Histoire de la Réformation du seizième siècle

3.10

Écrits populaires – Notre Père – Ton règne vienne – Ta volonté soit faite – Notre pain – Sermon sur la repentance – La rémission vient de Christ

Telles étaient les luttes que le champion de la Parole de Dieu avait à soutenir dès son entrée dans la carrière. Mais ces combats avec les sommités de la société, ces disputes d’académie sont peu de chose pour le chrétien. Les docteurs humains s’imaginent avoir remporté le plus beau des triomphes, s’ils réussissent à remplir du bruit de leurs systèmes quelques journaux et quelques salons. Comme il s’agit chez eux d’une affaire d’amour-propre ou de parti, plus que du bien de l’humanité, ces succès du monde leur suffisent. Aussi leurs travaux ne sont-ils qu’une fumée, qui, après avoir aveuglé, passe sans laisser de traces. Ils ont négligé de déposer le feu dans les masses ; ils n’ont fait qu’effleurer l’espèce humaine.

Il n’en est pas ainsi du chrétien ; il ne s’agit pas pour lui d’un succès de société ou d’académie, mais du salut des âmes. Il néglige donc volontiers l’escrime brillante à laquelle il pourrait se livrer tout à son aise avec les champions du monde, et préfère les travaux obscurs qui apportent la lumière et la vie dans les cabanes des champs et dans les réduits du peuple. C’est ce que fit Luther, ou plutôt, selon le précepte de son maître, il fit ces choses-ci, sans laisser celles-là. Tout en combattant les inquisiteurs, les chanceliers d’université, les maîtres du sacré palais, il s’efforça de répandre parmi la multitude des connaissances saines en matière de religion. C’est à ce but que se rapportent divers écrits populaires qu’il publia alors, tels que ses Discours sur les dix Commandements, prononcés deux ans auparavant dans l’église de Wittemberg, et dont nous avons déjà parlé, et son Exposition de l’Oraison dominicale pour les laïques simples et ignorantsy. Qui n’aimerait à savoir comment le réformateur s’adressait alors au peuple ? Nous citerons donc quelques-unes des paroles qu’il envoyait « courir le pays, » comme il le dit dans la préface du second de ces écrits.

y – Opp. Leips. VII, p. 1086.

La prière, cet acte intime du cœur, sera sans doute toujours un des points par lesquels une réformation de vérité et de vie devra commencer ; aussi Luther s’en occupe-t-il sans retard. Il est impossible de rendre son style énergique, et la force de cette langue qui se formait, pour ainsi dire, sous sa plume, à mesure qu’il écrivait ; cependant nous essayerons.

« Quand tu pries, dit-il, aie peu de paroles, mais beaucoup de pensées et d’affections, et surtout qu’elles soient profondes. Moins tu parles, mieux tu pries. Peu de paroles et beaucoup de pensées, c’est chrétien. Beaucoup de paroles et peu de pensées, c’est païen…

La prière d’apparence et du corps, c’est ce bourdonnement des lèvres, ce babil extérieur qui se fait sans aucune attention, et qui frappe les yeux et les oreilles des hommes ; mais la prière en esprit et en vérité, c’est le désir intime, le mouvement, les soupirs, qui partent des profondeurs du cœur. La première est la prière des hypocrites et de tous ceux qui se confient en eux-mêmes. La seconde est la prière des enfants de Dieu qui marchent dans sa crainte… »

Puis, en venant aux premiers mots de la prière du Seigneur : Notre Père, il s’exprime ainsi : « Il n’y a point de nom entre tous les noms qui nous dispose mieux à l’égard de Dieu que le nom de père. Il n’y aurait pas pour nous autant de bonheur et de consolation à l’appeler Seigneur, ou Dieu, ou Juge… Par ce nom de Père les entrailles du Seigneur sont émues ; car il n’y a pas de voix plus aimable et plus touchante que ne l’est celle d’un enfant pour son père.

Qui es au ciel. — Celui qui confesse qu’il a un père qui est dans le ciel se reconnaît ainsi comme abandonné sur la terre. De là vient qu’il y a dans son cœur un désir ardent, comme l’est celui d’un enfant qui vit hors du pays de son père, parmi des étrangers, dans la misère et dans le deuil. C’est comme s’il disait : Hélas mon père ! tu es dans le ciel, et moi, ton misérable enfant, je suis sur la terre, loin de toi, dans toutes sortes de dangers, de nécessités et de deuils.

Ton nom soit sanctifié. — Celui qui est colère, envieux, qui maudit, qui calomnie, déshonore le nom de ce Dieu, au nom duquel il a été baptisé. Employant à des usages impies le vase que Dieu s’est consacré, il ressemble à un prêtre qui se servirait de la coupe sainte pour donner à boire à une truie, ou pour ramasser du fumier…

Ton règne vienne. — Ceux qui amassent des biens, qui bâtissent avec magnificence, qui cherchent tout ce que le monde peut donner, et prononcent des lèvres cette prière, ressemblent à ces grands tuyaux d’orgue qui chantent et crient de toutes forces et sans cesser dans les églises, sans avoir ni paroles, ni sentiment, ni raison… »

Plus loin, Luther attaque l’erreur des pèlerinages si répandue alors : L’un va à Rome, l’autre à Saint-Jacques ; celui-ci bâtit une chapelle, celui-là fait une fondation, pour parvenir au règne de Dieu ; mais tous négligent le point essentiel, qui est de devenir eux-mêmes son royaume. Pourquoi vas-tu chercher le règne de Dieu au delà des mers ?… c’est dans ton cœur qu’il doit s’élever.

« C’est une chose terrible, poursuit-il, que de nous entendre faire cette prière : Ta volonté soit faite ! Où voit-on faire dans l’Église cette volonté de Dieu ?… Un évêque s’élève contre un autre évêque, une église contre une autre église. Prêtres, moines, nonnes, querellent, combattent, guerroient ; il n’y a en tout lieu que discorde. Et cependant chaque parti s’écrie qu’il a une volonté bonne, une intention droite ; et ainsi, à l’honneur et à la gloire de Dieu, ils font tous ensemble une œuvre du diable…. »

« Pourquoi disons-nous notre pain ? continue-t-il en expliquant ces paroles : Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Parce que nous ne prions pas pour avoir le pain ordinaire que les païens mangent et que Dieu donne à tous les hommes, mais pour notre pain, à nous qui sommes enfants du Père céleste.

Et quel est donc ce pain de Dieu ?— C’est Jésus-Christ notre Seigneur : Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel et qui donne la vie au monde. C’est pourquoi, qu’on ne s’y trompe pas, tous les sermons et toutes les instructions qui ne nous représentent pas et ne nous font pas connaître Jésus-Christ, ne sauraient être le pain journalier et la nourriture de nos âmes…

A quoi sert-il qu’un tel pain nous ait été préparé, s’il ne nous est pas servi, et qu’ainsi nous ne puissions en goûter ?… C’est comme si l’on avait préparé un magnifique festin, et qu’il n’y eût personne pour distribuer le pain, pour apporter les mets, pour verser à boire, en sorte que les convives dussent se nourrir de la vue et du parfum… C’est pour cela qu’il faut prêcher Jésus-Christ seul.

Mais qu’est-ce donc que connaître Jésus-Christ, dis-tu, et quel profit en revient-il ?… Réponse : Apprendre à connaître Jésus-Christ, c’est comprendre ce que dit l’apôtre : Christ nous a été fait, de la part de Dieu, sagesse, justice, sanctification et rédemption. Or, tu comprends cela, si tu reconnais que toute ta sagesse est une condamnable folie, ta justice une condamnable iniquité, ta sainteté une condamnable souillure, ta rédemption une misérable condamnation ; si tu sens que tu es vraiment devant Dieu et devant toutes les créatures un fou, un pécheur, un impur, un homme condamné, et si tu montres, non seulement par des paroles, mais du fond de ton cœur et par tes œuvres, qu’il ne te reste aucune consolation et aucun salut si ce n’est Jésus-Christ. Croire n’est autre chose que manger ce pain du ciel. »

C’est ainsi que Luther demeurait fidèle à sa résolution d’ouvrir les yeux à un peuple aveugle que des prêtres menaient où bon leur semblait. Ses écrits, répandus en peu de temps dans toute l’Allemagne, y faisaient lever un jour nouveau, et répandaient abondamment les semences de la vérité sur une terre bien préparée. Mais en pensant à ceux qui étaient loin, il n’oubliait pas ceux qui étaient près.

Les Dominicains damnaient, du haut de toutes les chaires, l’infâme hérétique. Luther, l’homme du peuple, et qui, s’il l’avait voulu, eût pu, avec quelques paroles, en soulever les flots, dédaigna toujours de tels triomphes, et ne songea jamais qu’à instruire ses auditeurs.

Sa réputation, qui s’étendait de plus en plus, le courage avec lequel il élevait la bannière de Christ au milieu de l’Église asservie, faisaient suivre ses prédications avec toujours plus d’intérêt. Jamais l’affluence n’avait été si grande. Luther allait droit au but. Un jour, étant monté dans la chaire de Wittemberg, il entreprit d’établir la doctrine de la repentance, et à cette occasion il prononça un discours qui devint depuis très célèbre, et dans lequel il posa plusieurs des bases de la doctrine évangélique.

Il oppose d’abord le pardon des hommes au pardon du ciel : « Il y a, dit-il, deux rémissions : la rémission de la peine et la rémission de la faute. La première réconcilie extérieurement l’homme avec l’Église chrétienne. La seconde, qui est l’indulgence céleste, réconcilie l’homme avec Dieu. Si un homme ne trouve pas en lui cette conscience tranquille, ce cœur joyeux que donne la rémission de Dieu, il n’y a pas d’indulgence qui puisse l’aider, dût-il acheter toutes celles qui ont jamais été sur la terre. »

Il continue ensuite ainsi : « Ils veulent faire de bonnes œuvres avant que les péchés soient pardonnés, tandis qu’il faut que les péchés soient pardonnés avant que de bonnes œuvres puissent se faire. Ce ne sont pas les œuvres qui chassent le péché ; mais, chasse le péché et tu auras les œuvresz ! Car les bonnes œuvres doivent être faites avec un cœur joyeux et une bonne conscience envers Dieu, c’est-à-dire, avec la rémission des péchés. »

z – Nicht die Werke treiben die Sünde aus ; soudern die Austreibung der Sünde thut gute Werke. (L. Opp. (L.) XVII, p. 162.)

Puis il en vient au but principal de son sermon, et ce but fut aussi celui de toute la Réformation. L’Église s’était mise à la place de Dieu et de sa Parole ; il la récuse, et fait tout dépendre de la foi à la Parole de Dieu.

« La rémission de la faute, dit-il, n’est au pouvoir ni du pape, ni de l’évêque, ni du prêtre, ni de quelque homme que ce soit, mais elle repose uniquement sur la Parole de Christ et sur ta propre foi. Car Christ n’a pas voulu édifier notre consolation, notre salut sur une parole ou sur une œuvre d’homme, mais uniquement sur lui-même, sur son œuvre et sur sa Parole… Ton repentir et tes œuvres peuvent te tromper ; mais Christ, ton Dieu, ne te mentira pas, il ne chancellera pas, et le diable ne renversera pas ses parolesa.

a – Christus dein Gott wird dir nicht lügen, noch wanken (L. Opp. (L.) XVII, p. 162.)

Un pape, un évêque n’ont pas plus de pouvoir que le moindre prêtre, quand il s’agit de remettre une faute. Et même, s’il n’y a pas de prêtre, chaque chrétien, fût-ce une femme, fût-ce un enfantb, peut faire la même chose. Car si un simple chrétien te dit : Dieu pardonne le péché au nom de Jésus-Christ, et que toi tu reçoives cette parole avec une foi ferme, et comme si Dieu lui-même te l’adressait, tu es absous…

b – Ob es schon ein Weib oder ein Kind wäre. (Ibid.)

Si tu ne crois pas que tes péchés te sont pardonnés, tu fais ton Dieu menteur, et tu te déclares plus sûr de tes vaines pensées que de Dieu et de sa Parole…

Sous l’Ancien Testament, ni prêtre, ni roi, ni prophète n’avaient la puissance d’annoncer la rémission des péchés. Mais sous le Nouveau, chaque fidèle a ce pouvoir. L’Église est toute pleine de rémission des péchésc ! Si un chrétien pieux console ta conscience par la parole de la croix, qu’il soit homme ou femme, jeune ou vieux, reçois cette consolation avec une foi telle que tu te laisses mettre plusieurs fois à mort, plutôt que de douter qu’il en soit ainsi devant Dieu… Repens-toi, fais toutes les œuvres que tu peux faire ; mais que la foi que tu as dans le pardon de Jésus-Christ tienne le premier rang, et commande, seule sur le champ de batailled. »

c – Also siehst du dass die ganze Kirche voll von Vergebung der Sünden ist. (Ibid.)

d – Und Hauptmann im Felde bleibe. (L. Opp. (L.) XVII, 162.)

Ainsi parlait Luther à ses auditeurs étonnés et ravis. Tous les échafaudages que des prêtres impudents avaient élevés à leur profit entre Dieu et l’âme de l’homme, étaient abattus, et l’homme était, mis face à face de son Dieu. La parole du pardon descendait pure d’en haut, sans passer par mille canaux corrupteurs. Pour que le témoignage de Dieu fût valable, il n’était plus besoin que des hommes y imposassent leur cachet trompeur. Le monopole de la caste sacerdotale était aboli ; l’Église était émancipée.

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