(4 mai 1533)
Quolibets – Des huguenots partent pour Lyon – La fête du saint suaire – Importance du combat – Rôle des faits à Genève – Une promenade se change en tumulte – Un agent du clergé fait amorce – Le jeune de Versonay – Wernli se lève pour combattre – Le tocsin – Moment décisif – Appels de Wernli – Ses premières provocations – Combat nocturne – Wernli aux prises avec les huguenots – Sa mort – La nuit
La Réformation de Genève voyait à la fois dans ses rangs les amis de la vérité évangélique et ceux de la liberté politique ; c’était un bien et un mal. La main vigoureuse des huguenots était peut-être nécessaire pour réprimer les intrépides mamelouks ; mais il était fâcheux qu’à côté de l’armure de l’esprit brillât aussi celle de la chair. Si l’argumentation par syllogisme est mauvaise dans l’ordre religieux, l’argumentation par hallebarde est pire encore. Quelques partisans de la Réforme, retournant le Contrains-les d’entrer, de l’église romaine, pratiquaient un peu le Contrains-les de sortir. Il faut un peu d’indulgence pour les uns et pour les autres. L’esprit humain ayant été obscurci pendant dix siècles, avait besoin d’une éducation prolongée avant de comprendre qu’il est irréligieux d’employer en religion d’autres armes que celles d’une conviction libre.
Il y avait encore une autre guerre, assez fréquente alors, et qui est plus dans les mœurs de notre siècle que celle des arquebuses, c’était celle des plaisanteries. Les Genevois des deux écoles commençaient d’ordinaire par des discussions légitimes. Les catholiques mettaient en avant l’infaillibilité du pape ; les réformés leur opposaient celle de la Parole de Dieu. On discutait sur ce sujet, dans les rues, dans les couvents, au coin du feu et jusque dans les conseils : Mais souvent on passait de la dispute aux quolibets. Un jour que les prêtres faisaient une procession et chantaient à pleine gorge des prières pour la conversion des hérétiques, tout en regardant à droite et à gauche, des huguenots groupés au coin d’une rue, trouvant quelque ressemblance entre ces chants et le cri de certaine bête de somme, dirent en riant les uns aux autres. « Donnez des chardons à ces ânes qui braillent et qui braient. — Hélas ! s’écriaient les sœurs dans leur cloître, ils font encore tant d’autres dérisions qu’on ne pourrait les écrire toutes dans une année !… » C’est la sœur Jeanne qui raconte ce fait ; son récit étant plein de fables, nous ne pouvons en garantir l’authenticités.
s – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 68.
La plupart des prêtres avaient le bras plus fort que l’intelligence et préféraient les coups d’épée aux coups de langue. Le dévot chanoine et vaillant chevalier, Messire Pierre Wernli, bouillonnait de colère. Il criait dans les couvents, dans les maisons, dans les rues même ; il voulait combattre et prouver, la hallebarde à la main, qu’on devait à la papauté un respect suprême. Il avait de fréquentes conférences avec les chefs du parti, soit ecclésiastiques soit laïques, chez Perceval de Pesmes, chez M. de Thorens ou chez le vicaire épiscopal. Tous avaient l’œil et l’oreille au guet, décidés à profiter de la première occasion pour assurer le triomphe de leur cause. Ils crurent alors le moment d’agir arrivé.
On était au commencement de mai, temps de la foire de Lyon, très fréquentée alors par les Genevois. Quelques-uns des principaux huguenots hésitaient pourtant à s’y rendre. Quitter Genève dans ce moment leur semblait difficile, car il y avait dans le ciel tous les signes avant-coureurs d’un orage.
Ils crurent toutefois avoir le temps de faire ce petit voyage avant que la crise n’arrivât. Quelques-uns des plus hardis, affichèrent même des placards portant ces mots : « Allons à la foire avant la guerre et la délivrance de Genève. » Ils partirent et l’on dit aussitôt dans certains conventicules qu’il fallait tuer ceux des huguenots qui restaient, fermer ensuite les portes à ceux qui reviendraient, et sauver ainsi la religion de Genève. Mais il convenait, selon quelques-uns que les pompes du culte préludassent à ces combats de la foi.
Le dimanche, 4 mai, était la fête du saint-suaire. Ce linge dans lequel le corps de Jésus-Christ fut enseveli et sur lequel, disait-on, était resté l’empreinte de sa figure, était exposé ce jour-là à Genève, et en d’autres jours dans dix ou douze villes différentes, qui prétendaient toutes le posséder. Au moment où la Réforme s’efforçait de rendre à l’Église la véritable image du Sauveur, telle qu’elle est dans la sainte Écriture, les plus ardents fauteurs du catholicisme étaient fiers d’exhiber sur une toile les traits que quinze siècles, disaient-ils, n’avaient pu effacer. Pour donner plus de relief à la fête, le vicaire général chargea de l’office Pierre Wernli, regardé comme l’un des plus considérables d’entre ses chanoines, et qui était à la tête des plus belliqueux. Le concours fut nombreux ; une grande ferveur, de secrètes émotions, d’ardentes dévotions rendirent ce jour-là le culte plus solennel. Wernli avait revêtu ses plus beaux habits sacerdotaux et présidait à la fête avec un religieux enthousiasme et un superbe orgueil. Il était fanatique mais sincère. Sa devise était : « Tout pour l’honneur de Dieu et de la sainte Église. » Convaincu de l’efficace du sacrifice de la messe, il dit l’introït, chanta l’offertoire, consacra l’hostie et fit l’élévation. Les accents émus qui sortaient de son cœur retentissaient sous les voûtes de la cathédrale. « Quelle belle voix ! disait-on, quel bel homme ! Au monde il n’y a tel officier, et de dix ans on a vu faire si bel office à Genèvet !… » Après la messe du saint-suaire les catholiques ne doutèrent plus du triomphe prochain de l’Église.
t – La sœur J. de Jitssie, le Levain du Calvinisme, p. 63.
Un nouveau combat allait commencer. Nous n’oublions pas le peu d’étendue du champ de bataille. Nous ne racontons pas les destinées de l’empire des Perses, des Romains, des Russes ou des Allemands ; mais celles d’une petite ville, entourée d’un petit territoire. Tout est ici sur une petite échelle. Cependant le combat dont nous allons parler amena la rentrée du prince-évêque, et si les desseins formés par ce prince ecclésiastique, le duc de Savoie, l’empereur lui-même avaient alors, comme tout semblait l’annoncer, reçu leur exécution, la liberté et la Réformation étaient perdues dans Genève. Cette perte n’eût-elle eu aucun effet ? Nous trompons-nous en pensant que la grande bataille qui devait durer pendant tout le seizième siècle, celle que l’Évangile et la liberté livrèrent à Rome, au jésuitisme, à l’inquisition, bataille qui est sans doute la plus importante des temps modernes, n’aurait peut-être pas eu la même issue, si cette petite ville, pleine d’une foi vivante et d’un courage héroïque, n’avait pas combattu dans les rangs et communiqué au protestantisme la vigueur nécessaire pour vaincre de redoutables ennemis ? En entendant raconter ces petites luttes, bien des amis de l’Évangile et de la liberté diront peut-être : « Ne méprisons pas ces petites choses. C’est nous que ce récit con cerne. Ces gens ont été des premiers à combattre pour des biens très précieux, dont à cette heure nous jouissons en paix. »
Wernli n’entendait pas se contenter d’une messe, il fallait, selon lui, un combat. A peine avait-il posé ses robes, ses croix et son étole, qu’il pensait à s’armer de pied en cap ; cela faisait partie de sa piété. Il n’eut pas de peine à persuader ses confrères, car les prêtres étaient dans tous ces troubles, plus impérieux que les laïquesu. La première bataille ayant échoué, on prépara la seconde. Les faits jouent dans la Réformation de Genève, un rôle aussi grand que les idées. Les grandes questions du droit, de la liberté, de la vérité ne s’y élaborent pas simplement dans le cabinet de quelques jurisconsultes ou de quelques théologiens. Elles se discutent au foyer des bourgeois, dans les conventicules des évangéliques, dans le conseil général des citoyens et elles se décident sur la place publique au milieu de luttes redoutables. Toutes les idées deviennent des actes ; toutes les doctrines enfantent des événements ; toutes les théories font battre les cœurs, arment les bras et produisent de grandes délivrances. Il pouvait y avoir quelque mal dans cette puissante activité ; mais c’était un mal nécessaire.
u – Froment, Gestes de Genève, p. 55. — Msc. de Gauthier.
L’après-midi du jour de la fête, Wernli et un grand nombre d’autres ecclésiastiques se réunirent en conseil chez le vicaire épiscopal. Ils regrettaient amèrement que la bonhomie des Fribourgeois et la faiblesse des syndics eussent fait échouer leur complot. La partie était manquée : il fallait la recommencer. Un projet ajourné ne doit pas être pour cela abandonné. Les catholiques devaient profiter du moment où l’absence des principaux huguenots rendrait la victoire facile.
Pendant cette discussion quelques citoyens des deux partis se promenaient près du Rhône, en ayant l’air de ne penser qu’à prendre quelque délassement. C’était le soir d’un jour de fête. Le soleil qui allait se coucher envoyait ses rayons en traits de feu sur le lac. L’occident était en flamme, les eaux réfléchissaient les images du ciel et brillaient d’éclatantes et mobiles couleurs. Mais les citoyens étaient peu sensibles, dans ce moment, aux beautés de la nature. Quel que fût le calme apparent du dehors, de vives passions remuaient les âmes. Peu à peu la conversation s’engagea ; on parla religion, comme c’était la coutume ; on discuta avec chaleur, puis on en vint aux disputes, puis aux injures, puis enfin quelques bras se levèrent et frappèrent.
Le soleil venait de se coucher ; les feux diminuaient ; tout pâlissait autour de la ville ; le jour s’effaçait et tombait. Cette heure favorable à la promenade avait attiré beaucoup de monde ; le bruit en attira davantage encore. Des huguenots, des mamelouks, des catholiques, des réformés accouraient sur la place du Molard. — « Qu’y a-t-il ? » disait-on. Déjà les partis se formaient en deux groupes différents. Chacun des arrivants se joignait à ses amis ; on se classait, bientôt on se compta, et deux bandes s’alignèrent. Quelques personnages plus passionnés se mettaient en avant et remuaient la foule. Le geôlier des prisons épiscopales et son frère, grands crieurs, qui maniaient très bien le poignard, « hommes fortement mutinés, » dit un manuscrit, vrais séides du seizième siècle, étaient des plus violents. Des moines, des prêtres du bas clergé, se mêlaient au peuple sur la place publique ; tandis que leurs supérieurs consultaient entre eux chez le vicaire épiscopal ; ils excitaient la foule, et se plaignaient tout haut que les Fribourgeois les eussent empêchés le 28 mars de détruire les hérétiques ce qui était, selon eux, une rigueur nécessaire.
Cependant les deux partis, tout en étant déjà en présence l’un de l’autre, paraissaient ne pas songer à en venir aux mains. Un nommé Pinet, envoyé par les clercs pour faire l’amorce, se mit à esmouvoir le peuple. » Il se glisse au milieu des groupes catholiques, et cherche à enflammer les esprits. « Qui veut combattre avec moi pour sa religion ? » leur dit-il. Puis se tournant du côté des huguenots, il les provoque, et s’écrie : « Par le sang de Dieu, votre loi est méchante, luthériens ! S’il y a homme parmi vous qui veuille maintenir le contraire, qu’il vienne ici et qu’il combattev ! » Cette provocation fut plusieurs fois répétée ; mais les réformés craignaient une émeute : « La paix est faite, disaient-ils, ne la rompez pas. » Quelques-uns ajoutaient : « Soyez sur vos gardes, Pinet est un fort mauvais garçon. » Personne ne voulait mordre. » Un huguenot pourtant, l’impatient Ami Perrin, ne put se contenir ; provoqué par l’agent des prêtres, il se jeta sur lui et il ne s’en fallut guère qu’il le tuât. Huguenots et catholiques se jetèrent entre Perrin et Pinet. La paix fut rétablie ou du moins parut l’être. Mais une étincelle venait de jaillir et le feu allait être alluméw.
v – Froment, Gestes de Genève, p. 57.
w – Froment, Gestes de Genève, p. 57. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 61.
En effet, un jeune catholique, Marin de Versonay, échauffé par la scène dont il venait d’être témoin, quitta la place et monta précipitamment la rue du Perron. Versonay était d’un esprit borné, mais d’une imagination ardente et d’un attachement fanatique à l’Église romaine, qu’il regardait comme la source une et exclusive de la sainteté et du bonheur éternel. Il avait outre cela une affection sans bornes pour son cousin Perceval de Pesmes, et le respect le plus profond pour la souveraineté de l’évêque. Ses ancêtres avaient rendu de grands services à Genève. En 1476, son aïeul Aymon, conseiller de l’évêque, Jean-Louis de Savoie, avait prêté son argenterie à la ville pour apaiser les Suisses qui la menaçaient de pillage. Le noble jeune homme voulait faire pour Genève plus encore que son aïeul, détruire l’hérésie. Sa femme, dont les prêtres étaient les grands amis, l’y poussait nuit et jourx.
x – Msc. contemporain. — Froment, Gestes de Genève, p. 58.
Les membres du conseil épiscopal, les chanoines et les principaux prêtres, tous armés, attendaient dans la maison de messire de Bonmont, l’issue de cette escarmouche. A chaque bruit, ils prêtaient l’oreille, croyant entendre les pas d’un messager. Nul ne paraissait ; tout semblait annoncer que la paix ne serait pas troublée. Pinet s’était retiré confus, et Perrin, malgré la vivacité qui lui était naturelle, savait très bien que les réformés ne voulaient pas prendre l’initiative et troubler la paix publique. La tranquillité était rétablie. Quelques citoyens des deux partis étaient restés sur la place du Molard, mais un certain nombre de catholiques et de huguenots s’en étaient allés, et même pour sceller leur concorde, ils avaient été boire ensemble, se disant les uns aux autres qu’ils entendaient rester bons amis. La mèche était éteintey.
y – Froment, Gestes de Genève, p. 57. — La sœur J, de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 61. — Galiffe, Notices généalogiques, I, p. 48.
Le jeune de Versonay et l’impétueux chanoine allaient la rallumer. Le cousin de Perceval de Pesmes, dont l’imagination était frappée, se dirigeait alors vers la maison de M. de Bonmont. Il heurte à la porte à coups redoublés, il crie à haute voix : « A l’aide ! au secours ! on tue tous les bons chrétiens. » A l’ouïe de ces paroles imprudentes, les chanoines et les prêtres s’enflamment. Quelques-uns restent incertains, immobiles ; mais messire Pierre Wernli, « ce bon chevalier, » se lève aussitôt. L’office qu’il avait célébré dans la cathédrale était à peine fini, qu’il avait pensé à un autre, et s’était dit qu’il fallait en ce jour ensevelir la Réformation dans un suaire, dont elle ne sortirait plus. Aussi, après avoir posé ses habits sacerdotaux, il s’était couvert de sa cuirasse, avait revêtu ses jambières, suspendu sa grande épée à son côté, pris sa pesante hallebarde, et ainsi arméz, il s’était rendu chez le vicaire épiscopal. Au moment où Wernli entendit Versonay, il pensa que l’heure était venue. Debout au milieu des prêtres, l’arme au poing, il invitait du regard ses collègues à le suivre. Plusieurs hésitaient. Alors le chanoine, « ardent en l’amour de Dieu, dit l’une de ses plus grandes admiratrices, bon champion de la foi, voyant que personne ne s’apprêtait au combat, n’eut patience, ne put attendre les autres sieurs d’église, et sortit le premier, d’un courage ardenta. » Le sort était jeté ; la bataille allait commencer, car nul n’était capable d’arrêter l’impétueux chanoine.
z – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 62.
a – Ibid., p. 61 et 62.
Cependant trois autres prêtres, moins notables, mais tout aussi violents, Bertholet, Manillier et Servant couraient à Saint-Pierre et ordonnaient aux sonneurs de tinter le tocsin, à coups pressés et redoublés. Ces hommes, effrayés eux-mêmes par ce qu’on leur disait de l’émeute, sonnèrent aussitôt « au grand effroi des chrétiens, » dit la sœur. On entendait alors dans toute la ville retentir les sons majestueux de la Clémence, cloche antique, bien connue à Genève et qui porte sur ses cercles cette inscription :
ego vocor « clementia »
ave maria, gratia plena.
plebem voco, convoco clerum,
vos mea cunctorum
fit terror dæmoniorum.
En effet, la Clémence, en ce moment, appelait le peuple, elle convoquait le clergé ; et quant aux démons, dont sa voix devait être la terreur… c’étaient aux yeux des prêtres les réformés. Ceux des huguenots qui étaient restés au Molard se disaient que les papistes voulaient revenir à l’assaut et les égorger dans leurs maisons. Les ténèbres augmentaient l’émotion que produisaient les sons lugubres du beffroi. « Qu’est-ce ? disaient les citoyens. — Les hérétiques se sont assemblés sur la grande place, pour piller les églises, répondaient quelques catholiques. — Réunissons-nous de l’autre côté, devant les halles, » répondait-on. Quelques-uns disaient bien que c’était un faux bruit ; que les huguenots s’étaient trouvés sur les bords du fleuve simplement pour se promener, comme on fait partout le dimanche soir, et que déjà même ils se retiraient ; mais les plus violents ne voulaient rien entendre ; ils accouraient de tous côtés, appelés par le tocsin, et déployaient leurs enseignes. Du côté des halles, ils criaient de toute force : « Vous, tous chrétiens, assemblez-vous ici, et ayez bon courage pour maintenir la sainte foi ! Et fut grand tumulte entre eux. C’était chose fort piteuse d’entendre ces cris par les ruesb. » Les autres sieurs d’Église, qui au premier moment avaient hésité à suivre le chanoine, prirent courage, et quittant la maison du vicaire, descendirent au Molard.
b – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 67-68.
Aux yeux des prêtres, le moment était décisif. Un grand nombre d’entre eux, sans doute, ne songeaient qu’à leurs intérêts personnels, mais plusieurs pensaient que l’issue de la lutte était pour le catholicisme, dans Genève, une question de vie ou de mort. Ils frissonnaient en voyant ceux qu’ils appelaient des enfants dénaturés, se détourner des mamelles de leur mère, la papauté. « Ces esprits curieux et rebelles, disaient-ils, s’imaginent renverser l’Église… mais tous les efforts de l’enfer ne l’ébranleront pas… épouse de Christ ! ô toi qui nous procures avec ce divin époux de chastes et éternels embrassements, — castos œternosque amplexus, — nous sommes à toi pour toujours ! »
Wernli était décidé à donner sa vie, s’il le fallait, pour la cause de Rome. Ce ne fut pas chez lui la résolution d’un moment. Voyant les progrès de la Réformation, il s’était promis de tout sacrifier pour l’anéantir, et c’était dans ce dessein qu’il descendait alors du quartier de Saint-Pierre à celui du Molard. Il fallait accomplir le 4 mai, ce que le 28 mars n’avait pu faire. « Wernli voulait être le premier, dit Froment, à maintenir comme capitaine la sainte mère Église ; » il fut à la fois le héros et la victime de cette importante journée. En vain lui criait-on de tous côtés : « La paix est faite…, » il ne voulait rien entendre. Il était le plus obstiné et le plus furieux des prêtresc. » Plein de ferveur et de dévouement à la papauté, il s’écriait : Holà ! vous tous bons chrétiens, à mon aide ! » Plusieurs laïques et plusieurs clercs se joignirent en effet à lui, et tous ensemble hâtèrent le pas vers la place. « Messieurs les chanoines et autres gens d’Église furent les premiers à l’enseigne, » dit la sœur. En peu de temps mille cinq cents hommes, « et principalement des prêtres, » se trouvèrent réunisd.
c – Froment, Gestes de Genève, p. 58.
d – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 61. — Froment, Gestes de Genève, p. 57, 58.
Pendant ce temps, d’autres ecclésiastiques se réunissaient en armes, dans la cour de Saint-Pierre, pour arrêter les huguenots qui voudraient se rendre au lieu du tumulte. Trois réformés venant du Bourg de Four, arrivèrent bientôt d’un pas précipité, devant la cathédrale. Aussitôt la bande sacerdotale leur ferma le chemin, et messieurs les prêtres, dit la bonne sœur, « commencèrent à frapper dessus. Un de leurs adversaires, assez malheureux pour recevoir d’eux vingt-huit blessures, tomba sur le pavée. » Quant aux deux autres, « ces chiens prirent la fuite, » ainsi que porte le bulletin de Sainte-Claire.
e – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 63. — Msc. de Gautier. — Registres du conseil du 11 mai.
Dans ce moment, Wernli et ceux qui le suivaient arrivaient sur la place. La nuit était profonde ; les étoiles donnaient seules une obscure clarté ; les hommes paraissaient comme des ombres, et il était difficile de distinguer ses amis de ses ennemis ; des bruits sourds et confus, des sons inarticulés, des marques d’approbation ou de colère sortaient du milieu des ténèbres. C’était comme le sourd mugissement de la mer, au moment où l’orage va éclater. Pendant quelques secondes, un grand silence ; puis tout à coup de vives clameurs. Au moment où arrivait le chanoine, le casque en tête, armé de pied en cap, il entendit les cris des réformés, et ému de colère, il agita sa hallebarde et la poussa vivement de leur côté en criant, dans son patois de Fribourg : « Cher Dieu ! où sont ces luthériens, qui disent du mal de notre loi ?… Sang Dey ! où sont-ilsf ?… » et il ajoutait un gros jurement ; puis se tournant vers ceux qui le suivaient ? « Bons chrétiens, disait-il, courage ! n’épargnons pas ces canailles. » On eût dit le fameux géant Goliath, qui, un casque d’airain sur la tête, armé d’une cuirasse, la hallebarde à la main, insultait les troupes d’Israëlg.
f – Char Dey, sont tey ces toux Luthérians. — Sang Dey, — o son tey ? » (Msc. de Choupard.) — Froment, Gestes de Genève, p. 58.
g – 1 Samuel. 17.4-11.
A peine le chanoine-capitaine avait-il ainsi donné le signal, que le combat s’engagea. C’était une belle nuit de printemps ; tout était pâle, gris ; il était, comme nous l’avons dit, aisé de se méprendre ; l’obscurité et le silence donnaient à cette lutte quelque chose de solennel. Les ombres qui se mouvaient sur la place du Molard s’agitaient, se jetaient l’une contre l’autre et se donnaient au milieu des ténèbres des coups redoublés. Une ombre courait après une ombre, mais de part et d’autre on se battait à outrance, de près, corps à corps. De temps en temps il y avait une courte lueur ; les épées se rencontraient et jetaient des étincelles. Le violent Perrin, le zélé Claude Bernard étaient à la tête des huguenots et frappaient fort. Jean Rosette et le chanoine de la Viole, étaient ceux qui, du côté des catholiques, fondaient sur leurs adversaires avec le plus de fureur ; tous les quatre tombèrent blessés sur la place. D’autres encore furent atteints, et leur sang coula ; mais on ne s’en apercevait pas, et les combattants foulaient les blessés aux pieds, jusqu’à ce que des amis, les reconnaissant, les portassent dans quelque maison du voisinage. Un coup plus retentissant allait être porté : une victime plus notable allait joncher la terre.
Wernly, qui était resté en haut de la place, ne pouvant voir ses ennemis, les appelait de toutes les forces de sa poitrine. « Où sont-ils ? criait-il toujours ; sang Dey ! où sont-ils ces luthériens, qui disent du mal de notre loi ?… » Des huguenots qui étaient, non sur la place, mais dans la rue de la Croix-d’Or (toutes les rues adjacentes étaient pleines de catholiques et de réformés), répondirent : « Ils sont ici !… » Le chanoine, qui ne voyait pas, mais qui entendait, se précipita du côté où le cri s’était fait entendre, la hallebarde à la main. Il atteint ses ennemis, donne du fer, donne de la hampe, maniant son arme aussi facilement que son bréviaire. En tuant des Luthériens, il espérait tuer le luthéranisme lui-même.
Les huguenots, sur lesquels il s’était jeté, ne restaient pas oisifs, et paraient de leurs épées dégainées les coups du prêtre. A la fin, l’un d’eux, que ce fer long et pointu impatientait, s’élança, saisit la hallebarde et la brisant, il en jeta au loin les morceaux. Le héros du chapitre se voyant privé de son arme favorite, ne perd pas un moment, il dégaine son épée à deux mains et se jette sur ses adversaires, il frappe d’estoc, il frappe de taille. On eût dit un Suisse de Grandson. Les huguenots, se voyant si vivement attaqués, ne s’en tiennent plus à la défensive ; ils fondent sur le champion de la papauté, « ils le chargent, dit la sœur Jeanne ; mais, ajoute-t-elle, il se défendait vaillamment. » Sa cuirasse lui couvrait le corps depuis les épaules jusqu’à la ceinture ; aussi tous les coups qu’on lui portait ne faisaient que blanchir, « si bien et si subtilement il était arméh. » A la fin, un homme du peuple, nommé Pierre L’hoste, à ce que l’on croit, pauvre charretier, impatient de cette longue lutte, voyant dans Wernli non plus un prêtre mais un soldat, s’approche, tourne autour de lui, cherche le défaut de la cuirasse, et lui plonge son épée dans le corps ; le chanoine chancelle et tombe. « Ainsi le blasphémateur fut tué et il demeura sur la place sans tirer ni pieds, ni jambesi. » La lutte avait eu lieu devant la demeure de l’un des plus zélés évangéliques, le conseiller Chautemps. Wernli tomba sur les degrés de cette maison. « Celui qui prend l’épée périra par l’épéej. » Quelques prêtres, qui étaient près, voyant leur capitaine mort, s’enfuirent effrayés, chacun en son couvent ou au cloître de Saint-Pierrek.
h – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 63.
i – Froment, Gestes de Genève, p. 59.
j – Matthieu 26.52.
k – Msc. de Choupard. — Msc. de Roset, Chron., liv. II, ch. 16.
Cependant la mort du général ne mettait pas fin au combat ; des prêtres, avec leurs partisans, et des huguenots se portaient encore des coups, quand le syndic de la garde, ministre des armes dans Genève, arriva ; il étendit son bâton syndical et ordonna aux citoyens de retourner dans leurs maisons. Le commandant de la cavalerie, de Chapeaurouge, l’aidait de tout son pouvoir : « Arrêtez, » disaient l’un et l’autre. Tous leurs cris étaient inutiles, tant l’émotion populaire était grande et les courages enflammés, nous dit une chronique. Le syndic, s’avançant au milieu des combattants, les conjura de se séparer ; mais il reçut un coup à la tête, de la main d’un prêtrel. Ce que la mort du chanoine n’avait pu faire, la blessure du magistrat l’accomplit. Cet événement mit fin au combat. Les réformés, pleins de respect pour le syndic, mirent leur épée dans le fourreau et rentrèrent dans leurs maisons.
l – Ibid.
Mais quelques prêtres et quelques-uns de leurs partisans refusèrent d’obéir. Ils ne voulaient pas cette fois-ci manquer leur coup ; ils n’entendaient pas que le 4 mai vit comme le 28 mars leur projet avorter ; ils étaient décidés à ensevelir la Réforme. Des bandes exaspérées parcouraient toutes les rues. Ceux qui les composaient appelaient et insultaient les huguenots ; mais ceux-ci se refusaient à châtier ces prêtres fanfarons. Cette patience même n’apaisa pas ces fanatiques ; ils continuèrent leurs provocations jusqu’au point du jour. « Toute la nuit les chrétiens furent en armes, dit la sœur Jeanne, cherchant ces méchants chiens ; mais ce fut pour néant, car tous s’étaient cachésm. » Quand le jour commença à paraître, MM. du clergé et leurs alliés, fatigués de cette nuit tumultueuse, allèrent se mettre au lit, et ainsi finit leur seconde attaque. Maintenant on allait chercher à obtenir par l’intrigue et la terreur, ce que les armes n’avaient pu donner.
m – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 63. — Registres lu conseil des 4 et 23 mai.