créé et formé l’homme (iv, Préf., 4 ; iv, 20,1 ; v, 6, 1). Par rapport à l’Église, le Saint-Esprit est la vérité, la grâce, un gage d’immortalité, un principe d’union avec Dieu que le Christ lui a communiqué. Il lui est intimement uni, et donne à ses sacrements leur efficacité et leur vertu (iii.17.2 ; iii.24.1 ; v.8.1 ; cf. iv.33.).
p – A moins qu’il ne s’agisse ici du Saint-Esprit image du Fils. Voir la note de D. Massuet sur ce passage.
On trouve donc, pour conclure, dans les écrivains de la seconde moitié du iie siècle, l’ébauche d’une doctrine trinitaire. Celui qui l’a le mieux résumée, et qui a marqué le mieux l’unité à la fois et la distinction des personnes est Athénagore. Les chrétiens, remarque-t-il, connaissent « un Dieu et son Verbe, quelle est l’union du Fils avec le Père, quelle est la communication du Père avec le Fils, ce qu’est l’Esprit, quelle est l’union et la distinction de ceux qui sont ainsi unis, l’Esprit, le Fils, le Père » (Supplic., 12). « Le Père et le Fils ne font qu’un : Le Fils est dans le Père, le Père dans le Fils dans l’unité et la puissance de l’Esprit… Comment, après cela, ne pas s’étonner d’entendre appeler athées des gens qui affirment un Dieu Père, un Fils Dieu, un Esprit-Saint, et qui montrent leur puissance dans l’unité et leur distinction par le rang » (Supplic., 10) ?